juillet 2015
Urbanisme, savoir et pratique
Le potentiel
d’un urbanisme international
Le potentiel d’un urbanisme international,
Riurba no
1, juillet 2015.
URL : https://www.riurba.review/article/01-savoir/potentiel/
Article publié le 1er juil. 2015
- Abstract
- Résumé
The capacities of an international urbanism
Urbanism can it really be exercised at international level and without automatically produce generic solutions, despite the particularity of national legal and administrative framework? The proponents of a localism that defends the distinctive qualities of the place oppose to those who support universal precepts disseminated by globalization. The contracting authorities can consider that the expertise exists locally, and that there is not need to open the market to foreigners, or that the nature of the project is so specialized that it is necessary to appeal to qualified operators in its field. The call for international agencies can also be decided to enjoy the international fame of a designer or to broaden the scope of the competition.
The standardization of production is due to the generic vision of the city policy makers and operators, and to the recurrent use of the same consulting firms on the grounds of their specialization, and of their experience or financial control, which reassures project managers, but promotes a “by recipes” urbanism. But the call to “stranger” urbanist can also help reveal what otherwise would remain hidden. It also provides a distanced view, new, unique because despite the increasing globalization of professional knowledge, the craft tradition in the exercise of the profession, based on observation, intuition, experience, maintains its rights.
L’urbanisme peut-il réellement s’exercer au niveau international, malgré la particularité des cadres juridico-administratifs nationaux, et sans produire automatiquement des solutions génériques ? Le débat oppose les tenants d’un localisme qui défend les qualités distinctives du lieu à ceux qui soutiennent des préceptes universels diffusés par la globalisation. Soit la maîtrise d’ouvrage considère que l’expertise existe sur place, ce qui ne nécessite pas d’ouvrir le marché à des étrangers, soit la nature du projet est tellement spécialisée qu’il est nécessaire de faire appel à des opérateurs reconnus dans le domaine, soit l’appel à des agences internationales correspond à la volonté de profiter de la renommée internationale d’un concepteur ou encore d’élargir le champ de la compétition.
L’uniformisation des productions tient à la vision générique de la ville des décideurs et opérateurs, et à l’appel récurent aux mêmes bureaux d’étude, aux motifs de leur spécialisation, de leur expérience ou de leur maîtrise financière, ce qui rassure la maîtrise d’ouvrage, mais favorise un urbanisme de recettes. Mais l’appel à l’urbaniste « étranger » peut aussi permettre de dévoiler ce qui autrement resterait enseveli. Il apporte aussi un regard extérieur, neuf, unique, car en dépit de la globalisation accrue du savoir professionnel, la tradition artisanale dans l’exercice du métier, fondée sur l’observation, l’intuition, l’expérience, maintient ses droits.
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Une certaine critique de l’urbanisme international
L’urbanisme est-il une discipline qui peut réellement s’exercer au niveau international ? L’apport de contributions extérieures pour résoudre des problèmes d’aménagement local profite-t-il vraiment à un territoire ? Ces experts internationaux n’appréhenderont-ils pas nécessairement une réalité locale à travers leurs interprétations et expériences ? Ne proposeront-ils pas d’emblée des actions insufflées par leurs pratiques habituelles ? N’arrive-t-on pas automatiquement à des solutions génériques, dépourvues de toute assimilation d’un contexte spécifique ? La particularité du cadre juridico-administratif ne fait-elle pas que l’énergie consacrée au projet risque d’être vaine, car les règles et les prescriptions avancées par l’urbaniste étranger ne seront formellement pas acceptables ?
En essayant de formuler de façon nette et tranchée les questionnements qui fondent cet article, on s’aperçoit que cela trahit une opinion sectaire et préétablie. En effet, ces interrogations nous font découvrir une vision de la pratique urbaine inévitablement déterminée par des usages sociétaux à forte résonance locale, et nourrie par les forces et les agissements des pouvoirs économiques et politiques en place. Elles avancent l’idée que le « bon » urbanisme est lié à des normes et valeurs autochtones, inspiré par des interprétations et des perceptions propres au lieu, et forgé par la (sous)-culture locale.
Cela relève d’une position intellectuelle émanant d’un localisme qui défend les qualités distinctives du lieu par réaction à l’avalanche de préceptes universels cultivés par la globalisation. Cette posture a le mérite de pointer l’attention sur la spécificité du problème urbanistique, qui est de renouer avec le poids d’une diagnose fondée sur l’analyse sérieuse et variée, et de défendre la beauté intrinsèque du site d’intervention. Sans doute, cette conjecture en faveur de la particularité locale est-elle inspirée par une aversion profonde d’un « star system » qui amène des architectes reconnus à prendre la place de confrères moins notoires mais souvent plus informés. Elle se nourrit du rejet de l’enlaidissement systématique des villes contemporaines par les développements génériques, banals et répétitifs, dénués de liens avec les caractéristiques sociales et spatiales de leur terrain d’implantation.
Par conséquent, la mise en question d’un « urbanisme international » dont le premier paragraphe de cet article rend compte, mérite un examen plus approfondi. Celui-ci devra aussi bien s’étendre sur les vraies motivations de l’argumentation dont cette critique se sert traditionnellement, que sur les fondements réels des assertions qu’elle proclame. Faute de recherches spécialisées sur ce sujet, je procéderai avec circonspection, en avançant des hypothèses personnelles, largement basées sur mes propres observations, au cours des années d’expériences vécues, tant du côté de la maîtrise d’ouvrage que de la maîtrise d’œuvre urbaine. Le but de ma démarche, qui ressort donc plus sous l’analyse raisonné de la pratique que sous la recherche théorique ou l’explication de données, est de réunir des arguments en faveur d’un urbanisme mieux fondé.
Divers types de commandes d’expertise internationale
Pour rendre la discussion possible, il faut identifier les formes sous lesquelles l’urbanisme international se présente dans la pratique contemporaine. Pour cela, je propose de nous concentrer ici sur le projet urbanistique comme critère distinctif, en ignorant les cas de figure qui ressortiraient plutôt de la planification, en cohérence avec les fondements de cette revue. Cela nous permettra de construire une taxonomie par rapport aux missions débordant la réalisation du simple édifice et pour lesquelles on fait régulièrement appel à des équipes de concepteurs étrangers. Car, en vérité, l’existence d’un urbanisme international émane de l’appréciation du maître d’ouvrage. Certainement, les lois nationales, votées en conséquence de la directive européenne qui oblige nos divers pays à publier les appels d’offres pour études ou travaux au-delà d’un certain seuil dans le bulletin européen, constituent un premier pas vers la concurrence au niveau international. Mais en fin de compte, c’est la sélection qui détermine si les candidats étrangers ont vraiment accès à des marchés intérieurs. Cette ouverture ne se réalisera qu’au moment où le maître d’ouvrage sera convaincu que la qualité des services recherchés bénéficiera de la contribution d’experts étrangers ou de la constitution d’une équipe internationale.
Dans ce cadre, une subdivision en trois grandes catégories s’impose par rapport aux missions d’étude et de réalisation qui font appel au projet urbanistique. La première attitude est locale par définition : le maître d’ouvrage est convaincu que l’expertise existant sur place suffit pour mener à bien la mission qu’il voudrait voir aboutir. En conséquence, il n’y donc pas de raison pour lui d’ouvrir le marché à des inconnus. Au contraire, en général, tout est fait pour que dans les marges de la légalité, on puisse attribuer la commande à des bureaux dont on connaît le travail ou avec lesquels on a déjà travaillé. Ce retranchement dans le local peut être expliqué comme une forme d’auto-défense. Par peur de se trouver confrontés à des visions nouvelles, les élus et les services se replient sur des exécutants familiers. Appelés à défendre ce choix, ils recourent cependant à une autre argumentation. Pour eux, seuls les « locaux » sont capables de comprendre les caractéristiques du lieu et donc de répondre aux exigences spécifiques de la situation locale. Cette position profondément conservatrice considère les « étrangers » comme des intrus, même si elle n’exclut pas qu’un expert ou une agence venant de l’extérieur s’incruste et remporte des missions. Car ce type de localisme n’est pas « allochtonophobe » par nature. Il n’est pas idéologique mais psychologique. Il exclut tous ceux/celles dont on a le sentiment qu’ils/elles pourraient mettre en danger le système de valeurs établi. Et dans cet ordre d’idées, il importe peu que la menace vienne du pays en question ou d’ailleurs.
La seconde attitude, qu’on pourrait appeler « globaliste par nécessité », s’appuie sur la conviction que le service auquel on voudrait accéder n’est pas fourni sur place. La nature de l’équipement envisagé est tellement spécialisée — ou considérée comme telle — qu’on croit devoir faire appel à des opérateurs reconnus dans le domaine. En général, il s’agit d’installations avec un haut degré de technicité — centrales nucléaires, hôpitaux, stades sportifs, gares intermodales, etc. — ou d’aménagements requérant à la fois une ferme aptitude organisationnelle et une solide capacité financière : centres commerciaux, complexes hôteliers, villages récréatifs, etc. Par leur échelle et leur impact environnemental, on doit les considérer comme de vrais projets urbanistiques. Habituellement, leurs promoteurs combinent conception et réalisation. Dans le cas des partenariats publics-privés de plus en plus fréquents, ils se chargent en général aussi des travaux d’intégration urbaine et paysagère, du financement et, si requis, du maintien sur une période déterminée.
Ce genre de projet clés en main, où l’autorité publique se décharge de sa responsabilité par l’amortissement périodique de l’investissement privé, ne s’adresse donc qu’à des structures bien nanties, soutenues par des banques ou investisseurs majeurs. Dans les pays où le nombre et l’importance de la population ont permis de développer un marché interne assez important, ces groupes opèrent au niveau national. Les pays plus petits ou plus pauvres, par contre, doivent classiquement s’adresser à des opérateurs et investisseurs étrangers. Le marché disparate qui en découle devient de plus en plus accessible par la publication internationale d’appels d’offres et amène la plupart de ces groupes de promotion spécialisés à se manifester hors de leur propre pays en s’appuyant sur la capacité financière édifiée dans leur pays d’origine.
La troisième catégorie, qu’on voudrait intituler de « globaliste par conviction », correspond au choix argumenté d’une équipe de concepteurs étrangers, alors que cette mission pourrait être exécutée par des agences indigènes. Le maître d’ouvrage est donc persuadé que le choix d’un « urbaniste international » donnera un meilleur résultat, et que la qualité du projet y gagnera. Fondamentalement, deux cas de figure se présentent. Dans le premier, le maître d’ouvrage se sert de la renommée internationale du concepteur pour rendre l’opération possible. C’est souvent le cas de maires qui veulent s’entourer de grands noms pour donner plus de prestige à une opération favorite ou se servir de la renommée des auteurs pour étouffer l’opposition. Dans le second, il aboutit au concepteur international en étendant le champ de la compétition. L’origine étrangère de ce dernier n’est pas une condition préalable mais la conséquence d’un concours bien géré.
Cette ouverture aux candidatures étrangères crée inévitablement de la rivalité avec les agences autochtones, et donc un embarras sur les décideurs en charge. Pour résister à cette pression, le maître d’ouvrage ne doit pas seulement œuvrer pour que la composition du jury de concours soit bien équilibrée et son arbitrage bien raisonné. Il doit surtout faire accepter que la qualité spatiale devienne le critère de première importance. Car c’est seulement si cet aspect, difficile à discerner, est mis en avant en tant qu’enjeu essentiel, qu’il pourra argumenter sur le fait que ce critère aura plus de chances de se réaliser si le concours de composition urbanistique est élargi à des étrangers. Cette troisième attitude requiert donc un travail considérable en amont, souvent motivé par des services urbanistiques de grande valeur. Puisque son apparition dépend surtout de l’assiduité de la maîtrise d’ouvrage, on remarque que c’est souvent auprès du même aménageur public que cette tendance à engager une maîtrise d’œuvre internationale réapparaîtra.
Un globalisme imposé par la particularité de la commande
Dans la construction des villes, l’édification des grands équipements ou infrastructures constitue un aspect bien particulier de l’action urbanistique. Il en faut un certain nombre d’un certain type par rapport à la quantité de consommateurs potentiels, c’est-à-dire répartis en fonction du nombre et du revenu des habitants. C’est la raison pour laquelle certaines agences d’architecture ou bureaux d’études se sont spécialisés dans la conception-réalisation d’une ou plusieurs catégories particulières de ce marché spécifique. On connaît tous les cabinets bâtisseurs d’hôpitaux, les studios réputés pour la réalisation des grands centres commerciaux, les agences connues pour les aéroports, les gares ou les stades sportifs, les aménageurs de piscines ou terrains de golf, les bureaux d’ingénierie qui ont bâti leur réputation sur la création de halles couvertes, stations d’épuration ou centrales thermiques…
Trois genres de raisons aboutissent à l’octroi par les mêmes bureaux d’études de mandats pour la construction de ces infrastructures — en définitive publiques. La première logique est basée sur le dogme que seule la spécialisation permet de résoudre leur complexité d’ensemble. La force de cet axiome mène au second argument : celui de l’expérience requise pour mener à bien une tâche complexe. En général, cet a priori entraîne l’habitude d’exiger que les futurs maîtres d’œuvre disposent de références pour des travaux similaires déjà effectués. Cette condition préalable à l’admission de concourir réduit sérieusement l’éventail des candidats potentiels. En conséquence, ce sont les mêmes agences qui sont toujours chargées du même genre de missions. La dite « spécialisation » se construit ainsi surtout par la répétition et n’est pas en soi une garantie de qualité. Son origine peut remonter à une compétition gagnée par coup de chance en début de carrière.
La troisième raison rétrécissant ce marché à des cabinets reconnus pour ce genre de constructions se lie à son mode habituel d’attribution. En général, ces travaux d’infrastructure impactent fortement les finances publiques. Pour permettre d’équilibrer le budget annuel, les maîtres d’ouvrage préfèrent étaler les charges sur une période substantiellement longue. Et pour limiter les risques, ils veulent que le coût final soit déterminé à l’avance. C’est pourquoi beaucoup de ces grands équipements sont réalisés en conception-promotion. Les promoteurs-entrepreneurs se profilent alors comme banquiers et désignent les agences avec lesquelles ils veulent collaborer. Les lois applicables aux attributions publiques sont court-circuitées, et les « bureaux d’études » auxquels on fait confiance à cause d’expériences antérieures sont systématiquement rappelés.
Ce détour par l’attribution de la maîtrise d’œuvre dans le marché restreint des grands équipements explique également comment certaines de ces « agences spécialisées » peuvent accéder à des commissions internationales. Le plus souvent, cela va de pair avec l’intérêt porté par leurs commanditaires, les compagnies de promotion et investissement pour le marché international. En général, ce recours vers l’étranger est la piste indiquée pour échapper aux limitations d’un marché national contingenté. Les grands appels d’offres pour installations, équipements ou aménagements importants s’adressent d’ailleurs souvent au marché international, soit parce que leurs émetteurs y sont contraints par des réglementations (notamment européennes), soit parce qu’ils ne disposent pas des compétences requises dans leur propre pays. Les « agences spécialisées » (qui font souvent partie du même groupe finançant l’emprunt pour la réalisation de ces grands travaux) se retrouvent donc en première ligne pour accéder aux commissions internationales, indépendamment que celles-ci soient émises sous forme de conception-promotion ou de conception-suivi de réalisation.
La plupart du temps, ce type de marché se limite à quelques grands joueurs. L’ampleur de l’investissement demandé, accouplé à la rapidité exagérée de l’exécution, y contraignent. C’est pourquoi la concurrence entre concepteurs n’amène guère dans ce cas à des œuvres intéressantes. En effet, les « agences d’architecture » qui participent à ces appels d’offres sont sélectionnées pour leur compétence spécifique dans le domaine. Elles se ressemblent, tout comme les projets qu’elles produisent, parce que l’attribution du marché se base principalement sur des critères techniques et économiques. Les réalisations qui en résultent ne sont guère adaptées à la spécificité (sociale ou spatiale) de leur site d’implantation. Elles se comportent comme des soucoupes auto-suffisantes qui atterrissent dans un site considéré comme vierge, sans prise en compte du contexte. Cette opposition récurrente entre « grand objet autonome » et urbanisation existante est clairement liée à la « technicité » de la vision d’origine intégrée au cahier de charges, et l’exclusion de l’idée « d’intégration » ou de la pensée « urbanistique » dans le cadre d’attribution ; mais elle découle aussi de l’absence de programme ou d’infrastructures de « soudure » entre le nouveau et l’existant. Car dans l’opération envisagée, le financement de cet aménagement est généralement à charge d’un tiers et étendu sur une échéance plus longue et un phasage moins contraignant. Sa réalisation ne se concrétise pratiquement jamais en articulation avec la pièce maîtresse mais devient un développement en soi. Le grand équipement qui se déploie ainsi par sa taille, inévitablement à l’échelle urbanistique, ne témoigne pas en fait d’une vision urbanistique, car la conception d’ensemble, au fondement même de l’urbanisme, fait ici défaut.
Sans doute faut-il nuancer ce propos, car même s’il y a récupération de la conception générale, celle-ci est déclinée et retranscrite dans son application à différentes situations. En vérité, « l’équipement standard », reproduit et multiplié en tant que tel, n’existe plus. La situation du sol, le climat, la pente et l’exposition, la forme et la surface du site, les réglementations séismiques ou d’incendie, les attentes par rapport au confort thermique ou la climatisation, etc. ne sont jamais les mêmes et nécessitent au moins d’adapter la « formule » générale aux circonstances. Les Disneyland à Anaheim (Californie), Orlando (Floride) ou Marne-la-Vallée se ressemblent, certes, mais se distinguent aussi. Le même sentiment de ressemblance et de différenciation se note aussi chez les habitués des chaînes hôtelières globalisées : ils tiennent à la similitude de chaque établissement parce qu’ils s’y retrouvent facilement, mais c’est à cause de cette familiarité qu’ils apprécient et recherchent la particularité de certaines implantations.
Même les équipements à haute technicité, tels les barrages, les centrales thermiques, stations d’épuration, voire les autoroutes, dont la forme paraît a priori déterminée par l’efficacité et la performance, reflètent en vérité les conditions du terrain, car ces dernières pèsent sur le mode de fonctionnement — et donc l’organisation spatiale spécifique — à travers les débits, la desserte ou l’alternance des niveaux qu’elles occasionnent. Puis l’apparition formelle devient un argument de plus en plus important pour vendre les grands équipements aux pouvoirs publics. Pour beaucoup d’entre eux, les centres commerciaux, gares, aéroports, hôpitaux ou campus universitaires ne sont plus guère considérés comme des infrastructures, mais comme des architectures. Alors que ces réalisations étaient produites en série jusqu’aux derniers jours du modernisme, elles commencent maintenant à être soumissionnées à des architectes de renom, même quand ceux-ci n’ont jamais réalisé de programmes semblables (pensons, par exemple, au nouveau terminal pour l’aéroport de Jeddah ou au pont Jean-Jacques Bosc à Bordeaux confiés à O.M.A.). Dans les agences d’architectes, réputées par ailleurs pour des programmes particuliers, la fierté professionnelle du concepteur en charge commence à jouer et pousse l’équipe à renouveler les solutions : c’est le cas de P. Andreu pour les terminaux d’aéroports, de J.-P. Pargade pour les hôpitaux, de J.-M. Duthilleul pour les gares.
Le souci de qualité architecturale des infrastructures et grands équipements, dont témoigne la multiplication des concours d’architecture dans ce secteur jadis réservé aux grands groupes d’ingénierie, ne contredit pas notre thèse : l’activité internationale est caractérisée par des opérations à l’échelle urbanistique qui manquent de réflexion au niveau de l’ensemble urbain. Trop souvent encore, les grandes gares se présentent comme des temples isolés dans des vides qu’elles ne parviennent pas à animer (Saragosse, Séville), les campus universitaires et hospitaliers cherchent en vain à se doter d’un semblant de vie dans les heures creuses, les bâtiments phares de grandes entreprises ou d’administrations portuaires relèvent de rares instants de prouesse architecturale sans pour autant requalifier et dynamiser leurs alentours. C’est le triste résultat auquel mène souvent l’appel à la concurrence internationale dans l’attribution des équipements structurants. En isolant la construction de ces édifices d’exception de la croissance normale d’une ville ordonnée, on en a fait les pièces centrales d’un futur incertain et lourd de conséquences. Sans toujours s’en rendre compte, l’architecture apparaît dans ces expériences de marketing urbain comme l’excuse pour se défaire de l’urbanisme.
Un globalisme issu de la volonté de faire exception
Cette volonté de créer l’exceptionnel et d’attirer l’investissement ou l’emploi en se distinguant dans la concurrence des villes par la réalisation d’une initiative saillante est souvent la raison principale de l’appel à des architectes-urbanistes étrangers. L’effet « Bilbao » ne se manifeste pas seulement dans la multiplication de musées, opéras ou salles de congrès confiés à des architectes de renom. Il se répand aussi dans les aménagements prestigieux autour des nouvelles gares, la réappropriation des ports, la création des centres d’affaires ou des beaux quartiers. En effet, pour beaucoup d’aménageurs ou de pouvoirs publics, faire appel à un urbaniste responsable d’un aménagement qui sera considéré comme exemplaire à l’étranger, équivaut à optimiser les chances de réussite d’une opération d’envergure. Le même effet de l’expérience fondée sur la répétition, qu’on avait noté chez les bureaux d’études reconnus pour la réalisation d’équipements spécialisés, se produit ici pour les agences d’urbanisme : au niveau national pour les commandes courantes, au niveau international pour les commandes d’exception. Dans les deux cas, elles forment le résultat d’une attribution par concours, basée sur la démonstration de références similaires à la mission envisagée.
Cette internationalisation d’un urbanisme de recettes est liée à la vision de plus en plus générique que les décideurs publics et grands opérateurs de promotion immobilière se font du développement urbain. Pour être à la hauteur dans la concurrence entre les villes, il ne faut plus seulement disposer d’une gamme d’équipements appréciés, mais aussi de zones de bureaux ou d’activités, de quartiers résidentiels, de rues commerçantes et d’aménagements fluviaux répondant aux qualifications du stéréotype idéal. Ainsi, les extensions ou les requalifications des villes se basent volontiers sur des formules admirées chez les voisins lors des voyages d’études ou des présentations à l’occasion de rencontres entre aménageurs, dans le cadre des salons de promotion immobilière ou des forums du projet urbain. En dépit de leur ambition de jouer un rôle dans le concert des sites exceptionnels et des localisations recherchées, les villes tendent ainsi de plus en plus à se ressembler.
Même si c’est la source qui permet à bon nombre d’urbanistes de renommée internationale de se profiler en marque de fabrique et de signer le développement de plusieurs villes en Europe, cette tendance à la transformation générique n’est pas en soi inhérente à l’engagement de l’urbaniste étranger. Elle résulte plutôt de la conception fixée et préétablie sur l’aménagement envisagé auprès des maîtres d’ouvrage, fondée sur leur volonté — souvent inconsciente — de reproduire des modèles exemplaires. On pourrait s’étendre sur le fait que cette avidité à se doter d’un agencement dessiné par un des urbanistes en vogue est — consciemment — stimulée par un système de promotion ressemblant à celui du star-system pratiqué par l’architecture internationale, mais on ne peut nier que le travail reproductif de quartiers-types qu’on retrouve chez certaines agences d’urbanisme, émane du souhait évident de la maîtrise d’ouvrage. C’est la conséquence commerciale d’une demande qui ne peut être reprochée aux pourvoyeurs du service. Heureusement, cette conformité entre objectifs fonctionnel et qualitatif de la mission confiée et résultat attendu en termes d’apparence formelle ou d’organisation spatiale de l’exemple référentiel n’est pas toujours présente. Nombre de décideurs publics et privés laissent une marge de manœuvre sensiblement grande à leurs urbanistes pour leur permettre d’arriver à des solutions novatrices.
Dans cette perspective, l’appel à l’urbaniste « étranger » sert aussi à rendre possible ce qui ne serait autrement pas « pensable », c’est-à-dire impossible d’imaginer. La contribution la plus prégnante de l’urbaniste international se dévoile dans cette double signification : elle rend acceptable ce qui autrement serait proscrit, et elle fait découvrir ce qui autrement resterait enseveli. Le premier rôle est bien connu et souvent mis à propos par les décideurs locaux pour faire passer un concept ou un procédé qui sort du commun. À cette occasion, le support de l’expert international pourvoit une légitimité basée sur la vague notion de l’expérience acquise dans le pays d’origine, dont la réussite est acceptée — même si elle n’est pas en soi vérifiée — par la présence même de l’éminent urbaniste sur le site en question. Appelant à la fierté locale, l’appui de ce dernier exhorte d’ailleurs les décideurs à agir, car les merveilles réalisées dans le pays d’origine de l’expert ne devraient pas tarder à être exécutées chez eux (ici, l’urbaniste « international » a le net avantage d’être moins connu que son homologue parisien, surtout par rapport aux petits faits divers qui influent sur sa notoriété. L’absence de familiarité avec la situation professionnelle du pays d’où il vient contribue à lui octroyer une latitude que l’expert national pourrait difficilement obtenir.)
Le second privilège de l’expert international est celui du regard extérieur. Ce dernier l’aide à se détacher des interprétations habituelles, à s’échapper du cadre référentiel de raisons connues et motifs soupçonnés qui déterminent le lieu. Au contraire, en l’absence de ce savoir, l’urbaniste étranger est amené à appliquer son propre cadre de référence à la situation analysée. Et c’est ce regard neuf qui amène à discerner des pistes qui n’existaient pas ou n’avaient pas été prises en considération auparavant. Cette perspicacité à vouloir mettre en lumière ses propres connaissances, à prouver que l’approche théorique qui lui est propre fait souvent jaillir une autre résonance, l’amène à changer les desseins, à découvrir de nouveaux arguments et produire un projet innovant. Pour y parvenir, le regard extérieur n’a pas besoin de mettre en question l’ensemble du savoir professionnel établi. Souvent, l’introduction d’accentuations divergentes suffit. Ainsi, l’importance accrue attribuée à la topographie permet-elle de distinguer les petites dénivellations dans un territoire qui auparavant était considéré comme plat, et d’en faire un thème de conception spatiale. L’attention portée à l’infiltration et l’écoulement de l’eau amène à voir des terrasses et plateaux dans le sol et à discerner les strates naturelles formatrices du territoire. L’habitude des longues procédures d’approbation inspirées par les avis sectoriels et les recours pendants incite à détecter des outils de coproduction et pourvoir des marges de manœuvre dans la conception des projets.
Par rapport à l’approfondissement de la discipline, l’urbanisme international nous profite sans doute le plus par l’étendue de ce cadre de référence inexploité. Car en dépit de la globalisation accrue du savoir professionnel, la tradition artisanale dans l’exercice du métier maintient ses droits. L’œil expérimenté qui scrute le terrain, l’intuition obscure qui pousse à repérer les justes pistes, l’appréciation intégrée des données qui aboutit à la juste synthèse témoignent d’une érudition basée sur la diversification et l’addition des expériences. En soi, cette maîtrise n’a pas de dimension internationale. Elle se fonde sur l’application intelligente et répétée d’une pratique enseignée dans les programmes et les instituts spécialisés, dont l’expérience et l’usage mènent finalement à surpasser, par leur compréhension profonde et leur mise en relation, la somme des méthodes et connaissances employées. Appliquée à des situations nouvelles, comme c’est le cas de l’urbaniste invité à travailler hors de son contexte habituel, cette maîtrise disciplinaire ouvre inévitablement un regard inattendu. Et cette ingénuité forme le germe potentiel d’un urbanisme international capable d’initier un projet multidimensionnel et innovant.