frontispice

La planification territoriale stratégique
Une illusion nécessaire ?

• Sommaire du no 2

Christophe Demazière UMR CNRS 7324 CITERES, université de Tours Xavier Desjardins Université Paris-Sorbonne, UMR ENEC

La planification territoriale stratégique : une illusion nécessaire ?, Riurba no 2, juillet 2016.
URL : https://www.riurba.review/article/02-planification-strategique/editorial-02/
Article publié le 1er juil. 2016

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Christophe Demazière, Xavier Desjardins
Article publié le 1er juil. 2016
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Il y a un quart de siècle, paraissait en France un numéro des Annales de la recherche urbaine[1]Annales de la recherche urbaine. (1991). La planification stratégique et ses doubles, n° 51. consacré à « la planification stratégique et ses doubles ». Dans l’article ouvrant cette publication, François Ascher écrit : « La planification urbaine avait peu fait parler d’elle pendant de nombreuses années. Mais depuis quelque temps, l’État comme les collectivités locales semblent en redécouvrir la nécessité (…). Par contre, en France, on dénombre fort peu de recherches et de publications scientifiques récentes sur le thème de la planification urbaine, alors que le début des années 1970 avait connu une production plutôt abondante. Pourtant, de nouvelles méthodologies de planification urbaine se font jour, dont il importerait d’analyser les présupposés et les références » (Ascher, 1991[2]Ascher F. (1991). « Projet public et réalisations privées », Annales de la recherche urbaine, p. 5-15., p. 5). En proposant un dossier consacré à la planification spatiale, la Revue internationale d’urbanisme suit résolument le sillon tracé par François Ascher.

Dans nos sociétés réglementées, le plan a partie liée avec les pratiques de l’urbanisme, mais l’activité de planification demeure certainement trop discrète, dans l’ombre du projet opérationnel. Si l’élaboration de plans directement opposables aux demandeurs de permis de construire (en France, les plans locaux d’urbanisme), fait l’objet d’un large consensus social, la planification stratégique territoriale fait l’objet de critiques nombreuses. Ses objectifs seraient multiples, souvent pompeux et grandioses (la mixité sociale, le développement durable, la réduction des émissions de gaz à effet de serre), et il est aisé de mesurer l’écart entre ces ambitions et les transformations réelles qui suivent ces annonces. Elle paraît terne, reposant sur des études nombreuses, des diagnostics longs, rébarbatifs et fastidieux. Elle serait obsolète avant même d’avoir été adoptée : n’est-elle pas également toujours en retard d’un cycle économique, d’une mutation sociologique, d’une innovation technologique ou encore d’une bifurcation stratégique ? La complexité actuelle du monde « signe la fin des plans d’urbanisme », nous dit Antoine Grumbach, architecte et grand prix de l’urbanisme[3]Grumbach A. (2016). « Pour une exposition universelle du xxie siècle à Paris », Le Monde, mardi 3 mai., s’inscrivant dans la longue tradition des critiques de la planification. Ces critiques ne sont en effet pas nouvelles[4]Hall P. (2014). ‘And one fine morning –’: reflections on a double centenary, Town Planning Review, n° 85(5), p. 557-561.. Ceux qui se méfient des régulations collectives ont bien sûr toujours critiqué le plan. Ceux qui observent un recul de la décision politique et la montée en puissance des grandes entreprises dans la définition des intérêts collectifs (ce qu’on a appelé la « gouvernance ») ont décrit ou prédit la mort ou le déclin du plan au profit du « projet » (Pinson, 2009[5]Pinson G. (2009). Gouverner la ville par projet. Urbanisme et gouvernance des villes européennes, Presses de Science Po, février, 420 p.). Enfin, la critique de la planification par l’architecte est une constante. Comme le rappelle à regret Francis Beaucire (2003, p. 45[6]Beaucire F. (2003). Planification : table-ronde, Urbanisme, n° 329, p. 39-48.), pour beaucoup et « depuis un certain nombre d’années déjà… la planification, c’est fini, c’est du passé, c’est ringard ».

Cependant, malgré tous ces défauts supposés, déjà dénoncés dans les années 1990, la planification territoriale connaît, dans de nombreux pays, un retour en grâce certain. Comment l’expliquer ? Souvent la planification territoriale accompagne les réformes institutionnelles, notamment l’émergence de pouvoir d’agglomération[7]Lefèvre C, Roseau N, Vitale T. (2013). De la ville à la métropole, les défis de la gouvernance, L’Œil d’or.. Planification stratégique et groupements intercommunaux se renforcent mutuellement : la planification stratégique est l’occasion d’élaborer une vision commune à l’échelle de dizaines de municipalités. En France, l’association des nouveaux pouvoirs locaux semble une condition de la mise en œuvre des orientations de la planification stratégique. Par ailleurs, au cours des dernières décennies, le territoire semble être devenu la « clé » pour résoudre un ensemble très vaste de problèmes publics : la consommation de ressources naturelles, la solidarité locale, le développement économique. « Désormais le territoire partout, il est la réponse à tout, dans un singulier pluriel » (Vanier, 2015, p. 8[8]Vanier M. (2015). Demain les territoires, capitalisme réticulaire et espace politique, Éditions Hermann.). La planification stratégique est un moment privilégié pour exprimer cette « résolution territoriale » des problèmes. Ainsi, au-delà de la situation française, on observe une relance de la planification stratégique territoriale dans l’ensemble de l’Europe et dans de très nombreux pays dans le monde.

Toutefois, que signifie ce renouveau de la planification territoriale ? Dans un contexte marqué par la crise ou l’aléa, le planificateur peut-il prétendre assurer l’avenir de territoires en constante mutation ? Le plan permet-il la mise en cohérence des politiques sectorielles ? Ou bien son objet est-il de mettre en scène des « coups partis », des projets urbains définis dans d’autres arènes ?

Le renouveau des analyses, souhaité par François Ascher, a indéniablement eu lieu. À l’issue de travaux comparatifs à l’échelle internationale, certains chercheurs ont distingué un modèle traditionnel de planification spatiale, dont l’objectif est la régulation de l’usage des sols par la production de cartographies et de règlements, de la planification stratégique, qui se focalise sur la réalisation d’objets particuliers dans le cadre de partenariats public/privé (Novarina, 2003[9]Novarina G. (2003). Plan et projet. L’urbanisme en France et en Italie, Paris, Anthropos-Économica ; Douay, 2007[10]Douay N. (2007). « La planification urbaine à l’épreuve de la métropolisation : enjeux, acteurs et stratégies à Marseille et à Montréal ». Montréal et Aix-en-Provence, université de Montréal/université Paul Cézanne (Aix-Marseille 3), thèse de doctorat en urbanisme.). De son côté, Patsy Healey (1997[11]Healey P. (1997). Collaborative Planning, Shaping Places in Fragmented Societies, Vancouver, University of British Columbia Press.) met en avant la planification stratégique spatialisée, « effort collectif pour imaginer (ou ré-imaginer) une ville, une région urbaine ou un territoire plus important, et transformer cette nouvelle vision spatiale en termes de coordination des politiques publiques et des réalisations des acteurs privés » (cité par Motte, 2006, p. 45[12]Motte A. (2006). La notion de planification stratégique spatialisée en Europe (Strategic Spatial Planning) (1995-2005), Paris, PUCA.).

Assiste-t-on aujourd’hui à un retour en grâce de la planification, tant chez les décideurs qu’au sein de la communauté des chercheurs ? Plusieurs arguments dessinent cette perspective : la redécouverte des « grands » territoires, la recherche d’une coordination locale des politiques sectorielles, le souci des effets de la planification. Tout en documentant cette approche dans différents contextes nationaux, ce dossier vise aussi à construire un regard critique sur le « tournant stratégique » supposément pris par les pratiques de planification.

Certains arguments favorables au retour de la planification découlent de mutations spatiales telles que la métropolisation. Sur le plan démographique, socio-économique ou environnemental, tout pousserait à l’agrégation de territoires longtemps pensés comme ayant des caractéristiques les distinguant nettement, ce qui permettait un traitement séparé. Les travaux français sur la « ville émergente » (Chalas, Dubois-Taine, 1997[13]Chalas Y, Dubois-Taine G. (1997). La ville émergente, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube.), comme ceux menés en Angleterre sur les city-regions (Davoudi, 2008[14]Davoudi S. (2008). Conceptions of the city-region: a critical review, Urban Design and Planning, vol. 161, n° 2, p. 51-60.), ou en Italie sur la città diffusa (Indovina, 1990[15]Indovina F (dir.). (1990). La città diffusa, Venise, IUAV.), annoncent depuis vingt ans l’avènement d’une ville discontinue, dynamique sur le plan économique et résidentiel, englobant en son sein de larges enclaves agricoles et naturelles. Dans les aires métropolitaines, l’idée traditionnelle d’un système de planification ordonné et hiérarchique correspondant à différents niveaux de gouvernement a été profondément contestée, et de nouveaux outils de planification ont été expérimentés (Zepf et Andrès, 2011[16]Zepf M, Andrès L (dir.). (2011). Enjeux de la planification territoriale en Europe, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes.). Ceux-ci sont souvent fondés sur la capacité à communiquer et à impliquer les acteurs, plutôt que sur le pouvoir d’imposer des objectifs et des politiques du haut vers le bas (Albrechts et al., 2003[17]Albrechts L, Healey P, Kunzmann K. (2003). Strategic Spatial Planning and Regional Governance in Europe, Journal of the American Planning Association, vol. 69, n° 2. ; Healey, 2007[18]Healey P. (2007). Urban Complexity and Spatial Strategies: Towards a Relational Planning for our Times, Londres, Routledge. ; Motte, 2006[19]Motte A. (2006), op. cit.). Face à des espaces fonctionnels aux limites fluctuantes selon les indicateurs, mais constitués de dizaines d’institutions communales ou supracommunales, une démarche de planification spatiale pose la question de la coordination des stratégies entre des territoires interdépendants mais distincts institutionnellement[20]En France, il s’agit notamment des métropoles, communautés urbaines, d’agglomération ou de communes, dont un point commun est d’avoir comme premières compétences obligatoires l’aménagement de l’espace et le développement économique. (Desjardins et Leroux, 2007[21]Desjardins X, Leroux B. (2007). Les schémas de cohérence territoriale : des recettes du développement durable au bricolage territorial, Flux, n° 69, p. 6-20. ; Serrano et al., 2014[22]Serrano J, Demazière C, Nadou F, Servain S. (2014). La planification stratégique spatialisée contribue-t-elle à la durabilité territoriale ? La limitation des consommations foncières dans les schémas de cohérence territoriale à Marseille-Aix, Nantes Saint-Nazaire, Rennes et Tours, Développement durable et territoires, vol. 5, n° 2.). La planification stratégique est alors vue comme un processus permettant de prendre en compte la diversité des acteurs et des intérêts présents sur un « grand » territoire, tout en soutenant les initiatives de bottom-up urbanism qui contribuent à son « habitabilité » (Balducci, 2010[23]Balducci A. (2010). Strategic planning as a field of practices, dans Cerreta M, Concilio G, Monno V (dir.), Making Strategies in Spatial Planning, Dordrecht, Springer.). Il est intéressant de noter que ce mouvement vers la planification stratégique est survenu au sein de traditions nationales très différentes de la planification européenne (Cerreta et al., 2010[24]Cerreta M, Concilio G, Monno V. (dir.). (2010). Making Strategies in Spatial Planning, Dordrecht, Springer. ; Zepf et Andrès, 2011[25]Zepf M, Andres L (dir.). (2011), op. cit.).

La planification contemporaine se veut également plus intégrée, visant une meilleure articulation entre les secteurs d’intervention auxquels renvoie l’organisation de l’espace : transport, habitat, développement économique… Malgré la promotion des principes de « cohérence territoriale » ou de « développement territorial durable », jusqu’à quel point les pratiques de planification se transforment-elles ? Stéphane Nahrath et al. (2009[26]Nahrath S, Varone F, Gerber JD. (2009). Les espaces fonctionnels : nouveau référentiel de la gestion durable des ressources ? VertigO, vol. 9, n° 1, p. 1-14.) considèrent que l’intégration des principes de durabilité dans les politiques territoriales impliquerait une redéfinition, voire une rehiérarchisation, des différentes politiques sectorielles à incidence territoriale. Or le système d’action publique coexistant avec la planification peut constituer une force d’inertie considérable (Filion, 2010[27]Filion P. (2010). Reorienting urban development? Structural obstruction to new urban forms, International Journal of Urban and Regional Research, vol. 34, n° 1, p. 1-19.). Ainsi, selon les acteurs, mais aussi selon les exercices de planification, les terres agricoles ou les espaces naturels entourant les agglomérations sont l’objet de représentations différenciées : ressource sol pour la production agricole, espace favorisant la biodiversité, ou espace en attente d’urbanisation (Serrano et al., 2014[28]Serrano J, Demazière C, Nadou F, Servain S. (2014), op. cit.).

On peut qualifier la planification de « stratégique » dans la mesure où elle est capable de prendre en compte un contexte économique et urbain en transformation et des changements inattendus, issus de demandes sociales nouvelles. Mais en modifiant le processus de planification et ses livrables, parvient-on pour autant à accompagner les évolutions de la société ? L’intégration de l’incertitude ne pose-t-elle pas la question de la pertinence des données sur lesquelles on s’appuie ? Quelle est l’incidence réelle d’une planification « flexible » sur le système d’action en matière de production de logements ou de transports ?

Par ailleurs, comment situer la planification stratégique spatialisée par rapport à la norme juridique ? Peut-on vraiment considérer que les processus d’échange entre acteurs l’emportent sur les documents produits ? Suivant les approches nationales du droit, quelle est la place faite à la négociation ou à l’application de la règle ? La planification stratégique spatialisée est-elle de l’ordre de l’expérimentation ou est-elle appelée à incarner le droit commun ? Doit-on considérer que certains modèles de planification favorisent ou inhibent l’expression d’intérêts spécifiques ?

En abordant un ou plusieurs de ces points, les différents articles de ce numéro dessinent les nouveaux visages de la planification stratégique spatialisée et dégagent les enjeux de sa mise en débat par les chercheurs en urbanisme. Les contributions s’appuient sur des exemples nord-américains, français ou du Maghreb. Des approches comparatives transnationales sont proposées, comme des contributions basées sur des études de cas, qui permettent de faire retour sur les théories de la planification.

Différentes contributions relient l’évolution des pratiques de planification aux questions de gouvernance des agglomérations et des régions urbaines. Ainsi, Olivier Roy-Baillargeon montre que l’élaboration du plan métropolitain d’aménagement et de développement du grand Montréal constitue une tentative pour surmonter une opposition entre pouvoirs suburbains et urbains à l’œuvre au sein de la Communauté Métropolitaine de Montréal. En écho, côté français, Juliette Maulat ou Christophe Demazière et ses coauteurs illustrent les tensions entre des groupements de municipalités périurbaines et des institutions d’agglomération qui doivent réaliser ensemble un schéma de cohérence territoriale. En réaction au procès en rigidité qui lui est fait, la planification tend alors à abandonner délibérément le registre de l’expertise technique. Des deux côtés de l’Atlantique, une optique communicationnelle est adoptée, ciblant les élus municipaux, qu’il s’agit d’amadouer. Les élus locaux semblent constituer les destinataires principaux des forums et ateliers qui sont mis en place. D’un côté, il s’agit de partir des perceptions et points de vue territorialisés des élus, de l’autre, la mise en œuvre du plan stratégique se heurte inévitablement au respect de l’autonomie des municipalités dans moult champs d’action. Juliette Maulat montre que les élus locaux se prêtent au jeu du grand Meccano de la planification, mais avec des objectifs bien précis. Il s’agit d’assouplir les règles pouvant limiter le développement futur ou, dans d’autres cas, d’intégrer une commune éloignée à la catégorie de « ville intense » pour lui permettre un développement en rapport. Ces petits arrangements entre pairs jettent-ils le discrédit sur la planification des grands territoires ? Pas forcément : Olivier Roy-Baillargeon reprend fort justement la formule de Marc-Urbain Proulx (2008[29]Proulx MU. (2008). 40 ans de planification territoriale au Québec, dans Gauthier M, Gariépy M, Trépanier MO (dir.), Renouveler l’aménagement et l’urbanisme : planification territoriale, débat public et développement durable, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.), selon laquelle la planification à grande échelle fait deux pas vers l’avant, un pas vers l’arrière. Au final, la planification contribuerait à l’organisation des relations entre institutions locales au sein d’un même espace fonctionnel. La démarche peut sembler limitée au regard d’éléments objectifs (artificialisation des sols à rythme soutenu, croissance démographique à l’écart des nœuds de transports collectifs, destruction du paysage rural…) qui imposent, du point de vue des États, une ambition plus forte. Mais cette limite semble inhérente à des systèmes démocratiques décentralisés.

En faisant un pas de côté par rapport à la planification stratégique spatialisée, deux articles en soulignent implicitement les vertus. Dans le cas de la Côte d’Opale, au Nord de la France, Philippe Deboudt et Didier Paris montrent l’émergence d’un grand territoire au gré d’opportunités offertes par de nouveaux dispositifs nationaux ou supranationaux. Il s’agit de la gestion intégrée des zones côtières, de l’appel à coopération métropolitaine, ou encore des pôles métropolitains découlant de la loi de réforme des collectivités territoriales. Certains grands élus saisissent ces opportunités de fabrique d’un grand territoire littoral. Mais il n’y a pas, à cette occasion, de redéfinition des échelles d’intervention, ni de modification de la hiérarchie des priorités locales, plutôt élargissement d’un fief ou renforcement de liens de vassalité. Au Maroc, Zineb Sitri et Mohamed Hanzaz mettent en évidence la persistance de l’approche technicienne dans la planification et surtout la mise à l’écart par l’État des municipalités en matière de décision sur les grandes orientations. Les collectivités locales élues n’ont qu’un rôle consultatif dans le cadre des procédures d’établissement des documents de planification spatiale. De plus, les autorisations d’urbanisme dont elles sont signataires restent soumises à l’avis conforme d’agences pilotées par l’État. Héritier de la période coloniale, ce corset semble bien trop rigide pour assurer la fourniture des services de base en phase avec l’urbanisation du pays et pour limiter les déséquilibres entre le littoral et l’intérieur. Au final, si les nouveaux modes de planification analysés en France et au Québec sont loin d’être parfaits, ils marquent cependant une progression.

L’ouverture faite par la planification à la société civile a été célébrée par des théoriciens tels que Louis Albrechts (2013[30]Albrechts L. (2013). Reframing strategic spatial planning by using a coproduction perspective, Planning Theory and Practice, vol. 12, n° 1, p. 46-63.), Patsy Healey (2010[31]Healey P. (2010). Making Better Places: The Planning Project for the Twenty-first Century, Basingstoke, Palgrave Macmillan.) ou Jean Hillier (2007[32]Hillier J. (2007). Stretching Beyond the Horizon: A Multiplanar Theory of Spatial Planning, Aldershot, Ashgate.). Mais au vu de certains articles présentés ici, elle semble timide et limitée dans ses effets. Christophe Demazière, Nicolas Douay et José Serrano exhument certains travaux menés en science régionale sur la notion de territoire, entendu comme construit social permanent, nourri des échanges entre des groupes d’intérêt divers (collectivités territoriales, chambres consulaires, administrations, associations…). Comme dans le courant communicationnel en planification, ces travaux lient la circulation de l’information et la cohérence des objectifs de développement. Mais on constate, par exemple à travers l’expérience des pays « Voynet », que malgré l’intensité des réflexions, l’inscription dans l’espace des stratégies de développement reste souvent un impensé. La planification serait donc un dispositif à privilégier pour des débats ouverts ayant un impact sur l’aménagement des territoires urbanisés.

Dans le cadre de la planification métropolitaine, quels que soient les pays considérés, il semble que l’ouverture à la société civile soit bien plus visible. Comment l’expliquer ? On pourrait invoquer un haut niveau de capital social (nombre d’organisations, niveau d’éducation…) permettant de conférer plus de profondeur aux débats et de définir des objectifs en adéquation avec des styles de vie émergents. Cependant, Olivier Roy-Baillargeon montre que, dans l’effort pour faire émerger l’aire métropolitaine de Montréal dans les représentations collectives, les techniciens de la planification, les élus et les organisations de la société civile organisée à l’échelle métropolitaine se légitiment l’un l’autre, plus qu’ils ne définissent des objectifs ambitieux. À Montréal, le débat public a forcé les pouvoirs publics à s’engager à créer une trame verte et bleue, mais en matière de transport et d’aménagement, les objectifs n’ont pas été transformés par les forums citoyens. À Rennes, ce sont les « champs urbains », censés concilier les avantages de l’urbain dense et de la campagne, qui sont mis en avant dans le schéma de cohérence territoriale et par les promoteurs immobiliers (Demazière, Douay et Serrano). Dans les deux cas, il semble bien que c’est le volet le plus visible du développement territorial durable — les espaces verts, les bois, les champs… – qui est revendiqué au nom de la qualité de vie, alors que l’économie circulaire appliquée à la construction de logements et bureaux, les déplacements, la maîtrise de la demande en énergie ou l’artificialisation des sols seraient considérés comme des sujets arides. On peut noter que, dans ces domaines, les mesures qui doivent être énoncées dans les plans sont porteuses de contraintes plus ou moins fortes pour les ménages et les entreprises, ce qui peut retarder la publicisation de ces enjeux.

Pourtant, ces dernières décennies, la montée des disparités socio-spatiales, la reconnaissance d’une « dépendance automobile » ou d’une artificialisation accrue des sols ont appelé une évolution nécessaire dans l’aménagement des territoires urbanisés. Dans de nombreux pays, ceci a été un motif puissant de réforme des outils de planification spatiale (Demazière, 2015[33]Demazière C. (2015). Les enjeux de la planification spatiale en Angleterre et en France : regards croisés, Espaces et sociétés, n° 160-161, p. 67-84.). Étant donné son caractère holiste, la notion de développement durable a souvent été mobilisée pour favoriser le décloisonnement entre les différents secteurs de l’action publique. Pour autant, certains articles relativisent la transformation supposée des objectifs de la planification spatiale. Ainsi, Juliette Rochmann et Corinne Siino rappellent qu’au Québec la durabilité a un sens plus large que dans la planification française, puisqu’elle englobe non seulement la préservation de l’environnement mais aussi les conditions économiques et sociales censées assurer le bien-être de la population. Explorant les secteurs périurbains de Montréal et de Toulouse, ces deux chercheuses montrent que les efforts d’intégration du développement durable dans la planification se traduisent différemment selon les échelles de référence des institutions et des acteurs. L’arbitrage entre le développement futur et la dimension environnementale est source de tensions plus ou moins fortes, selon la position des espaces périurbains dans la région urbaine et selon les choix de développement opérés localement. Pour différents types de territoires périurbains, Juliette Rochmann et Corinne Siino mettent en exergue le rôle important des élus communaux pour concilier la présence ou la venue d’activités économiques avec la préservation du cadre de vie. La dimension environnementale n’est plus ignorée, elle est même mobilisée pour obtenir que des entreprises polluantes respectent les normes les plus strictes quand elles s’implantent sur un territoire, ou pour pratiquer le zonage dans l’aménagement. Ceci permet de limiter les conflits et d’accroître l’acceptabilité des projets de développement, dans un contexte où les processus de planification mais aussi de projet comprennent le débat avec les résidents et les agriculteurs sur les options de localisation d’activités logistiques ou industrielles. Au final, la substance de la planification spatiale ne se modifie pas par l’injonction législative (ce que soulignent également d’autres articles) mais par la négociation entre élus et promoteurs de projets, de mesures compensatoires, de l’utilisation de matières premières recyclées ou de l’adoption de normes en matière de bâtiment et d’aménagement de sites d’activités. Mais s’il s’avère possible d’œuvrer pour un développement plus durable à l’échelle de projets circonscrits, la cohérence d’ensemble à l’échelle d’une région urbaine — du développement économique aux transports, de l’habitat aux services — reste à établir. De même, l’addition de plans locaux qui mobilisent des éléments de durabilité ne fait pas un plan stratégique à l’échelle d’une aire métropolitaine.

Deux articles proposent de développer une analyse précise de deux thématiques majeures de la durabilité territoriale : l’articulation entre urbanisation et transport ferroviaire par Juliette Maulat, et la gestion foncière des zones d’activités par Nicolas Douay et Fabien Nadou. Il est intéressant d’observer les différences dans le traitement de ces deux questions « intersectorielles ». Juliette Maulat montre qu’à Toulouse, les différents techniciens des collectivités locales ou de l’État peuvent s’appuyer sur un ensemble de discours et de solutions bien diffusés dans les milieux professionnels en faveur d’un « urbanisme orienté rail ». Les élus vont donc se saisir de cet enjeu, notamment pour construire de nouvelles formes de coopération entre les communes et renforcer l’articulation entre le plan et les différents projets. L’articulation entre « chemin de fer » et « urbanisation » est loin d’être parfaite, notamment parce que la répartition du financement des déficits d’exploitation des services ferroviaires n’est pas clairement débattue entre la Région et l’autorité organisatrice des transports urbains. Néanmoins, il est remarquable de voir qu’une question relativement mineure dans l’agglomération toulousaine il y a deux décennies prend une place nouvelle, notamment grâce aux exercices de planification territoriale. Tout autre est la place de la gestion foncière des zones d’activités. Nicolas Douay et Fabien Nadou montrent que dans les régions marseillaise et nantaise, une plus forte densité des zones d’activités n’apparaît pas comme une orientation forte du plan d’aménagement. D’un côté, les décisions relatives à l’installation des activités les plus importantes ne sont pas prises à l’occasion des exercices de planification territoriale, de l’autre, les discours « mécaniques » sur la nécessité de laisser du foncier disponible pour le développement d’activités économiques ne semblent pas rencontrer localement de contre-arguments convaincants. La situation n’évolue-t-elle pas ? Un peu, certes, mais principalement par des mesures non liées à la planification locale : l’évolution du financement des collectivités territoriales (qui les conduit à une plus grande vigilance en cas de suroffre de foncier économique équipé) ou encore les règles, nationales, qui visent à éviter ou au moins à réduire et à compenser, les impacts sur les milieux naturels, prises à la suite du Grenelle de l’environnement.

Planifier, cela consiste bien sûr à anticiper les changements à venir. Geneviève Zembri-Mary analyse finement comment les maîtres d’ouvrage essaient de réduire les diverses incertitudes qui peuvent peser sur leurs projets en termes de faisabilité politique (les décisions d’aujourd’hui engagent-elles les citoyens de demain ?), environnementale (comment anticiper tous les impacts sur les milieux ?), et socio-économique (en fonction de l’évolution de la demande et des usages). Elle s’appuie sur deux exemples : la ligne à grande vitesse entre les Pays de la Loire et la Bretagne, et l’opération de réaménagement du quartier de la gare de Rennes. Cet article montre la variété des techniques utilisées pour réduire les incertitudes. Mais jusqu’où aller dans la réduction des incertitudes, sans compromettre la capacité des citoyens à réorienter le projet ? Par ailleurs, cherche-t-on toujours à réduire les incertitudes ou à opérer un transfert de risques, notamment depuis les acteurs privés vers les acteurs publics ?

La planification territoriale a incontestablement opéré un retour. Alors que pour beaucoup, ce retour devait passer par une réaffirmation du rôle de l’État[34]Voir à cet égard : Merlin P. (1992). « L’urbanisme : conditions nouvelles, missions pérennes », dans Genestier P. Vers un nouvel urbanisme, La documentation française, p. 5-10. Dans ce court article, il propose également une lecture critique de l’urbanisme pratiqué au cours des Trente Glorieuses., celui-ci s’est réalisé dans un contexte de décentralisation approfondie. Cette planification territoriale est aujourd’hui confrontée à de redoutables défis. Elle semble peu armée de certitudes fortes, mais qui peuvent se révéler fausses comme au cours des Trente Glorieuses. Toutefois, elle est dominée par de très nombreuses certitudes molles sur la durabilité, la résilience ou encore l’intérêt d’une approche territoriale. Un enjeu pour les décennies à venir est certainement de réussir à dépasser ces certitudes molles pour construire un savoir pratique. Si la planification territoriale a permis d’accompagner l’évolution des périmètres institutionnels, elle doit aujourd’hui montrer sa capacité à orienter, non seulement la construction du pays « légal » mais aussi celle du pays « réel ».


[1] Annales de la recherche urbaine. (1991). La planification stratégique et ses doubles, n° 51.

[2] Ascher F. (1991). « Projet public et réalisations privées », Annales de la recherche urbaine, p. 5-15.

[3] Grumbach A. (2016). « Pour une exposition universelle du xxie siècle à Paris », Le Monde, mardi 3 mai.

[4] Hall P. (2014). ‘And one fine morning –’: reflections on a double centenary, Town Planning Review, n° 85(5), p. 557-561.

[5] Pinson G. (2009). Gouverner la ville par projet. Urbanisme et gouvernance des villes européennes, Presses de Science Po, février, 420 p.

[6] Beaucire F. (2003). Planification : table-ronde, Urbanisme, n° 329, p. 39-48.

[7] Lefèvre C, Roseau N, Vitale T. (2013). De la ville à la métropole, les défis de la gouvernance, L’Œil d’or.

[8] Vanier M. (2015). Demain les territoires, capitalisme réticulaire et espace politique, Éditions Hermann.

[9] Novarina G. (2003). Plan et projet. L’urbanisme en France et en Italie, Paris, Anthropos-Économica

[10] Douay N. (2007). « La planification urbaine à l’épreuve de la métropolisation : enjeux, acteurs et stratégies à Marseille et à Montréal ». Montréal et Aix-en-Provence, université de Montréal/université Paul Cézanne (Aix-Marseille 3), thèse de doctorat en urbanisme.

[11] Healey P. (1997). Collaborative Planning, Shaping Places in Fragmented Societies, Vancouver, University of British Columbia Press.

[12] Motte A. (2006). La notion de planification stratégique spatialisée en Europe (Strategic Spatial Planning) (1995-2005), Paris, PUCA.

[13] Chalas Y, Dubois-Taine G. (1997). La ville émergente, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube.

[14] Davoudi S. (2008). Conceptions of the city-region: a critical review, Urban Design and Planning, vol. 161, n° 2, p. 51-60.

[15] Indovina F (dir.). (1990). La città diffusa, Venise, IUAV.

[16] Zepf M, Andrès L (dir.). (2011). Enjeux de la planification territoriale en Europe, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes.

[17] Albrechts L, Healey P, Kunzmann K. (2003). Strategic Spatial Planning and Regional Governance in Europe, Journal of the American Planning Association, vol. 69, n° 2.

[18] Healey P. (2007). Urban Complexity and Spatial Strategies: Towards a Relational Planning for our Times, Londres, Routledge.

[19] Motte A. (2006), op. cit.

[20] En France, il s’agit notamment des métropoles, communautés urbaines, d’agglomération ou de communes, dont un point commun est d’avoir comme premières compétences obligatoires l’aménagement de l’espace et le développement économique.

[21] Desjardins X, Leroux B. (2007). Les schémas de cohérence territoriale : des recettes du développement durable au bricolage territorial, Flux, n° 69, p. 6-20.

[22] Serrano J, Demazière C, Nadou F, Servain S. (2014). La planification stratégique spatialisée contribue-t-elle à la durabilité territoriale ? La limitation des consommations foncières dans les schémas de cohérence territoriale à Marseille-Aix, Nantes Saint-Nazaire, Rennes et Tours, Développement durable et territoires, vol. 5, n° 2.

[23] Balducci A. (2010). Strategic planning as a field of practices, dans Cerreta M, Concilio G, Monno V (dir.), Making Strategies in Spatial Planning, Dordrecht, Springer.

[24] Cerreta M, Concilio G, Monno V. (dir.). (2010). Making Strategies in Spatial Planning, Dordrecht, Springer.

[25] Zepf M, Andres L (dir.). (2011), op. cit.

[26] Nahrath S, Varone F, Gerber JD. (2009). Les espaces fonctionnels : nouveau référentiel de la gestion durable des ressources ? VertigO, vol. 9, n° 1, p. 1-14.

[27] Filion P. (2010). Reorienting urban development? Structural obstruction to new urban forms, International Journal of Urban and Regional Research, vol. 34, n° 1, p. 1-19.

[28] Serrano J, Demazière C, Nadou F, Servain S. (2014), op. cit.

[29] Proulx MU. (2008). 40 ans de planification territoriale au Québec, dans Gauthier M, Gariépy M, Trépanier MO (dir.), Renouveler l’aménagement et l’urbanisme : planification territoriale, débat public et développement durable, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.

[30] Albrechts L. (2013). Reframing strategic spatial planning by using a coproduction perspective, Planning Theory and Practice, vol. 12, n° 1, p. 46-63.

[31] Healey P. (2010). Making Better Places: The Planning Project for the Twenty-first Century, Basingstoke, Palgrave Macmillan.

[32] Hillier J. (2007). Stretching Beyond the Horizon: A Multiplanar Theory of Spatial Planning, Aldershot, Ashgate.

[33] Demazière C. (2015). Les enjeux de la planification spatiale en Angleterre et en France : regards croisés, Espaces et sociétés, n° 160-161, p. 67-84.

[34] Voir à cet égard : Merlin P. (1992). « L’urbanisme : conditions nouvelles, missions pérennes », dans Genestier P. Vers un nouvel urbanisme, La documentation française, p. 5-10. Dans ce court article, il propose également une lecture critique de l’urbanisme pratiqué au cours des Trente Glorieuses.