Mots-clés : temps, temporalité, urbanisme, aménagement, projet urbain, planification, temporaire, pouvoir, savoir, transition socio-écologique, accélération
L’idée du temps comme objet social n’est pas nouvelle, mais elle revient en force depuis deux décennies, avec notamment des travaux qui étudient les transformations des rapports des sociétés au temps (Hartog, 2003 ; Rosa, 2005). Cette approche amène à considérer la pluralité des temps des acteurs, en termes de représentations, d’usages, d’attentes et de comportements face au temps, de perception et de vécu (Elias, 1984). Cette pluralité peut mener à des décalages et des divergences, et nécessiter des actions de coordination. Une telle approche constitue un défi épistémologique pour la recherche en urbanisme et aménagement. Celle-ci est en effet restée quelque peu à l’écart de ce regain d’intérêt pour les approches temporelles. Pourtant, si le temps est une production sociale, il peut alors devenir un instrument pour l’action (Mallet, 2020).
Le temps et sa maîtrise constituent l’un des grands défis de l’urbanisme contemporain. Dans un contexte d’incertitudes croissantes, la planification apparaît, depuis de nombreuses années, comme une manière de faire la ville dont l’efficience est remise en question (Demazière & Desjardins, dir. 2016). Les projections idéalisées et standardisées sont de plus en plus critiquées face à la réactivité et à l’adaptabilité de modèles capables de « jouer » avec le temps. Avec le changement climatique et la crise de la biodiversité, les sociétés sont par ailleurs invitées à repenser les espaces urbains en se projetant à long terme, alors que l’accélération sociale généralisée (Rosa, 2005) impose des rythmes économiques et sociaux exigeant des réflexions et des réponses rapides et à court terme.
Dans de nombreux pays, en particulier en Europe et en Amérique du Nord, le monde de l’urbanisme et de l’aménagement semble se reconfigurer autour de nouvelles articulations temporelles. Temporaire, transitoire, tactique, adaptable, flexible, réversible ou encore éphémère, l’urbanisme se transforme dans un foisonnement d’initiatives fondées sur des temporalités courtes ou reconsidérant les phases traditionnelles des projets urbains (Andres & Zhang, 2020). Les méthodes employées se veulent plus incrémentales et itératives, les propositions plus aptes à s’adapter aux changements et à agir rapidement. Initiées pour beaucoup sous la forme d’alternatives (Bishop & Williams, 2012 ; Oswalt, Overmeyer & Misselwitz, 2013), elles s’inscrivent désormais dans un processus d’institutionnalisation renvoyant à la professionnalisation de ses acteurs et à leur intégration, en tant qu’outil, dans les politiques publiques (Pinard & Morteau, 2019).
Ce dossier de la RIURBA souhaite interroger la prise en compte du temps par celles et ceux qui pensent et font la ville aujourd’hui. Il fait suite à un colloque organisé en avril 2024 à l’université de Reims Champagne-Ardenne[1] et s’adresse de manière ouverte aux chercheurs et chercheuses développant une réflexion sur le temps dans différents champs de l’urbanisme et de l’aménagement. L’analyse des pratiques du domaine invite, en effet, à de nombreuses interrogations sur le temps. Ces pratiques étant fondées sur une activité de transformation de l’espace, et donc sur le changement, elles nécessitent, d’une part, de concevoir l’articulation du passé, du présent et du futur et, d’autre part, de coordonner les temporalités des différents acteurs impliqués dans cette transformation. L’un des enjeux de ce dossier est donc de donner à voir les mécanismes de construction des temps par les acteurs de la fabrique urbaine contemporaine et de comprendre comment elles et ils « font avec » le temps.
Par conséquent, les objets concernés par cet appel à articles de la RIURBA ne se limitent pas aux différentes formes de l’urbanisme temporaire et sont très variés : nouveaux montages de projets, enjeux de la planification et de la prospective territoriale, processus de revitalisation urbaine, interventions sur l’espace public, transformation de friches urbaines, production des appels à manifestation d’intérêt, conflits liés aux projets d’aménagement, etc. Quelles transformations des temporalités dans la fabrique urbaine sont observables ? En quoi assiste-t-on à une déstabilisation des temps traditionnels ? Les travaux réalisés dans différents pays du monde sont les bienvenus et permettront d’interroger la variabilité des rapports au temps et son influence sur les manières d’envisager la fabrique urbaine et territoriale. Les articles devront s’inscrire dans un ou plusieurs des trois axes ci-dessous.
AXE 1 : Composer avec le temps : jeux et dynamiques d’acteurs
Pris dans un contexte d’incertitude cadré par des normes et des dispositifs, les acteurs qui travaillent à la conduite de l’action urbaine sont soumis à de multiples temporalités, parfois divergentes. Le temps peut apparaître comme une ressource ou comme une contrainte pour l’action. Sa maîtrise constitue un enjeu de pouvoir conséquent, un objet de tensions, voire de conflits.
La prise en considération de la diversité des actants, humains (habitants, usagers, occupants…) et non-humains (faune, flore, virus, etc.), multiplie les interactions potentiellement conflictuelles, expressions de rapports de force et de pouvoir renouvelés (Imhoff & Quirós, 2022). La complexité qui en résulte remet largement en cause la rigidité des procédures et des méthodes classiques de l’urbanisme et de l’aménagement. Quelles stratégies les acteurs peuvent-ils mettre en œuvre pour déjouer les difficultés liées au temps ? En quoi le temps peut-il constituer une ressource pour les acteurs ? De quelles manières certains cherchent-ils à devenir « maîtres du temps » alors que d’autres tentent de résister en temporisant ?
Par ailleurs, la question des jeux temporels pose celle de la manière dont les acteurs intègrent l’incertitude pour établir leurs stratégies (Amphoux, 2022). Les demandes croissantes d’adaptabilité et de réversibilité, le développement et la valorisation des expérimentations, remettent en cause le déroulé classique des projets urbains. Finalement, le projet, tout comme la planification territoriale, tels qu’ils sont repensés et pratiqués, ne seraient-ils pas l’expression d’un processus continu, dont la finalité trop incertaine ne peut plus réellement être envisagée (Zepf, 2004 ; Silva, 2016) ?
AXE 2 : Les dynamiques sociales, opérationnelles et institutionnelles à l’épreuve de la durée
L’analyse des dimensions temporelles de l’urbanisme et de l’aménagement interroge directement l’articulation des actions en fonction de leurs effets immédiats, « ici et maintenant », et de leurs projections à plus ou moins long terme.
D’une part, les problématiques écologiques et climatiques imposent de reconsidérer la course au progrès dans laquelle les sociétés sont plongées, à penser aux effets des actions présentes sur différents horizons temporels et à fournir un réel effort pour transformer les actions à court-terme (Mallet & Zanetti, 2015). Or, ce nécessaire renouvellement des articulations temporelles se confronte aux temporalités court-termistes et présentistes dominantes, imposées par le capitalisme (Baschet, 2018). Dans ce cadre, de quelles manières la reconnaissance collective d’une nécessaire transition écologique et l’injonction à la durabilité peuvent-elles constituer un vecteur de renouvellement des temporalités de l’action urbanistique ?
D’autre part, si les pratiques fondées sur le court-terme se multiplient depuis quelques années, elles entretiennent des rapports variables avec le long terme et les manières de produire l’espace. Le recours aux aménagements temporaires pour contribuer au développement des villes et des territoires, notamment à travers l’organisation d’évènements (Pradel, 2007 ; Gravari-Barbas & Jacquot, 2007), n’est pas un fait nouveau. Cependant, d’autres types d’aménagements temporaires, dits « tactiques » ou « transitoires » ont été conçus en rupture avec des logiques de marchandisation de l’espace et érigées en alternative à la lenteur et à la rigidité des processus bureaucratiques. Or, ces méthodes alternatives ont été rapidement institutionnalisées et incorporées dans un processus de production classique de la ville (Mould, 2014; Bragaglia & Caruso, 2020; Andres, 2013). L’émergence de conflits liés à des formes d’appropriation divergentes de ces méthodes, par des acteurs aux finalités différentes, invite à reconsidérer la territorialité de ces projets, en interrogeant leurs dimensions matérielles, temporelles et relationnelles, afin de mettre en évidence la complexité et la tension qui peut les animer, notamment au regard des rapports de pouvoir entre les acteurs impliqués.
AXE 3 : Les conceptions du temps au sein de la production urbaine
Le temps a toujours constitué une dimension clé de l’urbanisme, rendue plus ou moins explicite. Ces dernières années ont connu l’émergence de pratiques intégrant le temps comme un élément structurant, ce qui induit la production et l’intégration de savoirs spécifiques qui leur permettent de trouver des espaces de légitimité. A titre d’exemple, l’urbanisme transitoire et l’urbanisme tactique ont été érigés comme des modèles, de manière particulièrement rapide, à l’échelle internationale. Le temps constitue une catégorie incontournable de la production urbaine qui reste encore largement à analyser. Ce troisième axe propose donc d’interroger les différentes manières de concevoir le temps en urbanisme et aménagement, les normes et les modèles temporels ainsi que la manière dont ils sont élaborés et mis en circulation aujourd’hui.
Dans la lignée des recherches menées depuis longtemps sur la circulation des modèles d’aménagement et de gestion urbaine (Verdeil, 2005), renouvelées dans le monde anglophone autour de la notion de « policy mobilities » (McCann & Ward, 2011), il s’agit, d’une part, de donner à voir les contextes dans lesquels s’élaborent ces normes et modèles, les acteurs qui les produisent, de même que les circuits et les réseaux par lesquels les savoirs circulent, la manière dont ils sont appropriés localement et par qui, faisant écho au numéro 6 de la RIURBA[2]. Ces questions amènent ici à considérer l’ensemble des savoirs experts et des pratiques sur le temps dans leur contexte d’énonciation.
Il s’agit, d’autre part, d’interroger les régimes temporels des modèles qui se sont imposés – horizons temporels privilégiés, vitesse d’action, manières d’articuler le court-terme et le long-terme, rapports au passé, au présent et au futur, etc. –, de même que la transformation des modèles eux-mêmes par leur mise en circulation. Quels sont les différents modèles temporels permettant de définir le cadre des « bonnes pratiques » (Devisme, Dumont & Roy, 2007) ? Et comment s’opère l’évolution des définitions renvoyant à des manières de faire avec le temps ? Comment s’articulent-elles avec les modèles de transition et de durabilité ?
Il sera possible enfin d’envisager la mesure du temps en tant que mesure des dynamiques financières à l’œuvre dans la production urbaine : coûts, modalités de financements, prêts, effets de rente… Ces logiques économiques s’accordent aux logiques temporelles et conditionnent largement la production urbaine et ses devenirs.
Bibliographie
AMPHOUX, Pascal (2022) « Vers un urbanisme de l’incertitude », Raison présente, 222/2, p. 49‑57.
ANDRES, Lauren (2013) « Differential Spaces, Power Hierarchy and Collaborative Planning: A Critique of the Role of Temporary Uses in Shaping and Making Places », Urban Studies, 50/4, p. 759‑775.
ANDRES, Lauren et Amy Y. ZHANG (éd.) (2020) Transforming cities through temporary urbanism: a comparative international overview, Cham: Suisse, Springer.
BASCHET, Jérôme (2018) Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris : La Découverte.
BISHOP, Peter et Lesley WILLIAMS (2012) The temporary city, Abingdon : Routledge.
BRAGAGLIA, Francesca et Nadia CARUSO (2020) « Temporary uses: a new form of inclusive urban regeneration or a tool for neoliberal policy? », Urban Research & Practice, 15/2, p. 194‑214.
DEMAZIÈRE, Christophe et Xavier DESJARDINS (dir.) (2016) « La planification stratégique: retour gagnant ? », RIURBA, 2, en ligne: <http://www.riurba.review/Revue/la-planification-territoriale-strategique-une-illusion-necessaire/>.
DEVISME, Laurent, Marc DUMONT et Elise ROY (2007) « Le jeu des « bonnes pratiques » dans les opérations urbaines, entre normes et fabrique locale », Espaces et sociétés, 131/4, p. 15-31.
DUBEAUX, Sarah (2017) Les utilisations intermédiaires des espaces vacants dans les villes en décroissance: transferts et transférabilité entre l’Allemagne et la France, Thèse de doctorat, Université de Recherche Paris Sciences et Lettres, en ligne: <http://www.theses.fr/2017PSLEE085/document>
ELIAS, Norbert (1984) Time: an essay, Oxford, Cambridge, MA. : Blackwell Publishers, 1993.
GRAVARI-BARBAS, Maria et Sébastien JACQUOT (2007) « L’événement, outil de légitimation de projets urbains : l’instrumentalisation des espaces et des temporalités événementiels à Lille et Gênes » », Géocarrefour, 82/3, en ligne: <http://journals.openedition.org/geocarrefour/2217>.
HARTOG, François (2003) Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris : Seuil.
IMHOFF, Aliocha et Kantuta QUIRÓS (2022) Qui parle ? (pour les non-humains), Paris :,Presses universitaires de France.
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MALLET, Sandra et Thomas ZANETTI (2015) « Le développement durable réinterroge-t-il les temporalités du projet urbain? », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Volume 15 Numéro 2, en ligne: https://journals.openedition.org/vertigo/16495.
MCCANN, Eugene et Kevin WARD (2011) Mobile urbanism: cities and policymaking in the global age, Minneapolis: University of Minnesota Press.
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PINARD, Juliette et Hélène MORTEAU (2019) « Professionnels de l’occupation temporaire, nouveaux acteurs de la fabrique de la ville? Du renouvellement des méthodes en urbanisme à l’émergence de nouveaux métiers », Revue internationale d’urbanisme, 8, en ligne : https://www.riurba.review/article/08-acteurs/nouveaux/
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ZEPF, Marcus (2004) Eléments de définition de la raison pratique de l’aménagement urbain : vers un continuum entre agrégation d’acteurs et processus permanent, Université Lyon 2 : Habilitation à diriger des recherches.
[1] Le colloque a été organisé dans le cadre du programme de recherche ANR « UrbaTime. Les temps de l’urbanisme durable » (2018-2024). Voir https://urbatime.hypotheses.org/