janvier 2024
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Carte blanche sur le foncier
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Au-delà du ZAN
Entretien avec Franck Boutté
Au-delà du ZAN : entretien avec Franck Boutté,
Riurba no
15, janvier 2024.
URL : https://www.riurba.review/article/15-foncier/au-dela-du-zan/
Article publié le 10 fév. 2025
post->ID de l’article : 5456 • Sous-titre[0] : E
Franck Boutté est président fondateur de l’atelier Franck Boutté et Grand prix de l’urbanisme 2022
Riurba
On parle beaucoup de ZAN actuellement. C’est même la préoccupation principale dès que l’on aborde les questions de foncier. Que peut-on en dire encore ?
Franck Boutté
Je n’ai pas envie de parler du ZAN en lui-même, mais plutôt de décrypter ce que devrait dire le ZAN, qui n’est pas obligatoirement explicite dans la loi. L’approche qui s’est imposée dans la loi et dans les commentaires, est arithmétique, calculatoire. Elle dit : « vous avez artificialisé, vous avez urbanisé. Maintenant, il faut vous contraindre. Vous allez diviser par deux, puis par l’infini pour arriver à zéro net, etc. ». Le message apparaît de l’ordre de la punition, puis de la rédemption.
Or il faut revenir sur les questions d’étymologie et sur les glissements de termes. Nous sommes plutôt dans une lecture un peu fausse et même fallacieuse, d’ailleurs. En réalité, il y a quelque chose de fondamental à comprendre, c’est que le sol est une ressource.
On devrait faire un passage en revue des termes « foncier », « sol » et même « terre », qu’il faut envisager. En effet, les précisions sont importantes : le foncier est lié à l’idée d’un périmètre et d’une possession. Historiquement, son origine vient du fonds de terre qui est un morceau de terre possédé et délimité par un individu. Mais c’est une notion périmée, étant donné que le périmètre pose problème aujourd’hui, surtout au regard des questions d’approche écologique. En premier lieu, c’est une délimitation, un morceau de terre, mais c’est obligatoirement un arrachement à la terre qui est considérée comme continuité. En deuxième lieu, c’est une notion liée à la propriété, qui distingue un morceau de terre que j’ai pris pour moi.
À l’inverse, le sol exprime une forme de continuité mais aussi de non-appartenance, donc de non-propriété. La question du sol est donc déjà beaucoup plus intéressante que la question du foncier. Mais même le sol est une notion limitée, qui décrit la surface de la Terre que l’on peut habiter, construire, posséder. La discussion est donc extrêmement anthropocentrée. Elle traduit l’échange entre la Terre plutôt comme ressource ou comme continuité, comme infini, comme écosystème, avec ce que ce que les hommes peuvent en faire, c’est-à-dire marcher sur un sol, le parcourir, y construire. Or la terre n’est pas une surface, c’est un volume et c’est une continuité. C’est pourquoi la question de la préservation des sols n’équivaut pas à préserver les sols pour en faire des surfaces. Ce n’est pas seulement une question d’artificialisation.
Il faudrait plutôt penser le ZAN comme un moyen de lutter contre la défertilisation. Ce qui fonctionne vraiment, ce que l’on doit préserver, ce sont les terres comme ressources. Pas n’importe quelles terres : les terres fertiles. Le glissement sémantique devrait être entre artificiel et fertile, ce qui n’a pas grand-chose à voir. Au final, ce que ne dit pas le ZAN, c’est ce qu’il induit, d’un point de vue quasi philosophique : il faut préserver la terre et les terres comme source de fertilité. En pratique, cela interroge l’approche arithmétique retenue, la nomenclature définie qui oppose l’artificialisation des surfaces, construites et occupées par les établissements humains, accaparées par les humains, par rapport aux surfaces qui ne seraient pas construites.
Riurba
Faut-il imaginer une autre typologie ou au moins une autre grille de lecture ?
Franck Boutté
J’évoquerais plutôt l’idée de terres « fertiles / non fertiles » ou « fertiles / défertilisées » au lieu de « construites, bâties / non bâties ». Aujourd’hui, nous faisons comme s’il fallait considérer par défaut que ce qui était non bâti était potentiellement plutôt de l’ordre du bien, qu’il fallait à la fois préserver ou restaurer ; et que ce qui était bâti était mal, qu’il faudrait donc limiter, parce que c’est de l’ordre d’une force négative qu’on a opposé sur la terre. Cela fait dire, dans cette nomenclature erronée, qu’une surface non bâtie est par définition dans la catégorie des surfaces du bien. En réalité, on sait bien qu’une surface, une terre utilisée pendant plusieurs décennies pour une agriculture intensive n’a plus rien de fertile et ne fait plus grand-chose en termes de capacité. Elle n’est plus à proprement parler une ressource, et elle rompt davantage des équilibres et des cycles écologiques qu’une surface bâtie bien traitée. Elle n’a plus la capacité de gérer le cycle de l’eau de manière naturelle. Elle n’a plus la capacité de réalimenter d’une façon naturelle, passive, sans impact sanitaire, les nappes phréatiques. Elle n’a plus non plus la capacité de stocker le carbone. Pourtant, il faut faire un lien entre la terre et la question du changement climatique. On risque de se tromper, faute de se rappeler que nous pouvons avoir des surfaces fertiles en milieux urbanisés et que nous avons aussi des surfaces juste vides. Même si elles sont en milieux dits non urbanisés, non bâtis, elles sont juste épuisées. Et si on les regarde du point de vue de la fertilité ou de la valeur biotopique ou écosystémique, la nomenclature « artificialisée / non artificialisée » pose problème, parce qu’elle n’aborde pas les choses du point de vue de la qualité naturelle, écosystémique ou écologique. On fait un glissement, un raccourci, qui fait dire des choses erronées et qui conduit à des choix lourds de conséquences. Je pense qu’il faut considérer la terre dans sa valeur tridimensionnelle, holistique, complète, comme un des éléments des équilibres écologiques planétaires, et pas juste comme une surface accaparable par les humains.
Riurba
Il y a également des subtilités dans les modes de calcul des émissions de carbone. Qu’est-ce que cela nous apporte sur les débats en cours ?
Franck Boutté
Une autre chose intéressante est le lien entre la question du carbone et la question du changement climatique. Ce lien n’est pas abordé de manière assez frontale par le ZAN : la qualité des terres impacte les équilibres carbone à l’échelle planétaire. C’est donc bien une problématique de lutte contre le changement climatique, dès lors qu’on se préoccupe des stocks de carbone. On sait que l’ambition qu’on se donne de réduire les émissions de carbone pour atteindre une neutralité en 2050 passe à la fois par la réduction des émissions elles-mêmes et par la valorisation des stocks de carbone. On ne pourra pas faire de neutralité sans stockage. C’est impossible. Donc la question des stocks de carbone est absolument essentielle, et les premières capacités de stockage, avant qu’on invente des dispositifs artificiels qui mobilisent aujourd’hui beaucoup de gens, sont dans la nature grâce aux grands écosystèmes planétaires. Les plus grands stocks de carbone sont des communs universels, comme le ciel et les océans, qui ne font partie d’aucune comptabilité carbone nationale.
Ensuite, une fois qu’on rentre dans les comptabilités nationales, on va compter les surfaces de sols fertiles. Malheureusement, là aussi, on ne les regarde pas toujours suffisamment dans l’approche carbone par leurs capacités. Comme j’utilise le mot « fertile » de manière un peu trop large et répétée, on va préciser en envisageant la capacité à gérer des équilibres écologiques de façon naturelle. En dehors du ciel et des océans, les stockages possibles sont les terres fertiles et les forêts. Mais cela échappe pour une large part aux cadres de la comptabilité carbone nationale qui ne peut comptabiliser que des changements d’affectation des sols et foresteries ?
Si on regarde le bilan par rapport aux objectifs de la stratégie nationale bas carbone dans le cadre européen, la France a atteint ses objectifs en émissions brutes mais pas en émissions nettes. Entre le brut et le net, la différence est justement le carbone négatif lié aux stockeurs naturels. Donc les fameux UTCATF [Utilisation des terres, changement d’affectation des terres et foresterie], dans la comptabilité carbone, sont en négatif. Au moment de définir les objectifs de décroissance du carbone dans la stratégie nationale bas carbone pour atteindre la neutralité en 2050, il avait été escompté une capacité de stockage carbone par les éléments naturels qui serait plus importante que ce qu’on a réellement réussi à faire. En fait, on les a aussi regardés en surface. On a quand même pas mal de terres qui sont en capacité de stocker et pas mal de forêts en capacité de stocker. Malheureusement, on ne les a pas regardées du point de vue de leur valeur écologique écosystémique et donc dans leur capacité réelle à stocker. En réalité, les terres ne sont pas assez fertiles pour arriver à stocker. Comme les forêts ne sont pas assez vivaces pour arriver à stocker autant que ce que l’on avait escompté. C’est essentiel, et ce n’est pas assez dit.
Il ne s’agit donc pas de dire, comme trop souvent, que la France ne fait rien du point de vue du carbone, et qu’elle est très loin des objectifs qu’elle s’était fixés, qu’elle n’est donc pas au rendez-vous européen et international. Elle a atteint ses émissions et ses objectifs en émissions brutes, et pas en émissions nettes. Quand on a défini les objectifs de la stratégie nationale bas carbone, on a surestimé la capacité des terres fertiles et des forêts à stocker le carbone. Or elles ne le font pas suffisamment, pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’on a compris un peu plus tard qu’il y avait un lien très important entre le réchauffement climatique et la capacité des terres à stocker. Plus il fait chaud, moins les sols stockent, plus il y a des problématiques d’eau. On n’a pas suffisamment mis en exergue le lien entre carbone, eau et terre : plus il fait chaud, moins il y a d’eau dans les terres ; et moins il y a d’eau dans les terres, moins elles stockent du carbone. Le stress hydrique réduit les capacités des terres à stocker. Ensuite, l’agriculture intensive fait que ces terres, qu’on avait considérées de manière plutôt arithmétique comme de bonnes capacités de stocks de carbone, ne le peuvent plus du tout.
Une terre utilisée pendant plusieurs décennies en agriculture intensive ne stocke plus de carbone. Elle en est incapable, et c’est la même chose pour les forêts. Ce qui pose une vraie question sur le changement qu’on est en train de connaître en disant halte au béton, pour construire tout en bois à partir d’aujourd’hui. Le mot d’ordre est brandi comme un étendard pour dire qu’on est passé dans un nouveau monde. Or, derrière le bois, il y a une réflexion à mener. Oui, le bois, c’est bien, parfait, valorisant et développant. Mais l’idée que demain, on ne pourra plus couler un mètre cube de béton et que toute construction doit être en bois n’intègre pas la capacité de régénération des forêts telles qu’on la connait aujourd’hui. Donc si c’est pour faire de l’abattage massif, de ne pas laisser les sujets végétaux faire leur croissance suffisamment, on va créer de nouveaux problèmes. Souvenons-nous, c’est pendant la croissance d’un arbre que se fait le stockage carbone. Derrière l’étendard de la construction bois et biosourcée, il y a possiblement et paradoxalement un risque pour la biomasse. On n’en est pas là, mais le sujet existe.
Bien sûr, il faut valoriser les filières bois et les filières biosourcés, mais il faut toujours rester vigilants parce qu’on passe toujours d’une pensée unique à une pensée unique inversée. Il faut arriver à trouver encore une fois les bons équilibres pour faire en sorte que les coupes opérées pour la construction, pour remplacer des combustibles fossiles (développer le bois, énergie, etc.) se fassent dans l’idée de la préservation, une gestion qui permet aux arbres de faire leur croissance. L’autre sujet qui concerne la ressource dans les sols porte sur les nappes qui ne se rechargent pas suffisamment, et sur les minéraux qui ne sont pas toujours bien présents dans les sols.
Enfin, la forêt n’est pas toujours la même. La coupe dans la forêt est essentielle d’ailleurs pour la rendre beaucoup plus robuste et donner la capacité aux arbres de faire leur développement et leur croissance, et également développer leur capacité à stocker du carbone. Là aussi, il y a des choses à repenser en résumé : le bon sol, la bonne eau, la bonne distance entre les différents sujets. Pour faire la photosynthèse, il faut évidemment qu’il y ait une capacité à prendre le soleil de façon pleine et entière, etc. Donc, en fait, ça nécessite vraiment une gestion de la forêt qu’on est en train de réapprendre. Car on avait un peu perdu toutes ces notions dans une approche encore très productiviste et industrielle de la forêt. Et donc revenir à cette idée des terres fertiles, des sources et des forêts comme ressource, est hyper intéressant, y compris du point de vue du carbone.
On parle d’écologie, de ce fait. Car évidemment, derrière le sol, il y a la question de la fertilité des sols, les nappes sans ruissellements, les polluants, la production alimentaire. Il faut nous soucier de la fertilité naturelle des sols, parce que sinon, l’approche qui conduit à penser que ce qui est vide n’est pas artificiel conduit à des problématiques : si tu fais de l’agriculture intensive, tu artificialises les sols et, en fait, ils sont aussi artificiels, peut-être même plus artificiels, qu’un parc bien géré en centre-ville.
Riurba
Qu’est-ce que cette approche implique pour la prise en compte du foncier ?
Franck Boutté
Revenons au sujet important, qui est la question du foncier, du sol et de la terre, ce glissement entre des termes essentiels : foncier, surface, propriété, sol, interface entre la terre et les strates sociales de la terre. Quand on parle du foncier, il y a la question du périmètre, c’est-à-dire le tracé d’un contour qui distingue ce qui se passe à l’intérieur de ce contour par rapport à l’extérieur. On a considéré qu’on pouvait détacher une partie d’un grand tout, qui est la Terre, et faire ce qu’on voulait y faire en ne se souciant pas spécialement de ce qui se faisait à côté. De la sorte, nous pouvions en prendre possession, avoir un titre de propriété, etc. De nouveau, une telle pratique soulève deux questions : limiter, c’est établir un périmètre et donc séparer, possiblement abstraire ; et deuxièmement, cela conduit, une fois que je suis propriétaire, à encadrer ce que je peux faire. Or les règles n’ont pas toujours permis de bien encadrer, et on a parfois fait à peu près n’importe quoi sur le foncier. La question est essentielle de la régulation de ce qu’il est possible de faire sur un terrain possédé par rapport à la question de la Terre comme commun.
Il faut faire l’articulation entre les services rendus par n’importe quel morceau de terre, la terre elle-même et les équilibres planétaires. Cette question de la propriété est fondamentale, car derrière la liberté relative d’appropriation d’un morceau d’un espace arraché à la terre, on retrouve le récit sur continuité, discontinuité, non-discontinuité. Les pluriels, les équilibres écologiques se jouent dans la continuité. Le cycle de l’eau est quelque chose de continu ; la climatologie, la microclimatologie sont continues. De la rotation de la terre, des équilibres atmosphériques du ciel à la brise rafraîchissante en ville et à la brise rafraîchissante ressentie en ouvrant une fenêtre, il y a une continuité.
La question du vent est aussi de l’ordre de la continuité, comme celle de la présence naturelle des sujets végétaux. C’est pourquoi les urbanistes ont commencé à parler de « continuité verte » et « continuité bleue ». Mais certaines actions créent de la discontinuité : en définissant des périmètres justement pour des pays, des régions, des départements, des villes, on a produit le foncier par le parcellaire et le cadastre. À la fin, on bâtit sur ces parcellaires et on crée la limite. Et la plus forte des discontinuités arrive quand on a érigé un mur en limite d’une parcelle : « ce morceau de la Terre est à moi. J’ai construit un mur pour me protéger, pour dire qu’il y a un dedans et un dehors, un à moi et un pas à moi, mais à l’autre ». Les actions des hommes sur Terre fabriquent de la discontinuité. On a même inventé un contrat de la discontinuité qui s’appelle la propriété.
En fait, ce qui est assez intéressant de regarder sur le territoire aujourd’hui, c’est que c’est souvent un excès de discontinuité qui met le territoire en risque. Il y a des discontinuités, il y a des risques, il y a un niveau de continuité et de discontinuité qui conduit à un mode dégradé et à mettre le territoire en risque. Il y a un niveau de la discontinuité où on a basculé, où sont rompus des équilibres écologiques essentiels, comme le cycle de l’eau, le cycle du microclimat, le cycle de la régénération. C’est l’excès d’altération de ces continuités et de ces cycles, en fait, qui met les territoires en risque.
Riurba
Comment aborder concrètement ces questions de continuité et de discontinuité ?
Franck Boutté
Que ce soit des problématiques d’artificialisation pour revenir aussi sur le sol, les problématiques de ruissellement, de salinisation des nappes, d’érosion du trait de côte, etc., tout ce grand champ de la restauration ou de la réparation, c’est essentiellement l’enjeu de rétablir une non-discontinuité. En effet, la différence entre non-discontinuité et continuité tient à ceci : la continuité, elle, est originelle, naturelle ou divine, si on veut passer par là. Donc en tant que petit être humain, on a une espèce de devoir de restauration, de réparation qui passe par le rétablissement partiel de ces continuités, qu’on peut donc appeler un travail de non-discontinuité. Nous pouvons fabriquer des artefacts de continuité, ou en tout cas de non-discontinuité, dans l’idée qu’il faut identifier à quel moment une discontinuité, une rupture de cycle ou une combinaison de plusieurs discontinuités (qui chacune ne serait peut-être pas altérante), devient source d’altération, de rupture, de risque, de péril, de dégradation, etc. Ce peut être la somme de ces discontinuités qui va créer l’altération. Dans les prises de parole que j’ai faites ces derniers temps dans les métropoles, par exemple, j’essayais d’inviter les métropoles à lancer un grand plan de l’identification de ces discontinuités, de leur nature, pour avoir ensuite une espèce de plan de réparation.
En identifiant à quel endroit recréer une ouverture, une porosité, une continuité, pour permettre à l’eau et au vent de circuler, on donne la possibilité à la nature de reprendre ses droits. Mais il faut développer une vision plutôt tridimensionnelle, parce qu’il faut s’affranchir de la surface. C’est pour ça que la question du sol – une surface étymologiquement – doit bien envisager son prolongement tridimensionnel pour aller chercher le sous-sol, le sur-sol et le sol, qu’on pourrait qualifier de strate sociale qui est en rapport avec les activités et le vivant ou les activités humaines. Ce dernier se trouve en effet entre la strate écologique inférieure (l’infrasol) et la strate écologique supérieure (le suprasol). Tout cela doit faire coexister le social et l’écologie. La question de la discontinuité n’en est que plus intéressante, parce qu’elle donne des nouveaux leviers d’action.
Je vous donne un exemple pour vous montrer que ces choses qui paraissent évidentes vont évidemment réinterroger bien des choses. À Paris, comme dans toutes les métropoles, il y a une organisation en îlots urbains qui génère une concentration d’activités et un rejet fatal de chaleur anthropique. Les températures y sont plus élevées que dans un terrain ouvert. Dans les principes d’aménagement de Paris, on a bien compris le phénomène et on engage un plan bioclimatique pour dire ce qu’il faut faire : travailler, entre autres, sur la réduction des îlots de chaleur urbains. Or il y a une observation très intéressante à mener sur les bâtiments parisiens : toutes les portes cochères qui délimitent l’espace public de l’espace privé ont été fermées. On a fait du passif ; on a fermé les portes cochères pour mettre des digicodes, pour des questions de sécurité et de plus stricte séparation entre le dedans et le dehors. Mais en fermant, on a empêché la brise rafraîchissante qui n’a plus sa place à Paris parce qu’elle ne peut plus passer. Or si on regarde bien, le Paris des immeubles Haussmann, au-delà de sa densité liée à la mitoyenneté, a beaucoup de vide, dans une articulation de pleins et de vides. Il suffirait de réouvrir les portes cochères pour gagner quelques degrés de température ressentie en ville. Bien sûr, la chose ne serait pas si simple à organiser en pratique. On pourrait remplacer les portes cochères par des éléments perméables, laisser la possibilité que cette double porte reste davantage ouverte, la remplacer par une grille… Tout d’un coup, on remet un élément naturel dans quelque chose qui est fondamentalement un artefact. Et c’est l’histoire de la discontinuité que l’on retrouve également quand on réfléchit au cycle complet de l’eau. Nous avions réfléchi de cette manière pour l’étude menée pour la métropole de Montpellier, en vue de la révision de son SCoT. En plus des services techniques, nous avions mobilisé une équipe de concepteurs, de paysagistes et d’ingénieurs, pour avoir une vision différente de la métropole avant de la transcrire dans les objectifs du SCoT.
Sur cette étude, nous avions formulé une relecture complète métaboliste pour tenir compte du fonctionnement de la métropole de Montpellier, en prenant en compte les risques : érosion du trait de côte, salinisation des nappes, non-réalimentation des nappes phréatiques, ruissellement, stress hydrique, espaces de forêts, etc. Sur ce territoire, l’échelle de la métropole était la bonne échelle pour comprendre, ce qui n’est sans doute pas le cas de toutes les métropoles. Il fallait reconstruire les cycles en donnant des feuilles de route à chacune des entités territoriales différenciées (ville centre, petites villes, villages, terres agricoles, etc.) pour neutraliser les risques.
Riurba
Cela nous renvoie à des échelles plus grandes…
Franck Boutté
En effet, la dernière question est : comment gérer les grands enjeux écologiques qui prennent du temps ? Nous parlons surtout d’adaptation, alors qu’en fait il faudrait aussi proposer un projet de réparation qui demande une forme de continuité, pour ne plus seulement défaire mais réparer. Du point de vue environnemental et écologique, la soutenabilité impose de comprendre la question du chaînage : on hérite d’un amont qui peut être temporel, géographique, spatial, etc. Il faut une articulation des échelles, qui s’appelle de la géographie à l’intime. On hérite d’un amont et on a une responsabilité sur un aval.
Cela peut être très concret, comme se demander d’où viennent les vents ? Or quand on travaille sur une opération, on pense au périmètre, au foncier, et il faut revenir à ce qu’il y a en amont, évidemment : la parcelle, le foncier, le territoire, la ZAC, etc. Mais il faut aussi se demander dans quelles grandes entités géospatiales, territoriales, géographiques, naturelles, tout cela s’inscrit ? Ensuite, on revient à l’échelle plus infra, le parcellaire, les cessions foncières, etc. En quoi je prends en compte que ce que je réalise impacte les échelles infra avant que de nouveaux acteurs traitent cette échelle. C’est un passage de relai entre tous les acteurs de la planification territoriale, de l’aménagement urbain, de la construction du bâtiment, enfin des personnes qui vont occuper ce territoire et y vivre. J’aime bien cette idée : « on hérite d’un amont et on est responsable d’un aval », pour dépasser la logique actuelle des documents d’urbanisme périmétrique dans lesquels ne se pose pas suffisamment la question du passage de relai.