juillet 2016
La planification stratégique
Grand Montréal : la planification
peut-elle être stratégique ?
Grand Montréal : la planification peut-elle être stratégique ?,
Riurba no
2, juillet 2016.
URL : https://www.riurba.review/article/02-planification-strategique/montreal/
Article publié le 1er juil. 2016
- Abstract
- Résumé
Can planning be strategic? The Greater Montreal Area
This article analyses the role of the supposedly strategic and collaborative metropolitan planning of Greater Montreal in the organization of territorial collective action devices. It shows that it took a discursive and procedural turn, rather than a strategic or collaborative one. Its scalar leap has transformed it from a perspective of technical expertise to an approach of interactive incrementalism based on local authorities and the civil society. This shift has made it an instrument of governance dedicated to creating a sense of belonging, scenes of collaboration and opportunities for the reciprocal legitimization of public authorities and civil society. Rather than a resurgence of the plan, this article illustrates its exploitation for political purposes.
Cet article analyse la place de la planification métropolitaine prétendument stratégique et collaborative du Grand Montréal au sein des dispositifs d’organisation de l’action collective territoriale. Il montre qu’elle a pris une tournure davantage discursive et procédurale que stratégique ou collaborative. Son saut d’échelle l’a fait passer d’un registre d’expertise technique à une optique d’incrémentalisme interactif axé sur les autorités locales et la société civile. Ce glissement en a fait un instrument de gouvernance voué à la création d’un sentiment d’appartenance, de scènes de collaboration et d’occasions de légitimation réciproque des autorités publiques et de la société civile. Plutôt qu’un retour en force du plan, cet article illustre son instrumentalisation à des fins politiques.
post->ID de l’article : 4504 • Résumé en_US : 4898 • Résumé fr_FR : 4895 •
Introduction
En 2011, suivant l’exigence de planification stratégique et de consultation publique du gouvernement du Québec, les élus du Grand Montréal ont mis en débat leur tout premier Plan Métropolitain d’Aménagement et de Développement (PMAD). Dans quelle mesure cet exercice correspond-il aux préceptes des modèles stratégique et collaboratif ? Quels ont été ses effets sur la dynamique de planification du Grand Montréal ? Je relate l’épisode du PMAD en confrontant ses étapes et ses caractéristiques à celles des modèles stratégique (Albrechts, 2001[1]Albrechts L. (2001). In Pursuit of New Approaches to Strategic Spatial Planning: A European Perspective, International Planning Studies, n° 6(3), p. 293-310. ; Kaufman, Jacobs, 1987[2]Kaufman J, Jacobs H. (1987). A Public Planning Perspective on Strategic Planning, Journal of the American Planning Association, n° 53(1), p. 23-33.) et collaboratif (Healey, 1997[3]Healey P. (1997). Collaborative Planning: Shaping Places in Fragmented Societies, Vancouver, UBC Press. ; Innes, Booher, 1999[4]Innes J, Booher D. (1999). Consensus Building and Complex Adaptive Systems: A Framework for Evaluating Collaborative Planning, Journal of the American Planning Association, n° 65(4), p. 412-423.). Je mets en lumière les évolutions procédurales et substantielles de la planification montréalaise. Je révèle les points de contact entre ces modèles et l’approche plutôt incrémentale et interactive adoptée durant cet épisode.
Je m’appuie sur l’analyse thématique d’articles de presse, de documents de planification, du débat sur le PMAD et d’entretiens avec 26 acteurs clés de la planification montréalaise. Je soutiens que cet exercice a emprunté davantage à l’incrémentalisme qu’au modèle stratégique et s’est révélé plus interactif que collaboratif. Je conclus que l’épisode du PMAD renouvelle la planification autrement que ce qu’escomptaient ses commanditaires, et que la souscription aux idéaux de la gouvernance contribue à ce glissement des modèles stratégique et collaboratif vers un incrémentalisme interactif.
Planification stratégique et incrémentalisme
La planification stratégique est issue de pratiques du monde des entreprises développées dans les années 1960. Elle procède en évaluant les occasions et les menaces de l’environnement d’intervention ; en sélectionnant des enjeux-clés ; en divisant les finalités et les buts recherchés en objectifs ; en déterminant des cibles générales ; en évaluant les forces, les faiblesses, les coûts, les bénéfices et les impacts des orientations envisagées ; en développant des buts, des objectifs et des stratégies ; en produisant un plan de mise en œuvre ; et en assurant son suivi pour évaluer l’atteinte des objectifs, mettre à jour le plan et réviser les priorités (Kaufman, Jacobs, 1987[5]Kaufman J, Jacobs H. (1987), op. cit.). Planifier stratégiquement réactualise les priorités en continu, plutôt que de produire un schéma indicateur à long terme (Proulx, 2008[6]Proulx MU. (2008). 40 ans de planification territoriale au Québec, dans Gauthier M, Gariépy M, Trépanier MO (dir.), Renouveler l’aménagement et l’urbanisme : planification territoriale, débat public et développement durable, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, p. 23-54.). Ce processus se limite à peu d’enjeux stratégiques, élargit et diversifie l’engagement, engendre de nouveaux cadres cognitifs ainsi que de nouvelles façons de construire des ententes, de s’organiser et de se mobiliser pour s’influencer et, en définitive, conçoit des structures et du contenu pour transformer l’espace, influencer l’architecture institutionnelle et développer des théories substantives (Albrechts, 2001[7]Albrechts L. (2001), op. cit.).
L’incrémentalisme mène à la prise de décisions par des comparaisons systématiques, limitées et successives. La sélection des buts et l’analyse de l’action requise pour les atteindre sont entrelacées et simultanées. Ce modèle considère inappropriée toute analyse de l’adéquation entre les fins et les moyens. L’analyse des procédures est indépendante de celle des finalités potentielles. Planifier par incrémentalisme est un processus constant dont la durée et l’ampleur des effets sont par essence limitées. L’adéquation des politiques se mesure au niveau d’accord entre les acteurs, et non à leur capacité à atteindre une fin convenue. Cette analyse ne porte ni sur les potentiels résultats, ni sur les politiques alternatives, ni sur les valeurs affectées. Les décisions prises par incrémentalisme visent l’adaptation immédiate des mesures en fonction de l’évolution des contextes : « Policy is not made once and for all; it is made and re-made endlessly. Policy-making is a process of successive approximation to some desired objectives in which what is desired itself continues to change under reconsideration » (Lindblom, 1959[8]Lindblom C. (1959). The Science of “Muddling Through”, Public Administration Review, n° 19(2), p. 86.).
L’incrémentalisme, basé sur les décisions, est opposé au paradigme rationnel global, basé sur la théorie et la vision. Il postule le caractère éclaté et disjoint de la prise de décisions par de multiples acteurs. Il ne poursuit ni buts ni objectifs mais plutôt des valeurs et des finalités implicites. Les décisions sont appuyées sur les résultats des actions passées et non sur une évaluation des conséquences des options. Il vise de multiples améliorations marginales successives par essais, erreurs et corrections en fonction des moyens disponibles. C’est un modèle de « planification par petits pas éclatés » (Proulx, 2008[9]Proulx MU. (2008), op. cit.).
L’épisode du PMAD
Le Grand Montréal dispose d’une instance de planification métropolitaine depuis 1970 et de la Communauté Métropolitaine de Montréal (CMM) depuis 2001. À l’aube de l’épisode du PMAD, ses élus n’avaient toutefois pas encore adopté de plan à cette échelle. Quarante ans d’opposition entre les élus urbains et suburbains de l’île de Montréal ont paralysé son gouvernement et sa planification (Sancton, 1998[10]Sancton A. (1998). La CUM dans le contexte canadien, dans Bélanger Y, Comeau R, Decrochers F (dir.), La CUM et la région métropolitaine : l’avenir d’une communauté, Québec, Presses de l’Université du Québec, p. 34-36. ; Trépanier, 1998[11]Trépanier MO. (1998). Metropolitan Governance in the Montreal Area , dans Rothblatt D, Sancton A (dir.), Metropolitan Governance Revisited: American/Canadian Intergovernmental Perspectives, Berkeley, Institute of Governmental Studies Press, p. 57-120.). Un conflit opposant le milieu municipal à la CMM sur le transfert de compétences en aménagement initialement prévu par le gouvernement a fait avorter l’adoption d’un schéma métropolitain en 2005 (Douay, 2008[12]Douay N. (2008). La planification métropolitaine montréalaise à l’épreuve du tournant collaboratif, dans Gauthier M, Gariépy M, Trépanier MO (dir.), Renouveler l’aménagement et l’urbanisme : planification territoriale, débat public et développement durable, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, p. 109-136. ; Guay, 2009[13]Guay PY. (2009). Le projet de schéma métropolitain d’aménagement et de développement : autopsie d’un échec, dans Delorme P (dir.), Montréal aujourd’hui et demain : politique, urbanisme, tourisme, Montréal, Liber, p. 41-75.). Les décideurs du Grand Montréal se sont concertés au lendemain de cet échec et ont redéfini leurs prérogatives en aménagement. La réforme des compétences qui s’en est suivie a lancé un nouvel exercice de planification.
Comme le gouvernement du Québec le lui exigeait par cette réforme, la CMM (2011[14]Communauté Métropolitaine de Montréal (CMM). (2011). Un Grand Montréal attractif, compétitif et durable : projet de plan métropolitain d’aménagement et de développement, Montréal, CMM.) a soumis au débat son tout premier PMAD. La souscription du gouvernement au modèle stratégique requiert que le PMAD découle d’un énoncé de vision stratégique. Cet énoncé indique que le Grand Montréal entend être d’ici à 2025 une communauté dont l’économie est attractive, compétitive, responsable et solidaire ; qui a à cœur les préoccupations des citoyens ; reconnue pour sa tolérance et son ouverture ; et dotée d’un cadre de vie exceptionnel et d’un environnement préservé et mis en valeur (CMM, 2003[15]Communauté Métropolitaine de Montréal (CMM). (2003). Vision 2025. Cap sur le monde : bâtir une communauté compétitive, attractive, solidaire et responsable. Document d’énoncé de vision, Montréal, CMM.).
Le PMAD souhaite relever ces défis d’aménagement, de transport et d’environnement en fixant 14 objectifs inspirés de cette vision et déclinés en 30 critères. En matière d’aménagement, il vise à canaliser 40 % de la croissance autour des stations de transport collectif, à augmenter la densité résidentielle des banlieues, à accroître de 6 % la superficie des terres agricoles en culture et à délimiter un périmètre d’urbanisation pour freiner l’étalement. En matière de transport, il vise à augmenter à 35 % la part modale du transport collectif en pointe matinale d’ici à 2031 et à parachever cinq autoroutes pour soutenir le déplacement des personnes et des marchandises. En matière d’environnement, il vise à protéger 31 boisés, les rives, le littoral, les plaines inondables, les milieux humides, les paysages et le patrimoine bâti d’intérêt métropolitain. Cette segmentation du PMAD en orientations déclinées en objectifs assortis de critères est fidèle au modèle stratégique.
Comme l’indique son titre, Un Grand Montréal attractif, compétitif et durable, le PMAD doit (faire) respecter les orientations du gouvernement québécois (MAMM, 2001[16]Ministère des Affaires Municipales et de la Métropole (MAMM). (2001). Une vision d’action commune : cadre d’aménagement et orientations gouvernementales. Région métropolitaine de Montréal, 2001-2021, Québec, Gouvernement du Québec.) dans une optique d’attractivité, de compétitivité et de développement durable. La CMM a adopté son PMAD (légèrement) révisé après 17 séances d’audition des 344 mémoires de citoyens, de municipalités, d’institutions et d’organisations de la société civile tenues dans les cinq secteurs de la région. Ce débat fut le point d’orgue de 18 mois de concertation avec le gouvernement et les 14 autorités régionales du Grand Montréal, subsidiaires de la CMM. Au-delà de la souscription de la région au modèle stratégique, cet exercice a marqué le passage de la planification grand-montréalaise d’un registre d’expertise technique à une optique incrémentale axée sur la collaboration. Cette nouvelle façon de procéder vise à faire avancer la planification pas à pas à chaque itération des documents produits par chaque palier, du niveau provincial à l’échelon local, au cours des prochaines décennies. Voici comment cette transition s’est effectuée durant l’épisode du PMAD.
Co-construction itérative
Selon le responsable de l’aménagement à la CMM, le PMAD a été un catalyseur d’abord technique, en associant les planificateurs régionaux, puis politique large, en intégrant les élus et la société civile aux réflexions métropolitaines. Il a ainsi pris appui sur des bases solides, partagées à grande échelle. Selon lui, le PMAD est « une résultante, le fruit d’une demande de la société civile », exprimée notamment dans le cadre de l’« Agora citoyenne sur l’aménagement et le développement de la région métropolitaine de Montréal » organisée par l’Institut de Politiques Alternatives de Montréal (IPAM) en décembre 2010. Le plan constitue ainsi à la fois le fruit d’un alignement politique inédit en faveur de l’aménagement métropolitain et un vecteur de renforcement de cet alignement « qui lui-même avait fait mûrir le fruit ». À cette enseigne, selon un maire de banlieue, le PMAD « constitue, sur le plan de la culture politique, un bon considérable en avant ». Le responsable de la CMM se réjouit que le PMAD soit plus qu’un simple plan : « il était un document légal assorti d’obligations ; il est devenu une base de travail ». L’enjeu sera donc que la région maintienne cet alignement politique large afin qu’il survive au-delà de son adoption.
La philosophie de ce responsable de la CMM face à la planification et l’esprit qu’il inculque à son organisation en la matière rompent explicitement avec le registre technique qui prévalait jusqu’alors (Douay, 2008[17]Douay N. (2008), op. cit. ; Guay, 2009[18]Guay PY. (2009), op. cit.) : « L’aménagement doit rester un jeu où les acteurs doivent pouvoir s’exprimer. On l’a souvent enfermé dans un élément très technique, très réglementaire : “On va demander un permis à la Ville”. “On émet un permis sur la base d’un règlement de zonage” (qui n’est pas nécessairement appuyé sur une planification à long terme de la ville). On l’a enfermé dans des choses qu’on pouvait marquer noir sur blanc entre deux lignes — et plus c’était simple, plus c’était facile à appliquer. Et je ne pense pas que c’est ça, l’aménagement. Je pense qu’il faut laisser tout le monde s’exprimer et arriver à des documents qui peuvent être imparfaits et qui vont devoir être changés plus souvent mais qui vont correspondre un peu plus à la difficulté de concevoir la ville. Un règlement de zonage qui reste en vigueur pendant quinze ans est un mauvais règlement de zonage, parce que ça ne se peut pas que pendant quinze ans les préoccupations des gens ne changent pas ».
Il postule d’abord la nécessité de permettre aux acteurs politiques, techniques et civiques de s’exprimer sur le contenu et les finalités de l’aménagement, plutôt que de les abandonner aux experts. Il milite ensuite pour un éloignement par rapport à leur caractère technique, réglementaire, pour plutôt miser sur le ralliement politique et la bonne foi des acteurs pouvant influencer le contenu des documents de planification en fonction de leurs prérogatives et de leurs intérêts. Il propose de décliner les orientations métropolitaines dans les schémas, les plans et les règlements en en respectant l’esprit plutôt que la lettre. Il invite à embrasser le flou, l’incertitude et la complexité, caractéristiques de l’action collective s’appliquant par asymétrie à une variété de contextes particuliers. Il recadre la planification et l’aménagement dans une optique favorable au foisonnement d’opinions, à l’imperfection des « brouillons » et à la nécessité de révision fréquente. Il rejette le débat public restreint, le discours unique qui détermine d’emblée l’intérêt général, la rigidité et l’inflexibilité de dispositions qui doivent s’appliquer pendant longtemps sans être révisées en fonction des contingences et des évolutions conjoncturelles. Il souhaite en somme assurer l’adéquation contextuelle constante de la planification et de l’aménagement par rapport à l’évolution des préoccupations de leurs protagonistes et de leurs bénéficiaires. Cette approche s’apparente à la méthode de comparaison constante propre à l’incrémentalisme.
Une mairesse de banlieue défend également cette perspective. Selon elle, le PMAD « doit être vivant et malléable en fonction de l’avancée de la conscience collective et des opportunités terrain de faire des choses ». Dans cette optique, les autorités publiques doivent « apporter de l’eau au moulin », pour reprendre la terminologie du responsable de la CMM. Selon lui, les documents de planification « sont des éléments qui peuvent et doivent devenir très complexes. Si on apporte peu d’eau au moulin, on risque d’avoir exactement la même traduction, à la fin, de trucs dont on croit parfois à tort qu’ils correspondent à un certain désir des gens ». Les planificateurs doivent donc associer les élus et la société civile à leur co-construction initiale puis à chacune de leurs itérations successives, comme la CMM l’a fait par l’épisode du PMAD et l’Agora métropolitaine (que je présente ci-dessous). Qu’elle se soit appuyée sur ses partenaires régionaux plutôt que de leur imposer une interprétation technique des orientations du gouvernement a de plus contribué à jeter les bases d’une gouvernance harmonieuse pour la région.
Planification incrémentale
La souscription accrue des élus et des planificateurs du Grand Montréal aux préceptes d’une telle gouvernance affecte la substance et les procédures de la planification. En a découlé l’importante marge de manœuvre laissée aux autorités régionales et le respect de leur autonomie locale au nom du principe de subsidiarité. Cette approche constitue une clé de la construction de l’acceptation et de la mise en adéquation contextuelle de la CMM et de sa planification par les milieux régional et local. Le directeur général d’une autorité régionale de la banlieue sud y voit une des forces et l’innovation la plus déterminante de l’approche renouvelée de la CMM : « le PMAD envoie beaucoup d’enjeux clés à l’échelle régionale en laissant le milieu s’ajuster et il laisse une place au monde supralocal ». Or, avant la réforme de 2010, la CMM ne pouvait procéder ainsi « parce qu’il n’y avait pas de zone tampon entre le local et le métropolitain ». Elle était « obligée de tout assumer ou de tout laisser au milieu local », ce qui n’était ni souhaitable ni envisageable, à son avis. Selon un de ses homologues de la banlieue nord, la grande souplesse du PMAD a rallié même les élus suburbains, jusqu’alors très réfractaires à l’intervention de la CMM. C’est toutefois là une lame à deux tranchants, selon lui, car elle leur laisse en contrepartie la latitude pour poursuivre la suburbanisation monofonctionnelle et éparse. Que douze des quatorze autorités régionales n’aient pas respecté l’échéance légale initiale de deux ans pour inscrire leur schéma en concordance avec le PMAD renforce cette crainte.
Transformer la planification en un processus continu a aussi rendu possible un certain cheminement réciproque des élus et des planificateurs du Grand Montréal vers un nouveau terrain d’entente : le va-et-vient entre planification métropolitaine, aménagement régional et urbanisme local par incrémentalisme. L’épisode de 2011 a considérablement transformé les conceptions des parties prenantes de la planification. Le PMAD n’est pour la forte majorité des acteurs interviewés qu’un point de départ. Il est « le mieux que les acteurs de la région pouvaient livrer comme premier geste ». Selon le responsable de la CMM, il est « une transcription de ce que l’on considère actuellement être le plus faisable pour la région ». Dans ces circonstances, « le défi, à partir de maintenant, c’est d’aller plus loin ; de prendre chaque point puis de le porter plus loin ». Beaucoup d’acteurs évoquent cette idée : selon le directeur général d’une autorité régionale de la banlieue nord, « en travaillant avec, on se dit qu’on peut aller plus loin » ; et selon son homologue de la banlieue sud, la conjoncture créée par le PMAD permet de « pousser [les] communautés à aller plus loin sur une meilleure gestion de l’urbanisation ».
Leur conception face au PMAD s’apparente à la planification par petits pas éclatés, semblable à la démarche d’un individu faisant deux pas vers l’avant, un pas vers l’arrière et ainsi de suite. Le responsable de la CMM la compare au « principe de la saucisse Hygrade[19]La publicité pour ce produit, très populaire en Amérique du Nord durant les Trente glorieuses, prétendait que plus elle était fraîche, plus on en mangeait et, réciproquement, que plus on en mangeait, plus elle était fraîche. » : en révisant leur schéma, les autorités régionales « iront plus loin » que le PMAD, puis en révisant le PMAD, la CMM « ira plus loin » que l’autorité régionale qui était allée le plus loin dans son schéma, et ainsi de suite. Son objectif est que les autorités régionales et locales « les plus avancées » servent de « modèles » à leurs voisines et que les citoyens de ces voisines enjoignent leurs décideurs à en faire de même. Cet appui de tous les acteurs sur leurs partenaires — la CMM sur les autorités régionales, ces autorités sur les municipalités qu’elles regroupent, et ces municipalités les unes sur les autres et sur leurs citoyens — illustre l’approche de gouvernance collaborative et de planification incrémentale et itérative à laquelle le Grand Montréal a souscrit par l’épisode du PMAD.
Planification interactive
Les objectifs du PMAD en matière d’aménagement (délimiter et orienter l’urbanisation, augmenter la densité, accroître les surfaces cultivées) montrent que malgré le récent saut d’échelle de la planification grand-montréalaise pour embrasser le territoire métropolitain et ses enjeux, elle peine à s’affranchir de l’héritage spatial de l’aménagement régional et de l’urbanisme local. Sur le plan substantiel, elle demeure traditionnelle, focalisée sur la régulation de l’usage des sols par la production de plans et l’application de règlements. La réalisation de projets et d’objets particuliers n’est que subsidiaire, dans le PMAD, et laissée aux autorités régionales et locales (responsables de la canalisation de l’urbanisation, de l’articulation du réseau cyclable récréotouristique métropolitain, de la protection des boisés, des milieux humides et des paysages, etc.). Sur le plan procédural, en revanche, l’épisode du PMAD révèle que le saut d’échelle de la planification grand-montréalaise l’a fondée sur de nouvelles bases en apparence collaboratives. Le PMAD constitue un instrument de gouvernance voué à la création chez les élus et les citoyens d’un sentiment d’appartenance au territoire métropolitain, de scènes de collaboration interscalaire et intersectorielle et d’occasions de mise à contribution de la société civile aux exercices de planification.
Par l’épisode du PMAD, la CMM souhaitait renforcer le soutien populaire à sa planification en informant la population sur ce processus et en interagissant avec les citoyens et les groupes d’intérêt, comme l’indique l’employée de la CMM qui a piloté cette interaction : « On informait les gens, on alimentait les médias ; on voulait faire du bruit. On voulait que les gens soient parties prenantes et saisissent le dossier pour le défendre dans la région. L’important n’était pas nécessairement de défendre le plan mais la planification métropolitaine ».
Cette distinction est fondamentale. Pour défendre le plan, la population mobilisée aurait dû y voir un contenu auquel elle souscrivait et que d’autres acteurs s’y opposent, afin que les participants au débat public le promeuvent, le pourfendent et argumentent pour rallier leurs opposants. Pour défendre la planification métropolitaine, en, par et pour elle-même, en revanche, la CMM devait prouver la pertinence de planifier le territoire à cette échelle en montrant que la population se préoccupait des enjeux associés à ce processus et souhaitait que l’intervention des élus et planificateurs du Grand Montréal y réponde. L’accent de la stratégie de relations publiques de la CMM et du débat sur le PMAD pouvait dès lors glisser de sa substance (ses orientations, ses objectifs et ses critères) à l’importance de l’adopter. Cette défense de la planification métropolitaine a été couronnée de succès, car les acteurs politiques de la région ne s’y opposent plus. L’épisode du PMAD a servi davantage à rallier les acteurs de tous horizons autour d’un exercice et d’une vision de planification consensuels qu’à produire un plan encadrant l’aménagement de la région et balisant strictement sa mise en œuvre par les paliers régional et local. La planification du Grand Montréal est plus interactive que collaborative, pour reprendre un autre terme de Proulx (2008[20]Proulx MU. (2008), op. cit.). Puisque l’intelligence collective est par essence dispersée et éclatée, cette planification s’appuie sur une mobilisation sociale élargie et sur une prise en main collective grâce au dialogue et à l’échange entre les acteurs. Cette gouvernance intensifiée accroît la capacité de production et de mise en œuvre de la planification par ses responsables et, réciproquement, les succès rencontrés par ses parties prenantes contribuent à consolider leur position respective sur le nouvel échiquier métropolitain.
Légitimation réciproque
L’épisode du PMAD a révélé que la planification du Grand Montréal importe surtout en ce qu’elle permet aux élus locaux de montrer à la société civile et au gouvernement qu’ils se parlent, s’écoutent et se concertent enfin — en somme, qu’ils ont jeté les bases d’une gouvernance collaborative et harmonieuse pour la région. Le rôle de la société civile et du gouvernement au sein de ce processus de légitimation tous azimuts est considérablement plus important depuis 2011. Cette légitimation réciproque s’opère entre la CMM et la société civile et prend Québec pour spectateur et arbitre.
Ce processus permet aux élus et aux techniciens de la CMM de montrer patte blanche à Québec en prenant pour preuve la mobilisation sans précédent de la société civile autour du PMAD. Il permet en réciproque à la société civile organisée de se présenter tant à la CMM qu’au gouvernement comme un acteur incontournable de telles démarches, capable par son expertise et son ancrage territorial de leur conférer plus de profondeur et d’adéquation sociale et environnementale. Il constitue ces élus, ces planificateurs de la CMM et ces groupes de la société civile en des acteurs crédibles, fiables et importants aux yeux à la fois du gouvernement et du grand public.
Malgré la non-conformité du PMAD aux orientations gouvernementales à maints égards, selon un haut fonctionnaire provincial, il n’était pas question pour Québec que le contenu du PMAD soit nivelé par le bas, et la société civile a joué un rôle déterminant à cette fin. Selon lui, l’intervention des groupes de pression a suscité l’intérêt de la population pour la planification métropolitaine et a forcé les élus réfractaires à « aller plus loin » — encore cette locution — en se dotant de mesures plus ambitieuses en matière d’aménagement et de protection de l’environnement. La société civile ne sait toutefois pas « l’importance qu’elle a dans le déploiement de ce processus », à son avis : « Ça a été le point tournant. Ça a donné la légitimité à la CMM d’augmenter des critères. Ça bouscule, mais depuis qu’elle a l’appui de la société civile, elle est plus légitime ».
L’insistance sans précédent de la société civile à l’augmentation des cibles et des critères du PMAD en matière d’environnement a forcé la CMM à s’engager à protéger 17 % du territoire métropolitain en créant une trame verte et bleue inspirée de la Greater Golden Horseshoe Greenbelt de la région métropolitaine de Toronto et abondamment demandée par les nombreux groupes environnementaux. Les cibles du PMAD en matière de protection des boisés, des milieux humides et des paysages naturels étaient imprécises avant que ces groupes ne monopolisent les audiences en formulant leurs revendications. C’est là un effet substantiel du débat public en aménagement et urbanisme, qui constitue dans la région un instrument de développement urbain durable (Gariépy et Gauthier, 2009[21]Gariépy M, Gauthier M. (2009). Le débat public en urbanisme à Montréal : un instrument de développement urbain durable ?, Revue canadienne de recherche urbaine, n° 18(1), p. 48-73.). Cet effet s’est toutefois limité à la protection de l’environnement, car les cibles du PMAD en matière de transport et d’aménagement sont demeurées inchangées.
Le Grand Montréal avait besoin qu’une force extérieure au réseau de parties prenantes habituelles de la planification métropolitaine intervienne de la sorte pour le faire avancer, à défaut que les élus locaux y soient disposés. Les dirigeants de la CMM désireux d’adopter un PMAD respectueux des orientations du gouvernement et de son souci que le contenu du plan ne soit pas « nivelé par le bas » ont utilisé la société civile pour « bousculer » les acteurs rétifs, pour reprendre les termes des intervenants cités précédemment. Ils les ont forcés, très progressivement et par incrémentalisme, à être volontaristes et à accepter que le plan « aille plus loin » que ce à quoi ils étaient prêts à l’origine. En ouvrant le réseau d’acteurs qui influencent la prise de décision, la gouvernance a constitué un instrument de planification. Or la réciproque est aussi vraie, car en mettant à l’ordre du jour métropolitain un plan autour duquel se sont ralliées les forces vives du Grand Montréal, la planification a constitué un instrument de gouvernance. Procéder ainsi a permis à l’administration de la CMM de montrer aux élus locaux à quel point la société civile souhaitait qu’elle fasse preuve d’ambition dans le PMAD. Selon ce haut fonctionnaire, l’institution s’en est trouvée grandement légitimée.
La planification, l’aménagement et même la notion de région métropolitaine, ou plus précisément l’existence d’un « Grand Montréal », ont aussi bénéficié de ce processus de légitimation. Rappelons que l’objectif de la mobilisation de la population était de défendre non pas le plan en particulier mais plutôt la planification en général. Le responsable de l’aménagement à la CMM prétend que la pratique même de l’aménagement est également apparue plus importante et bien mieux connue de la population, à l’issue du processus : « Il y a un avant et un après-PMAD, mais pas seulement à cause du PMAD en soi ; on n’a jamais autant parlé d’aménagement ». Ce changement réside surtout dans le fait que, corollairement à la prise d’importance de l’aménagement et de ses modalités, « la conception même de région métropolitaine, dans la perception des gens, est beaucoup plus présente qu’elle ne l’a jamais été auparavant ». Cela souligne que l’échelle de la planification doit correspondre à une réalité tangible pour être reconnue et acceptée. Le soutien du PMAD par les élus et la société civile découle naturellement de ce tout premier alignement des astres. La planification grand-montréalaise s’est déployée en s’appuyant sur la constitution, au sein de l’environnement institutionnel existant, d’une nouvelle arène politique investie et animée par les acteurs locaux. Pendant les dix premières années d’existence de la CMM, tant l’institution et son action en matière d’aménagement que la pertinence même de planifier à l’échelle métropolitaine ont été sévèrement remises en question par les élus des banlieues (Douay et Roy-Baillargeon, 2015[22]Douay N, Roy-Baillargeon O. (2015). Le transit-oriented development, vecteur ou mirage des transformations de la planification et de la gouvernance métropolitaines du Grand Montréal ?, Flux, n° 101-102, p. 29-41. ; 2016[23]Douay N, Roy-Baillargeon O. (2016). De la Communauté métropolitaine de Montréal aux métropoles françaises : retour sur 15 ans d’expériences, Métropolitiques, 15 février.). L’épisode du PMAD a atténué ces dissensions et amorcé la constitution de l’échelon métropolitain en un véritable espace délibératif (Boudreau et Collin, 2009[24]Boudreau JA, Collin JP. (2009). L’espace métropolitain comme espace délibératif ?, dans Senecal G, Bherer L (dir.), La métropolisation et ses territoires, Québec, Presses de l’Université du Québec, p. 269-285.).
L’Agora métropolitaine
La nécessité de produire les documents de planification par des échanges fructueux entre partenaires du milieu de l’aménagement revêt une importance particulière dans la région de Montréal. Le dialogue entre décideurs et techniciens est une condition essentielle de la planification collaborative, mais en va-t-il de même d’une forte mobilisation populaire ? Aux yeux des acteurs interviewés, les 344 mémoires soumis à la CMM en réaction à son PMAD sont autant de témoins probants du succès de l’épisode. Cette impressionnante production est en bonne partie attribuable aux pressions de la CMM sur les organisations influentes de la société civile afin qu’elles se mobilisent. On compte à ce titre l’IPAM, dont l’Agora de 2010 avait été très courue et a joué un rôle important dans l’émergence et le soutien d’un intérêt pour la planification métropolitaine à la veille de l’épisode du PMAD. Comme les participants ont beaucoup apprécié la formule, un grand nombre d’organismes en sont ressortis convaincus de l’importance d’organiser périodiquement de telles rencontres entre toutes les forces vives du Grand Montréal pour les faire discuter de planification et d’aménagement.
La requête en ce sens répétée par de nombreux participants au débat et reprise par le gouvernement a mené la CMM à créer l’Agora métropolitaine, une rencontre biennale associant la population au suivi de la mise en œuvre du PMAD. Elle est organisée par un comité directeur formé à parité d’élus (les membres de la commission de l’aménagement de la CMM) et de représentants de la société civile (des citoyens influents du milieu de l’aménagement). La première édition s’est tenue les 28 février et 1er mars 2013. Y furent présentés une vidéo illustrant « les rêves du Grand Montréal » pour 2031, des exposés de professeurs d’université, une table ronde réunissant « cinq jeunes, issus des cinq secteurs géographiques de la CMM, [qui] dessinent le futur », un atelier thématique sur chaque orientation du PMAD précédé d’un bilan de la mise en œuvre, et une période de discussion en plénière permettant aux citoyens de s’adresser à la CMM et aux élus.
Cette première édition a réuni 700 participants issus des divers milieux et secteurs géographiques de la région. La CMM l’a présentée comme une consultation et une association de la population au suivi de la mise en œuvre du PMAD. Elle a plutôt été le théâtre d’une communication unidirectionnelle, prenant la forme d’une conférence pour aviser la société civile des démarches de mise en œuvre du PMAD, plutôt que pour la consulter sur les interventions prioritaires et l’engager dans le suivi de sa réalisation. Elle constitue certes officiellement un gage d’ouverture de la CMM et de ses élus à une plus grande participation publique et participe d’un volontarisme relatif illustrant la prise en compte de l’impératif délibératif (Blondiaux et Sintomer, 2002[25]Blondiaux L, Sintomer Y. (2002). L’impératif délibératif, Politix, n° 15(57), p. 17-35.), passage obligé de l’urbanisme contemporain. En pratique, l’Agora consiste toutefois en une stratégie bien davantage de légitimation de la CMM et de son PMAD par la société civile et, réciproquement, de la société civile par la CMM et ses exercices de planification, dans le prolongement de l’épisode de l’automne 2011. Elle instrumente la participation publique à des fins de construction de capital politique, d’un sentiment d’appartenance au territoire métropolitain et d’une capacité de gouvernance par la planification et l’aménagement.
Les déclarations initiales de deux acteurs de premier plan du PMAD et de l’Agora étayent cet argument. Durant la conférence de presse suivant l’adoption du PMAD, le maire de Montréal et président de la CMM d’alors a déclaré : « On va tenir une agora tous les deux ans pour le suivi, pour ne pas que les gens sentent qu’on ne se préoccupe plus d’eux maintenant que nous les avons écoutés dans le cadre des audiences de cet automne ». Il est peu probable que tous ces participants au débat sur le PMAD aient demandé un mécanisme de suivi les associant étroitement à la prise de décisions en aménagement seulement pour que les élus s’en tiennent à continuer de « se préoccuper d’eux » et de « les écouter ». La lettre du ministre Lessard (2012[26]Lessard L. (2012). Lettre d’entrée en vigueur du PMAD, Québec, Gouvernement du Québec.) annonçant l’entrée en vigueur du PMAD est encore plus évocatrice à cet égard : selon lui, l’Agora vise à « poursuivre la sensibilisation de la population métropolitaine aux enjeux de développement et d’aménagement du territoire » et à « faire émerger un véritable sentiment d’appartenance à la Communauté ». Cette dernière mention constitue d’ailleurs un des objectifs explicites de la deuxième édition de l’Agora, qui s’est tenue le 5 octobre 2015 : développer la fierté d’appartenir au Grand Montréal, mettre en valeur des exemples de réussites, lever les obstacles à la mise en œuvre du PMAD et exposer des propositions novatrices. Le format de cette activité était le même que celui de l’édition précédente : des élus vantaient leurs projets et réalisations « exemplaires » entre des exposés d’« experts » puis se servaient des questions et des commentaires des citoyens et des représentants de groupes de la société civile pour promouvoir leur image de décideurs consciencieux, soucieux du développement durable et à l’écoute des besoins de leurs électeurs.
Dans ces prétendus forums de discussion, la population et la société civile sont cantonnées dans une position de récepteurs passifs d’un discours convenu plutôt que d’acteurs appelés à construire les projets et leur acceptabilité. Ces volontés participent d’une perspective de relations publiques diamétralement opposée à celle d’inclusion et d’écoute que les participants au débat ont demandée avec insistance durant l’épisode du PMAD. Lafortune et Collin (2011[27]Lafortune ME, Collin JP. (2011). Building metropolitan governance capacity: The case of the Communauté métropolitaine de Montréal, Canadian Public Administration, n° 54(3), p. 399-420.) auraient encore raison d’affirmer, malgré l’adoption du PMAD et la tenue des deux premières éditions de l’Agora métropolitaine, qu’il n’y a toujours pas de mécanisme officiel pour engager la société civile dans le processus décisionnel de la CMM.
L’épisode du PMAD et ses suites ne respectent en effet que quelques-uns des critères d’un bon processus de planification collaborative (Innes et Booher, 1999[28]Innes et Booher. (1999), op. cit.). Sur le plan procédural, ces démarches étaient certes ouvertes aux représentants de tous types d’intérêts et témoignaient d’un engagement durable ainsi que d’une volonté de maintien de l’intérêt des participants en les informant en profondeur, mais leur conduite n’a pris appui ni sur une auto-organisation et une auto-détermination des règles, des objectifs, des tâches et des sujets de discussion par les participants, ni sur un encouragement à la remise en question du statu quo, ni — surtout — sur une recherche de consensus seulement après que les discussions aient exploré en détail tous les enjeux et les intérêts. Quant aux résultats, ces exercices ont certes ouvert la porte à un apprentissage collectif entre les participants (surtout les élus et planificateurs) et à la création de capital politique et social pour les acteurs du processus de légitimation tous azimuts décrit ci-dessus, mais ils n’ont ni permis de dénouer des impasses persistantes quant à l’aménagement et au développement de la périphérie suburbaine, ni déclenché de profonds changements d’attitudes, de comportements, d’actions, de partenariats, de pratiques et d’institutions. Il est trop tôt pour déterminer si l’épisode du PMAD et ses suites rendront les pratiques et les institutions plus flexibles et en réseaux et s’ils aideront les communautés à mieux se préparer à répondre de manière créative aux changements et aux conflits. L’accent accru dans le cadre des processus de planification récents sur la collaboration entre acteurs de divers paliers et secteurs laisse toutefois présager une transformation progressive des façons de faire en faveur d’une gouvernance plus ouverte et inclusive.
Les dynamiques politiques du Grand Montréal depuis l’épisode du PMAD correspondent donc principalement au premier des trois ordres d’effets de la construction de consensus associée à la planification collaborative (Innes et Booher, 1999[29]Innes et Booher. (1999), op. cit.) : l’accroissement du capital social, intellectuel et politique découlant de ces exercices et débouchant sur des ententes de qualité et des stratégies novatrices. La mise en œuvre du PMAD nécessite d’établir de nouveaux partenariats, de coordonner les actions des divers échelles et secteurs, et de partager les apprentissages des élus et des planificateurs avec la communauté dans son ensemble, soit le deuxième ordre d’effets, qui se solde selon Innes et Booher (1999) par une transformation des pratiques et des perceptions. La création de nouvelles institutions, l’émergence de nouvelles normes et méthodes de découverte et la prolifération de nouveaux discours, associées au troisième ordre, sont toutefois plus improbables.
Conclusion
Le glissement récent de la planification métropolitaine du Grand Montréal du modèle stratégique à l’incrémentalisme dans le cadre de l’épisode du PMAD illustre les lacunes de ce modèle et la façon par laquelle les acteurs tentent de les pallier. Mintzberg (2004[30]Mintzberg H. (2004). The Rise and Fall of Strategic Planning: Reconceiving Roles for Planning, Plans, Planners, New York, Free Press.) synthétise ces lacunes en détaillant les trois sophismes de la planification stratégique :
- Celui de la prédétermination, selon lequel la planification stratégique serait prétendument capable de prédire et de contrôler l’avenir, ce à quoi elle n’est jamais parvenue avec succès ;
- Celui du détachement, selon lequel la formulation des stratégies et la gestion des opérations qui en découlent doivent être séparées, ce qui engendre des incohérences au fil du temps et entre les services responsables de ces deux étapes ;
- Celui de la formalisation, selon lequel la détermination des stratégies puisse être formalisée, donc que l’innovation puisse être institutionnalisée, ce qui ne s’est jamais avéré, car les systèmes en place sont incapables de détecter les discontinuités dans ce processus, d’associer toutes leurs parties prenantes, de mettre en place un contexte propice à la créativité et de se transformer sur la base d’intuitions.
Mintzberg (2004) conclut que « planification stratégique » est un oxymore. Selon lui, la planification du changement se fait à la marge, suivant une étendue limitée et de manière incrémentale, car ses stratégies et ses procédures respectent l’orientation établie de l’action publique et se déploient en fonction de catégories existantes plutôt que par innovation. Il découle logiquement que les autorités souhaitant planifier stratégiquement soient forcées de s’adapter en cours de processus.
La planification grand-montréalaise, voulue à l’origine stratégique et collaborative, a pris une tournure plutôt incrémentale et interactive, redonnant aux élus et aux planificateurs l’importance qu’ils avaient perdue au cours des dix premières années d’existence de la CMM, marquées par des conflits internes et de profondes remises en question de sa mission. L’épisode du PMAD a opéré une distanciation du contenu du plan par rapport aux prescriptions de l’énoncé de vision stratégique de 2003 et des orientations du gouvernement, qui « allaient trop loin » pour les élus des banlieues, selon leurs dires. Le but était de laisser davantage de marge de manœuvre aux autorités régionales et locales dans la transposition des orientations dans leurs schémas, leurs plans et leurs règlements. Cet éloignement des préceptes de la planification stratégique et ce rapprochement des modalités de l’incrémentalisme renvoient les participants au débat public en aménagement dans un rôle subsidiaire inscrit dans le sens contraire à la prétendue souscription à l’idéal de la planification collaborative. Il ouvre en revanche la voie à un aménagement interactif et itératif associant les autorités de tous les paliers au sein d’un processus de va-et-vient.
Les particularités du cas grand-montréalais remettent en question l’étanchéité présumée de ces modèles de planification. Dans le respect des principes du modèle stratégique, le PMAD contient un portrait (sommaire) des forces, des faiblesses, des occasions et des menaces de l’aménagement du Grand Montréal, et est accompagné d’un plan de mise en œuvre des actions et des mesures d’application qui en découlent et qui font l’objet d’un suivi qui guidera sa révision, prévue en 2017. Il échoue toutefois à ne sélectionner qu’un nombre limité d’enjeux prioritaires, à faire correspondre à ses buts des objectifs opérationnels pour les atteindre et à mesurer les coûts, les bénéfices et les impacts des actions envisagées.
L’épisode du PMAD montre que la planification grand-montréalaise vise un engagement large et diversifié au sein de son processus, la construction de nouvelles ententes et mobilisations ainsi que l’incorporation du suivi, de la rétroaction et de la révision des actions en fonction des résultats de la mise en œuvre. En raison de la realpolitik métropolitaine et de son lourd héritage, elle se cantonne certes au développement de stratégies pragmatiques contraintes par les structures de pouvoir et les divergences de valeurs entre les acteurs des villes centrales et des banlieues. Ce cantonnement limite toutefois considérablement son influence et sa capacité de gestion de la transformation de l’espace ainsi que le caractère novateur des idées qu’elle élabore et des processus par lesquels elle entend les (faire) appliquer. Son portrait d’ensemble, en demi-teinte, présente ainsi des caractéristiques des modèles tant stratégique qu’incrémental. Ses ambitions en matière de collaboration et d’interaction révèlent en fait davantage son caractère discursif. Le cas du Grand Montréal illustre ainsi avec éloquence la relation symbiotique qui unit la planification et la gouvernance, à l’échelle métropolitaine, l’une étant un instrument de l’autre et vice-versa.
Cette situation met en lumière une forme inattendue de retour en force de la planification et du plan : leur instrumentalisation à des fins politiques. Plusieurs aspects de l’épisode du PMAD et de ses suites font de la planification un instrument de gouvernance. La participation publique a été utilisée par la CMM pour secouer les autorités régionales et locales afin qu’elles lui emboîtent le pas en rouvrant le dossier de l’aménagement régional ainsi que pour prendre appui sur la mobilisation massive de la société civile de la région (qu’elle a en bonne partie soutenue en coulisses) afin de se légitimer et de permettre à ses élus d’en faire de même. Réciproquement, la société civile a elle aussi profité du débat sur le projet de PMAD pour assurer sa légitimation aux yeux de la CMM et de ses élus. Ce rapprochement de toutes les parties prenantes de l’aménagement du Grand Montréal découle et participe du passage de la planification métropolitaine à l’heure de la co-construction itérative et de l’incrémentalisme.
Cette situation est-elle particulière au Grand Montréal ou se présente-t-elle de manière similaire dans d’autres agglomérations comparables ? La métropole québécoise est-elle un cas exceptionnel de planification par et pour l’élaboration et la propagation d’un discours rassembleur, ou reproduit-elle une dynamique qui se répercute aussi dans les villes d’Europe ? La recherche en urbanisme a tout intérêt à se saisir de ces interrogations et à se pencher en détail sur ce phénomène de glissement de la planification, notamment à la lumière de ses conséquences sur la capacité des pouvoirs publics à (faire) respecter leurs objectifs de politique publique par l’aménagement des territoires métropolitains.
[1] Albrechts L. (2001). In Pursuit of New Approaches to Strategic Spatial Planning: A European Perspective, International Planning Studies, n° 6(3), p. 293-310.
[2] Kaufman J, Jacobs H. (1987). A Public Planning Perspective on Strategic Planning, Journal of the American Planning Association, n° 53(1), p. 23-33.
[3] Healey P. (1997). Collaborative Planning: Shaping Places in Fragmented Societies, Vancouver, UBC Press.
[4] Innes J, Booher D. (1999). Consensus Building and Complex Adaptive Systems: A Framework for Evaluating Collaborative Planning, Journal of the American Planning Association, n° 65(4), p. 412-423.
[5] Kaufman J, Jacobs H. (1987), op. cit.
[6] Proulx MU. (2008). 40 ans de planification territoriale au Québec, dans Gauthier M, Gariépy M, Trépanier MO (dir.), Renouveler l’aménagement et l’urbanisme : planification territoriale, débat public et développement durable, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, p. 23-54.
[7] Albrechts L. (2001), op. cit.
[8] Lindblom C. (1959). The Science of “Muddling Through”, Public Administration Review, n° 19(2), p. 86.
[9] Proulx MU. (2008), op. cit.
[10] Sancton A. (1998). La CUM dans le contexte canadien, dans Bélanger Y, Comeau R, Decrochers F (dir.), La CUM et la région métropolitaine : l’avenir d’une communauté, Québec, Presses de l’Université du Québec, p. 34-36.
[11] Trépanier MO. (1998). Metropolitan Governance in the Montreal Area , dans Rothblatt D, Sancton A (dir.), Metropolitan Governance Revisited: American/Canadian Intergovernmental Perspectives, Berkeley, Institute of Governmental Studies Press, p. 57-120.
[12] Douay N. (2008). La planification métropolitaine montréalaise à l’épreuve du tournant collaboratif, dans Gauthier M, Gariépy M, Trépanier MO (dir.), Renouveler l’aménagement et l’urbanisme : planification territoriale, débat public et développement durable, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, p. 109-136.
[13] Guay PY. (2009). Le projet de schéma métropolitain d’aménagement et de développement : autopsie d’un échec, dans Delorme P (dir.), Montréal aujourd’hui et demain : politique, urbanisme, tourisme, Montréal, Liber, p. 41-75.
[14] Communauté Métropolitaine de Montréal (CMM). (2011). Un Grand Montréal attractif, compétitif et durable : projet de plan métropolitain d’aménagement et de développement, Montréal, CMM.
[15] Communauté Métropolitaine de Montréal (CMM). (2003). Vision 2025. Cap sur le monde : bâtir une communauté compétitive, attractive, solidaire et responsable. Document d’énoncé de vision, Montréal, CMM.
[16] Ministère des Affaires Municipales et de la Métropole (MAMM). (2001). Une vision d’action commune : cadre d’aménagement et orientations gouvernementales. Région métropolitaine de Montréal, 2001-2021, Québec, Gouvernement du Québec.
[17] Douay N. (2008), op. cit.
[18] Guay PY. (2009), op. cit.
[19] La publicité pour ce produit, très populaire en Amérique du Nord durant les Trente glorieuses, prétendait que plus elle était fraîche, plus on en mangeait et, réciproquement, que plus on en mangeait, plus elle était fraîche.
[20] Proulx MU. (2008), op. cit.
[21] Gariépy M, Gauthier M. (2009). Le débat public en urbanisme à Montréal : un instrument de développement urbain durable ?, Revue canadienne de recherche urbaine, n° 18(1), p. 48-73.
[22] Douay N, Roy-Baillargeon O. (2015). Le transit-oriented development, vecteur ou mirage des transformations de la planification et de la gouvernance métropolitaines du Grand Montréal ?, Flux, n° 101-102, p. 29-41.
[23] Douay N, Roy-Baillargeon O. (2016). De la Communauté métropolitaine de Montréal aux métropoles françaises : retour sur 15 ans d’expériences, Métropolitiques, 15 février.
[24] Boudreau JA, Collin JP. (2009). L’espace métropolitain comme espace délibératif ?, dans Senecal G, Bherer L (dir.), La métropolisation et ses territoires, Québec, Presses de l’Université du Québec, p. 269-285.
[25] Blondiaux L, Sintomer Y. (2002). L’impératif délibératif, Politix, n° 15(57), p. 17-35.
[26] Lessard L. (2012). Lettre d’entrée en vigueur du PMAD, Québec, Gouvernement du Québec.
[27] Lafortune ME, Collin JP. (2011). Building metropolitan governance capacity: The case of the Communauté métropolitaine de Montréal, Canadian Public Administration, n° 54(3), p. 399-420.
[28] Innes et Booher. (1999), op. cit.
[29] Innes et Booher. (1999), op. cit.
[30] Mintzberg H. (2004). The Rise and Fall of Strategic Planning: Reconceiving Roles for Planning, Plans, Planners, New York, Free Press.