frontispice

Urbanisme participatif et codesign
à Montréal
La démarche
« Imaginons la place Gérald-Godin ! »

• Sommaire du no 3

François Racine Département d’études urbaines et touristiques, ESG-UQAM

Urbanisme participatif et codesign à Montréal : la démarche « Imaginons la place Gérald-Godin ! », Riurba no 3, janvier 2017.
URL : https://www.riurba.review/article/03-conception/codesign/
Article publié le 1er janv. 2017

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François Racine
Article publié le 1er janv. 2017
  • Abstract
  • Résumé

Participatory Urbanism and Co-design in Montreal: The “Imaginons la place Gérald-Godin !” Process

Montreal is marked by a movement questioning the urban planning decisions made by public authorities. These instances tend to adopt participatory process exercises to help develop architectural and urban design projects with the public. This article studies this new trend in design via the analysis of the participatory process, called “Imaginons la place Gérald-Godin !” for restructuring an existing public space. The aim is to understand this new process and to see how it has influenced the design of a project at the scale of a Montreal borough.

À Montréal, dans un contexte marqué par les revendications des citoyens, les acteurs publics se tournent de plus en plus vers des exercices d’urbanisme participatif afin d’alimenter les projets de requalification des espaces collectifs de la ville. Cet article interroge ce nouveau phénomène de conception par le biais de l’étude du processus de codesign « Imaginons la place Gérald-Godin ! » visant le réaménagement d’un espace urbain. L’objectif est de comprendre le fonctionnement de ce processus et d’évaluer comment cette mobilisation citoyenne a influencé la définition d’un projet de design urbain devant être structurant à l’échelle d’un arrondissement montréalais.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 4492 • Résumé en_US : 4827 • Résumé fr_FR : 4824 •

Introduction

Cet article étudie l’enjeu que représente le codesign au regard des problèmes que pose l’urbanisme participatif. L’urbanisme participatif désigne un ensemble d’intentions et de méthodes, plus ou moins délimitées et formalisées, censées rompre avec les formes de planification centralisées du passé, et œuvrer à une conception participative des objets urbains et des espaces construits ou aménagés (Deboulet et Nez, 2013[1]Deboulet A, Nez H. (2013). Savoirs citoyens et démocratie urbaine, Rennes, Presses universitaires de Rennes.). À cet égard, Montréal présente un laboratoire intéressant car, depuis 2002, date de la décentralisation des pouvoirs d’aménagement à l’échelle des arrondissements, des exercices de conception plus ouverts ont été institués lors de projets de transformation de l’environnement bâti. La décentralisation des pouvoirs d’urbanisme à l’échelle des dix-neuf arrondissements montréalais a ouvert la voie à une nouvelle tendance urbanistique visant l’augmentation du rôle des individus dans la prise de décisions affectant leur environnement bâti (Douay, 2012[2]Douay N. (2012). L’activisme urbain à Montréal : des luttes urbaines à la revendication d’une ville artistique, durable et collaborative, L’Information géographique, n° 3 (vol. 76), p. 83-96 [En ligne). Plusieurs auteurs dans le champ de l’histoire urbaine à Montréal ont montré la force des collectifs d’acteurs qui ont fortement incité les instances publiques à développer des expériences plus participatives d’urbanisme (Marsan, 1983[3]Marsan JC. (1983). Montréal, une esquisse du futur, Québec, IQRC. ; Drouin, 2005[4]Drouin M. (2005). Le combat du patrimoine à Montréal, 1973-2003, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec. ; etc.).

Le premier outil de concertation utilisé par les instances publiques a été la charrette de design, procédure permettant de tenir un débat d’idées entre les parties prenantes d’un projet. La charrette se déroule sur une période limitée de temps et prend la forme d’un atelier d’exploration de nouvelles idées visant à favoriser une meilleure planification des projets. L’organisation de charrettes de design est une façon de profiter de l’expertise de plusieurs spécialistes — architecture, design, urbanisme, architecture de paysage, etc. — sans pour autant mener à l’attribution d’une commande (Boucher, 2010[5]Boucher I. (2010). Les concours d’architecture et les charrettes de design. Ministère des Affaires municipales, Régions et Occupation du territoire, Québec [En ligne). Des équipes multidisciplinaires de concepteurs sont invitées à des évènements intensifs de conception architecturale et urbaine afin d’élaborer des esquisses d’aménagement. La population est invitée à débattre des propositions élaborées lors de ces évènements intensifs. La Ville de Montréal a déjà organisé en 2006 la charrette Les dialogues de Griffintown[6]Atelier de design urbain les dialogues de Griffintown [En ligne et, en 2008, l’Atelier de design urbain du secteur ouest de Pierrefonds-Roxboro, impliquant des intervenants du milieu municipal, gouvernemental ainsi que les grands propriétaires fonciers autour d’un exercice de planification d’un secteur marqué par un patrimoine naturel d’exception (Poullaouec-Gonidec, Paquette, 2011[7]Poullaouec-Gonidec P, Paquette S. (2011). Montréal en paysage, Montréal, PUM.).

La deuxième génération d’exercices participatifs intègre explicitement la notion de codesign. Cette procédure de création collective est la plate-forme privilégiée actuellement par les instances publiques montréalaises pour permettre aux citoyens de prendre part aux décisions liées à l’aménagement de leur environnement bâti. Les séances de conception lancées par les arrondissements n’impliquent plus strictement des spécialistes de l’aménagement (professionnels, fonctionnaires, etc.) mais des citoyens qui sont appelés à définir des objectifs, des visions et des stratégies d’aménagement des espaces publics. La participation des citoyens à la conception même des projets d’urbanisme par le biais du codesign est alors le moyen privilégié pour instaurer un urbanisme plus ouvert et plus inclusif à l’échelle des arrondissements de Montréal. L’objectif de ce processus est d’impliquer l’utilisateur dans la conception de l’espace collectif de la ville.

Le domaine du design social

La nouvelle vague d’exercices participatifs montréalais doit être mise en contexte avec les attentes suscitées par un long et progressif passage à un urbanisme plus inclusif. Il faut rappeler que la démocratie participative à l’échelle locale n’est pas un phénomène nouveau car il est observé depuis les années 60 (Sintomer, 2009[8]Sintomer Y. (2009). La démocratie participative, Problèmes politiques et sociaux, dans Carrel M, Neveu C, Ion J (dir.), Les intermittences de la démocratie. Paris, L’Harmattan. ; Rosenberg, 2009[9]Rosenberg S. (2009). Participation des habitants : des luttes urbaines à l’institutionnalisation, dans Carrel M, Neveu C, Ion J (dir.), Les intermittences de la démocratie. Paris, L’Harmattan.). Alain Findeli mentionne que le changement de paradigme qui s’opère dans les années 1990, d’un aménagement du territoire prescriptif à un urbanisme transactionnel, a permis une extension du terme design qui dépasse l’activité réservée strictement à des spécialistes. Pour Findeli, les usagers sont, eux aussi, porteurs de projets (Findeli, 2003[10]Findeli A. (2003). Design et complexité : un projet scientifique et pédagogique à visée transdisciplinaire, L’Autre Forum. Transdisciplinarité, vol. 7, n° 3, p.11-17. ; Findeli et Coste, 2007[11]Findeli A, Coste A. (2007). De la recherche-création à la recherche projet : un cadre théorique et méthodologique pour la recherche architecturale, Lieux communs, n° 10, p. 139-161.).

Notons que l’influence de la théorie pragmatique du design social, située à la frontière du design et de la sociologie, a donné naissance à une sociologie des associations par le design. Dans cette approche, le rôle du designer est d’agir pour changer les rapports sociaux en intégrant les utilisateurs dans la démarche du projet. C’est ainsi que l’on parle de plus en plus de codesign, soit la recherche par le projet, visant à arrimer l’exercice de design (création d’un prototype de produit ou d’espace) avec le social (dynamique d’action collective) (Abrassart, Gauthier, Proulx et Martel, 2015[12]Abrassart C, Gauthier P, Proulx S, Martel MD. (2015). Le design social : une sociologie des associations par le design ? Le cas de deux démarches de co-design dans des projets de rénovation des bibliothèques de la Ville de Montréal, Lien social et Politiques, n° 73, p. 117-138.). Cette approche théorique est issue des critiques du fonctionnalisme des années 1960 et 1970 (Choay, 1965[13]Choay F. (1965). L’Urbanisme, utopies et réalités : une anthologie, Paris, Seuil. ; Alexander, 1977[14]Alexander C. (1977). A Pattern Language: Towns, Buildings, Construction, Oxford University Press.). Elle s’est diffusée ces dernières années chez les professionnels de l’architecture et de l’urbanisme aux prises avec la demande croissante des élus et des instances publiques de faire participer les citoyens (Blondiaux et Sintomer, 2002[15]Blondiaux L, Sintomer Y. (2002). L’impératif délibératif, Politix, vol 15, n° 57, p. 17-35. ; Nonjon, 2006[16]Nonjon M. (2006). « Quand la démocratie se professionnalise : enquête sur les experts de la participation ». Thèse pour le grade de doctorat en science politique de l’université de Lille 2. ; Carrel, 2013[17]Carrel M. (2013). Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Paris, ENS Éditions.), ce qui les a contraints à relégitimer leur intervention (Champy, 2001[18]Champy F. (2001). La sociologie de l’architecture, Paris, La Découverte.). Ces exercices permettent l’intégration progressive d’approches liées à la participation citoyenne aux disciplines de l’architecture, de l’urbanisme et du design urbain. Généralement, cette activité de création collective s’effectue en trois temps : mise en commun, élaboration de concepts et matérialisation. Pour avoir une véritable incidence sur la démocratie locale, les exercices de codesign impliquent un partenariat, une délégation de pouvoir et un contrôle du processus de la part des citoyens (Arnstein, 1969[19]Arnstein Sherry R. (1969). A ladder of citizen participation, Journal of the American Planning Association, vol. 35, n° 4, p. 216-224.). Pour atteindre l’idéal de démocratie participative visé, ces exercices supposent une véritable implication citoyenne dans le processus décisionnel affectant leur environnement urbain, du début à la réalisation finale du projet. C’est à ce niveau que le codesign acquiert sa légitimité.

Problématique

Afin de nous inscrire dans la thématique de la conception en urbanisme, approfondie dans ce numéro de la Revue Internationale d’Urbanisme, l’article consiste à présenter une analyse d’un processus de conception urbanistique vu de l’intérieur afin de déterminer, in situ, ce que le terrain nous apprend sur la nouvelle vague d’exercices participatifs mise de l’avant lors de projets de transformation de l’environnement bâti de Montréal. Dans une logique inductive, de type « théorie ancrée », cela nous amène à poser les questions suivantes : comment la vision d’aménagement collective est-elle formulée lors d’un exercice collectif de design, et quelles sont les incidences de cette vision sur les décisions réelles d’aménagement ? De plus, l’analyse approfondie d’une démarche de conception permet de répondre à la question de la valeur ajoutée par l’action des non-spécialistes dans une démarche de conception qui est habituellement l’apanage des professionnels et des fonctionnaires de l’urbanisme. C’est à ces interrogations que le présent article tente de répondre en retraçant le processus d’un exercice exemplaire de codesign lancé par l’arrondissement Le Plateau-Mont-Royal en 2014 et qui s’est étalé sur une période de six mois. La méthode employée consiste à retracer en détail les étapes du processus de cocréation à partir d’observations effectuées lors de notre participation à l’événement et par l’analyse du rapport de synthèse qui rend compte de la démarche, disponible sur le site web de l’arrondissement. Tout d’abord, il s’agit de rendre compte des différentes étapes de conception et de montrer les matérialisations formelles et spatiales résultant de cette activité de création collective. Par la suite, il est possible de soulever de manière critique les problèmes, les conflits et les retombées de la participation citoyenne dans les diverses étapes de codesign. Enfin, les connaissances acquises par la recherche permettent d’évaluer les retombées concrètes de la procédure de cocréation, soit de la coconception jusqu’à la mise en œuvre effective de la vision dans le plan d’aménagement du projet et de sa construction effective.

Choix d’une étude de cas

L’exercice « Imaginons la place Gérald-Godin ! » lancé par l’arrondissement Le Plateau-Mont-Royal est révélateur du changement de paradigme qui s’est opéré à Montréal vers un urbanisme plus participatif. La population du Plateau, qui s’élève à plus de 100 000 habitants, possède un long passé de militantisme au niveau des questions de l’urbanisme. La population de cet arrondissement est relativement jeune, plus scolarisée et plus aisée que la moyenne de l’agglomération montréalaise. C’est dans cet arrondissement de Montréal que les partis politiques progressistes obtiennent leurs meilleurs résultats. Comme le souligne Douay, à Montréal, l’arrondissement Le Plateau-Mont-Royal est connu pour la présence de nombreux artistes et apparaît de manière récurrente dans la liste des lieux investis par les activistes (Douay, 2012[20]Op. cit.). Naturellement, cet arrondissement a pris un leadership dans la mouvance participative à cause de son maire et chef intérimaire du parti Projet Montréal, Luc Ferrandez. Les activistes et groupes communautaires engagés à Montréal dans la problématique de l’aménagement urbain ont presque tous des liens avec le parti politique municipal Projet Montréal (Douay, 2012). Les actions d’aménagement privilégiées par ce parti ciblent principalement l’environnement et la qualité des milieux de vie. Dans ce contexte particulier, la place Gérald-Godin, espace public situé au cœur de l’arrondissement Le Plateau-Mont-Royal est un lieu de mobilisation et de débats d’aménagement depuis les années 1960.

Histoire d’une mobilisation citoyenne

L’espace libre situé au cœur de l’arrondissement Le Plateau-Mont-Royal est le résultat de la démolition presque complète de la tête d’un îlot urbain pour la construction de la ligne orange du métro de Montréal, en 1966. La mise en place de la station de métro Mont-Royal a véritablement créé une porte d’entrée à l’arrondissement au niveau des transports en commun. La constitution d’un espace public à cet emplacement précis dans la trame urbaine n’est pas issue d’une planification urbanistique particulière. Elle est plutôt le résultat d’une mobilisation citoyenne contre un projet de construction d’un ensemble bâti de 6 à 7 étages sur l’emplacement même de la station de métro Mont-Royal et des terrains dégagés lors des démolitions (figure 1). C’est la controverse suscitée par ce projet qui explique la mobilisation d’un regroupement visant la préservation de cet espace libre dans le tissu dense du centre de l’arrondissement Le Plateau-Mont-Royal. Le groupe de pression est composé de la Caisse populaire Notre-Dame-du-Très-Saint-Sacrement, de la SIDAC (Société d’Initiative et de Développement d’Artères Commerciales) de l’avenue du Mont-Royal, d’Action Solidarité Grand Plateau et d’un regroupement de 49 organismes communautaires agissant sur le territoire du Plateau Mont-Royal.

Figure 1. Projet de construction d’un ensemble bâti sur le site de la station de métro Mont-Royal
(source : Ville de Montréal[21]Ville de Montréal. (2014). Imaginons la place Gérald-Godin, rapport d’étude, Direction du développement du territoire, Montréal, Arrondissement Le Plateau-Mont-Royal [En ligne).

Les acteurs de la première mobilisation citoyenne vont inciter la Ville de Montréal à définir un concept global d’aménagement pour l’espace urbain. Pour ce faire, la Caisse populaire, située au nord-est de l’espace libre, est démolie et relocalisée (figure 2). En 1999, un nouvel édicule du métro est construit, et des aménagements sont réalisés avec la plantation d’arbres, l’installation de pavés et de murales sur les murs mitoyens aveugles résultant des démolitions de 1966. L’espace libre ainsi formalisé est bordé par deux institutions, le sanctuaire des Pères du Très-Saint-Sacrement à l’est et l’ancien pensionnat Saint-Basile, devenu la maison de la culture de l’arrondissement au sud (figure 3). La Maison des Pères du Très-Saint-Sacrement et son église constituent un ensemble patrimonial classé en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel. L’ensemble des autres bâtiments circonscrivant l’espace public est constitué de bâtiments mitoyens, les habitations typiques désignées comme duplex et triplex dans l’architecture urbaine de Montréal. C’est à ce moment que le lieu est baptisé place Gérald-Godin, en hommage au poète et à l’homme politique souverainiste, décédé d’un cancer. La place publique, si longtemps souhaitée par la communauté de l’arrondissement, est inaugurée en 1999.

À l’initiative du Centre des services communautaires du Monastère des Pères du Très-Saint-Sacrement, la réflexion sur l’aménagement du secteur se poursuit. Un regroupement constitué par des représentants des marchés publics, de la Société de développement de l’avenue Mont-Royal, de l’organisme Plateau Art et Culture, des Services communautaires du Monastère et des commerçants et des résidents va diffuser dans les médias un projet d’aménagement montrant une nouvelle configuration de la place Gérald-Godin incluant l’implantation d’une nouvelle bibliothèque localisée dans l’espace de stationnement situé derrière l’église du Monastère.

Cette initiative de la société civile ainsi que la nécessité d’entreprendre d’importants travaux de mise aux normes de la station de métro Mont-Royal par la Société de Transport de Montréal (accessibilité universelle et issues) vont pousser le Service d’urbanisme de l’arrondissement Le Plateau-Mont-Royal à lancer un appel d’offres de services afin de reprendre le leadership dans le dossier. Les documents de l’appel d’offres soulignent la volonté d’explorer le potentiel créatif et participatif de la population de l’arrondissement, dans le cadre de l’élaboration de la nouvelle vision d’aménagement de la place. Le mandat doit fournir les balises pour la tenue d’un éventuel concours de design urbain. Cet appel d’offres sur invitation a permis la sélection d’une équipe constituée de trois firmes réunissant des expertises en architecture de paysage (Vlan paysage), en design urbain et urbanisme (Atelier BRIC) et en processus consultatif (Matière brute). L’exercice « Imaginons la place Gérald-Godin ! » est placé sous la gouverne de l’arrondissement et va réunir une équipe de 3 professionnels et un comité constitué de 23 citoyens. Voyons plus en détail le processus participatif mis en place, la place des citoyens dans ce processus, la vision dégagée et les retombées concrètes de l’événement.

Description du processus de codesign

Le processus de codesign de la place Gérald-Godin a suivi le développement typique d’un projet de design urbain, divisé généralement en trois volets : la caractérisation des lieux et l’énoncé des enjeux d’aménagement, l’élaboration des concepts ou de la vision, et la définition de propositions d’aménagement. Ce cheminement professionnel traditionnel a été adapté afin d’inclure les citoyens au processus créatif par l’organisation de huit laboratoires. La forme en entonnoir du schéma du processus de codesign montre la volonté des professionnels d’impliquer les citoyens aux moments clés de la démarche de création (figure 4). Le volet un, incluant les labos 1 et 2, se voulait une phase inclusive de démarrage du processus lié à la caractérisation du lieu et à la définition des enjeux d’aménagement ; le volet deux, incluant les labos 3, 4 et 5, a permis la définition commune des visions d’aménagement ; et le volet trois, incluant les labos 6, 7 et 8, avec sa forme d’entonnoir inversé, a marqué la volonté d’aboutir à la définition d’objectifs et de paramètres d’aménagements consensuels.

Volet un : le difficile passage d’une séance ouverte
à la sélection des participants

Figure 5. Lancement du processus de codesign par le maire de l’arrondissement, Luc Ferrandez
(source : Ville de Montréal, 2014).

Le labo 1 se voulait ouvert au grand public et à l’ensemble de la population de l’arrondissement Le Plateau-Mont-Royal. L’invitation à cet événement a été faite par le biais d’un communiqué de presse et via une annonce sur le site web de l’arrondissement. Les instances municipales ont tenté de susciter un intérêt public en posant une question spécifique : « la place Gérald-Godin, c’est quoi pour moi, et quel est notre rêve pour la place ? » Bien qu’il y ait eu une tentative de récupération politique de l’événement par le maire lors de la séance réunissant 150 citoyens, le labo 1 a montré l’intérêt de la population à participer au devenir d’un espace urbain lorsque sa participation est sollicitée (figure 5). La formulation de la question posée montrait bien que les instances publiques faisaient appel à l’imagination et aux aspirations des citoyens. Toutefois, cette première étape de l’exercice a posé le délicat problème de la sélection des personnes appelées à participer au processus de codesign. Des conflits sont apparus lorsqu’il a fallu limiter la taille du groupe de participants afin de favoriser un travail de conception en groupe plus restreint et en équipes, sur une période s’étalant sur six mois.

La sélection des citoyens participant à l’exercice « Imaginons la place Gérald-Godin ! » a été faite parmi les 150 citoyens présents. Les personnes intéressées ont été invitées à remplir un questionnaire disponible sur place. Les citoyens devaient donner leur disponibilité, décrire leur profil et mentionner leur motivation et le type de contribution qu’ils souhaiteraient offrir. La sélection n’a pas été faite selon la représentativité, propre à l’idéal démocratique, mais plutôt en fonction de la capacité de conception des citoyens, liée à leur formation (urbanisme, architecture, design de l’environnement, etc.), à leur âge (jeunes et plus vieux) et par ce que les intervenants municipaux et les consultants estimaient être leur apport potentiel au processus créatif. Le critère de sélection prépondérant pour l’exercice de codesign était la capacité à contribuer de manière ouverte au processus de conception sans parti pris. Les 23 personnes sélectionnées par l’arrondissement étaient des étudiants et diplômés en urbanisme, en aménagement, des représentants des commerçants, des personnes impliquées dans divers groupes communautaires et organisations d’intérêt public (Vivre en ville, etc.), des habitants riverains de l’espace public (propriétaires privés, locataires et habitants de logements HLM). Un participant a agi comme rapporteur de l’événement au maire, donnant un certain écho politique à l’exercice.

Le deuxième labo regroupant les 23 membres sélectionnés du comité cocréatif était l’occasion pour les professionnels de présenter leur analyse urbaine et de valider les enjeux d’aménagement dégagés. Par la suite, les questions suivantes ont été posées aux participants : comment l’espace répond-il aux besoins des citadins, quelle est la validité des enjeux dégagés par les professionnels, et comment la place répond-elle actuellement à ces enjeux ? L’objectif était de s’entendre sur une programmation préliminaire et sur des enjeux d’aménagement faisant consensus. Cette étape marquait un premier niveau d’implication des citoyens dans le processus d’idéation sous la forme d’une validation de l’analyse urbaine et des enjeux. L’exercice a été positif car plusieurs besoins qui n’avaient pas été relevés par les consultants ont été dégagés par des membres du comité qui déambulent quotidiennement sur la place Gérald-Godin, notamment pour se rendre à la station de métro. Enfin, chaque enjeu d’aménagement a été validé de manière approfondie par les équipes et partagé par l’ensemble du groupe. L’avantage ici était que la phase de caractérisation et d’analyse, qui se faisait généralement en vase clos entre les consultants et le Service de l’urbanisme de l’arrondissement, a été ouverte à un comité de citoyens qui a pu bonifier le travail et ainsi s’en approprier. Les principaux enjeux définis lors de l’exercice de codesign concernaient la symbolique et l’identité du lieu, la relation de la place avec la ville, le verdissement du lieu, la programmation des événements et les installations culturelles, l’offre commerciale, le réseau de transport et la relation de l’édicule du métro à l’espace public.

Volet deux : le défi de la formulation
et de la validation d’une vision commune

Le problème à cette étape pour les participants était de parler non plus au « je » mais au « nous ». En effet, lorsque les citoyens sont interpelés dans des choix de design, la tendance est plutôt de manifester leurs aspirations et leurs besoins individuels. Dans la partie reliée directement au processus créatif de l’exercice de codesign, il était demandé de réfléchir en fonction de besoins communs et d’enjeux énoncés durant les étapes antérieures du processus (labos 1 et 2). À cet effet, les labos 3 et 4 ont été l’occasion de rédiger un manifeste et de définir des visions d’aménagement collectives sur l’avenir de la place Gérald-Godin. La question posée pour l’élaboration du manifeste était : qui sommes-nous et que voulons-nous ? Pour la définition de la vision, on demandait aux participants de trouver des précédents d’aménagements urbains qui répondaient aux enjeux définis qui ont été déposés sur le site web de l’événement. C’est à ce moment que les participants ont pu dégager des exemples d’aménagement inspirants de places publiques, ailleurs dans le monde. Pour lancer le processus créatif et éviter l’utilisation de précédents comme modèles, il était également demandé aux participants de trouver une image d’une expérience sensible qu’ils aimeraient vivre dans ce lieu (aspect visuel, auditif, etc.).

Le défi pour les professionnels était de participer à l’orientation des débats pour associer les volontés communes à des stratégies d’organisation physico-spatiales concrètes. Des images et visions ont été progressivement dégagées lors des séances de travail. Le recours à des images sensibles sélectionnées par les participants permettait d’arriver à l’énoncé des caractéristiques et des qualités concrètes des futurs aménagements. Le challenge ici était de faire en sorte que ces images ne soient pas suggérées ou imposées par les professionnels mais qu’elles émergent de manière progressive lors des discussions en équipes marquées par la récurrence d’images fortes (récurrence de certaines images, d’ambiances, etc.). Voici l’énoncé des cinq visions collectives qui ont émergé de l’exercice.

Le coulis

« La place que nous imaginons est une substance urbaine colorée, comme du coulis, se déployant à l’horizontale et à la verticale, tout en affirmant la présence des piétons. C’est un enduit qui déploie l’impression de grandeur pour ainsi défaire les limites et assurer le partage de l’espace, et ce, tous modes de transport confondus. Son espace est un canevas tentaculaire qui enrobe les cheminements de la place et son caractère identitaire, marqué par l’esprit de Gérald Godin. Sa surface est une deuxième peau qui permet d’amalgamer les équipements publics et de s’adapter à une grande diversité d’évènements culturels » (figure 6).

Figure 6. Image sélectionnée par les participants présentant l’idée du coulis


(source : Ville de Montréal, 2014).

La stratification

« La place que nous imaginons est composée de strates historiques et géologiques permettant de lire la formation du lieu, révélant l’effet de la montagne et rappelant la présence des carrières ayant façonné le quartier. C’est un paysage vertical qui s’élève du niveau du sous-sol pour vivre l’expérience du palimpseste des lieux, et ce, depuis le quai du métro jusqu’au toit des édifices environnants, en passant par la place » (figure 7).

Figure 7. Image sélectionnée par les participants présentant l’idée d’une stratification
(source : Ville de Montréal, 2014).

La lumière et la transparence

« La place que nous imaginons est un réflecteur attirant la lumière et la renvoyant, tant au sous-sol que vers le lieu évènementiel. C’est une réelle lanterne animant la place en mouvement et son cadre architectural pour inciter le piéton à s’y arrêter. Elle comporte un abri de verre où l’on découvre le sous-sol et dont la transparence laisse voir à travers jusqu’aux limites éloignées de la place » (figure 8).

Figure 8. Image sélectionnée par les participants représentant la notion de transparence
(source : Ville de Montréal, 2014).

La structure vivante

« La place que nous imaginons est un lieu vivant, végétal et comestible, qui souligne le vert des parcs, de la montagne et du quartier. Son traitement multiplie les opportunités d’appropriation pour en faire une place iconique reflétant l’identité du Plateau. Le rythme y exprime le cycle diurne et nocturne, ainsi que celui des saisons. C’est un écosystème absorbant les changements de température, buvant l’eau et faisant fondre la neige. Elle est constituée de multiples interfaces avec l’humain et le met en scène dans le temps et dans l’espace pour le réconforter ou le surprendre » (figure 9).

Figure 9. Image sélectionnée par les participants présentant l’idée d’une structure vivante
(source : Ville de Montréal, 2014).

La modularité

« La place que nous imaginons est un système offrant une mobilité fluide et adaptée dans un espace urbain de transit. Elle offre un mobilier topographique et ergonomique à l’échelle humaine. Son traitement interchangeable, modulaire et multifonctionnel, en fait une place adaptable et ludique. Sa signalétique anime la place et permet une liberté de circulation piétonnière » (figure 10).

Figure 10. Image sélectionnée par les participants présentant la notion de modularité
(source : Ville de Montréal, 2014).

En résumé, le concept d’un « coulis » au sol vise à unifier un espace déstructuré et aux limites plus ou moins définies. La notion de stratification permet d’exploiter dans les futurs aménagements les cheminements piétonniers des usagers du métro, du souterrain jusqu’à la surface, et permettre la mise en valeur des vues vers la montagne. Les concepts de transparence et de lumière sont des thématiques pouvant caractériser l’architecture du nouvel édicule du métro. Enfin, l’exploration de l’aspect changeant de l’espace au gré des saisons et la modularité facilitent la transformation de l’espace pour l’adapter aux divers événements soulignés lors de l’exercice de programmation.

Le labo 5 posait le défi de la validation des visions par le « grand public », car ce laboratoire était ouvert à tous. Cette étape pouvait engendrer des conflits entre les membres du comité de citoyens participant directement au processus et le groupe de 80 citoyens qui se sont présentés au labo numéro 5. Le problème a été atténué par une volonté de l’arrondissement d’exploiter la capacité des citoyens d’appréhender et de juger des qualités de plusieurs concepts d’organisation spatiale. Les 80 participants qui se sont présentés au labo 5 ont eu à se mettre dans la peau d’usagers spécifiques. À l’aide de cinq personas, des usagers fictifs de la place (artiste, personne âgée, enfant, touriste, jeune professionnelle), les visions définies au laboratoire 4 ont été validées à l’aide des questions suivantes : comment les visions influencent-elles un type d’usager ? Qu’est-ce que votre persona apprécie de la vision ? Quels sont les blocages à l’égard de cette vision ? Qu’est-ce que cette vision évoque pour la persona ? Le déroulement s’est fait en équipes de quatre à cinq, et chaque équipe s’est vu attribuer un usager type. Des précédents d’aménagements urbains représentatifs, sélectionnés par les participants lors des labos précédents (labos 3 et 4), ont servi à illustrer comment pourraient prendre forme les cinq visions d’aménagement (figures 11, 12, 13, 14 et 15). Il a été intéressant pour les consultants, les urbanistes municipaux et les citoyens de comprendre que les visions d’aménagement doivent être confrontées à l’ensemble des usagers susceptibles d’utiliser la place publique. Ceci permettait de dépasser des considérations strictement esthétiques et d’aborder, par exemple, la question de l’accessibilité pour les personnes à mobilité réduite, l’aspect sécurisant des aménagements publics pour les personnes âgées, l’importance du côté ludique de l’espace pour les enfants, l’aspect stimulant que peut représenter certains aménagements pour les touristes, etc.

a.Urban Revitalization Superkilen, Copenhagen, Danemark, Topotek1, BIG & Superflex 3.
b.Schoolyard Citysquare IJburg, Amsterdam, Pays-Bas, Korth Tielens Architecten.
c.Square Sergels Torg, Drottninggatan street, Stockholm, Suède.
d.Blue Carpet, Newcastle, Angleterre, Heatherwick Studio.
e.City Lounge, St. Gallen, Suisse, Carlos Martinez & Pipilotti Rist.
f.El Parque de los Piez Descalzos, Medellin, Colombie.
g.Longchamp Store, New York, USA, Heatherwick Studio.
h.The Red Folding Paper in the Greenway, China, Turenscape.

Figure 11. Ensemble de précédents d’aménagements représentatifs de la notion de coulis (source : Ville de Montréal, 2014).
a. Campus de la Ciudadela, Barcelone, Espagne, F451Arquitectura.
b. Place Moulay Hassan, Rabat, Maroc, Taoufik El Oufik Architectes.
c. Sunken garden for Chase Manhattan Bank Plaza, New York, USA, Gordon Bunshaft.
d. Lincoln Restaurant Pavilion & Lawn, New York, USA, Diller Scofidio + Renfro.
e. Underground Leisure Lair and Public Space, Teruel, Espagne, Mi5 Arquitectos + PKMN Arquitectura.
f. Yokohama International Port Terminal, Yokohama, Japon, Foreign Office Architects.
g. Fluent Landscapes, Måløv Axis, Danemark, Adept and LiWplanning.
h. EcoBoulevard de Vallecas, Madrid, Espagne, Ecosistema Urbano.

Figure 12. Ensemble de précédents d’aménagements représentatifs de la notion de stratification
(source : Ville de Montréal, 2014).
a. Sarriko Station, Metro Bilbao, Espagne, Foster & Partners.
b. Cloud Gate, Chicago, USA, Anish Kapoor.
c. Lanterne Miami Art Basel, Miami, USA.
d. Place de l’Homme-de-Fer, Strasbourg, France, Guy Clapot.
e. Vieux Port, Marseille, France, Foster & Partners.
f. Radiant Lines, Melbourne, Australie, Asif Khan.
g. Station de métro Bilbao, Espagne, Foster & Partners.
h. Échangeur Sol, Metro et Cercanias, Madrid, Espagne, Antonio Fernández Alba.

Figure 13. Ensemble de précédents d’aménagements représentatifs de la notion de transparence
(source : Ville de Montréal, 2014).
a. Pédaliers, Montréal, Canada, Pete and Vegas.
b. Sculpture de glace, Olarfur Eliasson.
c. Jacob Javits Plaza, New York, USA, Martha Schwartz Partners.
d. Arbres en floraison.
e. Potager urbain.
f. GreenPix, Pékin, Chine, Simone Giostra & Partners.
g. Place de la Bourse, Bordeaux, France, Michel Corajoud.
h. 21 Balançoires, Quartier des spectacles, Montréal, Canada.

Figure 14. Ensemble de précédents d’aménagements représentatifs de la notion de structure vivante
(source : Ville de Montréal, 2014).
a. The Juilliard School, New York, USA, Diller Scofidio + Renfro Architects with FXFOWLE.
b. Tokyo Plaza Omotesando Project, Japon, Hiroshi Nakamura.
c. Billie Holiday Playground, Loosduinen, Pays-Bas, Carve landscape architecture.
d. Choorstraat, Papenhulst, Pays-Bas, Buro Lubbers.
e. Playground model proposals, Isamu Noguchi.
f. Lent Space, New York, USA, Interboro.
g. Lent Space, New York, USA, Interboro.
h. L’arbre de Flonville, Lausanne, Suisse, Oloom and Samuel Wilkinson.

Figure 15. Ensemble de précédents d’aménagement représentatifs de la notion de modularité
(source : Ville de Montréal, 2014).

Volet trois : l’énoncé d’objectifs d’aménagement à partir de prototypes

Enfin, les labos 6 et 7 ont été l’occasion de matérialiser les visions à l’aide de maquettes et d’explorations en trois dimensions. La question posée était : « comment la vision peut-elle prendre forme ? » Le travail s’est fait en équipe autour d’une table réunissant cinq membres. Les cocréateurs se déplaçaient de table en table, un seul membre demeurait, et c’est lui qui allait rendre compte au groupe de la matérialisation de la vision d’aménagement en présentant le prototype réalisé. Les outils qui ont été utilisés pour l’élaboration des prototypes étaient tirés du « bar à créativité », soit des briques de type Légo, crayons de couleurs, cartons, pâte à modeler, etc., posés sur un plan à grande échelle du site d’intervention. C’est lors de cette présentation qu’étaient énoncés les objectifs d’aménagement, résultats finaux de l’exercice cocréatif. Les objectifs d’aménagement définis lors de ce laboratoire sont :

créer une place emblématique représentative de l’identité de l’arrondissement ;

intégrer le nouvel édicule du métro à la place, en valorisant la transparence et la lumière ;

assurer la continuité des cheminements piétonniers et cyclistes en harmonie avec les autres modes de transport ;

dynamiser le pourtour de la place en favorisant la diversité et l’attractivité des activités commerciales et culturelles ;

assurer le renforcement de la trame verte en rappelant la présence du mont Royal situé à proximité ;

intégrer le cycle des saisons et de l’eau dans la modulation de l’aménagement de l’espace public.

Des schémas et des coupes ont été réalisés par les consultants afin de représenter les critères d’aménagement découlant des objectifs et d’illustrer comment les aménagements pourraient être concrétisés (figure 16).

Figure 16. Exemples de schémas illustrant les différents objectifs d’aménagement (source : Ville de Montréal, 2014).

Le problème posé à cette étape était le fait que le résultat final de l’exercice de codesign n’était pas une maquette définitive d’un aménagement faisant consensus, mais des prototypes à partir desquels on a tiré, lors d’une mise en commun, des objectifs d’aménagement. Dans l’exercice tel qu’il était formalisé par l’arrondissement, les citoyens n’étaient pas appelés à véritablement préfigurer la configuration des nouveaux aménagements mais à tirer de leur travail créatif des objectifs qui seront interprétés par d’autres, soit les véritables spécialistes lors de l’élaboration du plan d’aménagement final et des dessins d’exécution.

Retombées du processus de codesign

Le processus de conception conjoint développé pour l’exercice « Imaginons la place Gérald Godin ! » a permis à un comité de 23 citoyens de donner leur avis, de définir une vision et une programmation très riches pour la transformation de cet espace public situé au cœur de l’arrondissement Le Plateau-Mont-Royal. Cette vision ne résulte pas uniquement de la volonté et de l’esprit d’un seul concepteur, d’une seule instance publique, ni le fruit d’une vision définie selon des intérêts privés. La sélection des participants selon leur capacité et leur intérêt pour les questions de design urbain a sans doute beaucoup contribué à livrer des représentations claires des transformations possibles de l’espace urbain. De plus, l’interaction entre les non-spécialistes et les spécialistes a permis de questionner le travail des professionnels, tout en enrichissant le travail de ceux qui ont mené le processus de codesign.

Plutôt que de lancer un concours ouvert pour l’aménagement de la place, l’arrondissement Le Plateau-Mont-Royal a lancé un appel d’offres sur invitation visant l’élaboration d’un concept préliminaire de réaménagement. Les visions et objectifs dégagés de l’exercice de cocréation sont à la base de l’élaboration de ce mandat. La firme sélectionnée (Aecom) s’est chargée de l’élaboration d’une esquisse d’aménagement qui a été validée par les gens du milieu, à savoir différents acteurs clés de l’arrondissement et cinq membres du comité de cocréation. Les balises ont également été utilisées dans la définition du langage architectural très transparent du nouvel édicule du métro, bâtiment conçu de concert avec la Société de Transport de Montréal (STM). Ce bâtiment est maintenant pensé comme une partie intégrante de la place publique (figure 17). Nous pouvons également mentionner, au niveau de retombées de l’exercice, qu’il constitue un précédent, car c’est la première fois qu’un arrondissement entérine dans sa planification des principes d’aménagement énoncés par un groupe de citoyens.

Figure 17. Nouvel édicule de la station de métro Mont-Royal (source : Société de Transport de Montréal).

La spécificité du codesign par rapport aux enjeux de l’urbanisme participatif

La partie précédente montre bien comment le processus mis en place a permis de dégager les besoins et les enjeux d’aménagement de manière collective par le comité de cocréation. L’utilisation d’images sélectionnées par les participants a permis de définir progressivement des visions concernant l’espace public. Des précédents urbains qui incarnent concrètement les visions dégagées ont été mis de l’avant par les participants et les consultants. Visions qui ont été par la suite validées par un groupe de citoyens plus large, en fonction d’usagers spécifiques. Enfin, la confection de maquettes en trois dimensions a permis de donner forme à des interventions possibles qui ont été traduites en objectifs d’aménagement. Cette nouvelle collaboration entre acteurs, orchestrée par les professionnels de l’aménagement et de l’urbanisme, est susceptible d’agir sur la pertinence sociale des projets de transformation de la ville et sur l’acceptabilité sociale de ces projets. La tendance des instances publiques à encourager un arrimage entre un exercice de design urbain et une dynamique sociale spécifique et locale donne un nouveau rôle à l’urbaniste et aux autres professionnels du design urbain (architecte, architecte paysagiste, etc.). Ils sont les responsables de l’instauration d’une procédure de conception ouverte et susceptible de mettre en scène le dialogue créatif entre des professionnels et une communauté donnée. Une expertise en design est ainsi centrale dans l’instauration d’un urbanisme participatif qui ne peut uniquement reposer sur des animateurs sociaux. Cette analyse de l’exercice de cocréation « Imaginons la place Gérald-Godin ! » montre que l’action réciproque de professionnels et de citoyens impliqués dans le processus de design change en profondeur la pratique de l’urbanisme et du design urbain.

Nous pouvons dire alors, et c’est là l’hypothèse se dégageant de notre recherche, que plus le processus de conception est ouvert à un dialogue de longue haleine entre spécialistes et groupes de citoyens, plus le projet résultant aura une pertinence pour la communauté concernée et un ancrage par rapport à la spécificité de l’espace urbain transformé. En d’autres termes, les critiques que l’on pourrait faire au dispositif du point de vue de la démocratie participative — puisqu’il favorise des « habitants mobilisés » disposant d’un capital de connaissances techniques — sont largement compensées par l’apport qu’il représente pour répondre aux attentes de la communauté. La valeur ajoutée du processus de cocréation est, à terme, d’annihiler la barrière actuelle qui existe entre ce que les citoyens désirent et ce que les instances publiques réalisent comme aménagements et qui ne répondent pas toujours pleinement aux aspirations des Montréalais et Montréalaises. Notre recherche tend à démontrer que c’est l’urbaniste, avec son expertise particulière liée au design urbain, qui sera au cœur de la révolution qui s’amorce en urbanisme à Montréal pour les années à venir.


[1] Deboulet A, Nez H. (2013). Savoirs citoyens et démocratie urbaine, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

[2] Douay N. (2012). L’activisme urbain à Montréal : des luttes urbaines à la revendication d’une ville artistique, durable et collaborative, L’Information géographique, n° 3 (vol. 76), p. 83-96 [En ligne].

[3] Marsan JC. (1983). Montréal, une esquisse du futur, Québec, IQRC.

[4] Drouin M. (2005). Le combat du patrimoine à Montréal, 1973-2003, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec.

[5] Boucher I. (2010). Les concours d’architecture et les charrettes de design. Ministère des Affaires municipales, Régions et Occupation du territoire, Québec [En ligne, récupéré le 15 novembre 2016].

[6] Atelier de design urbain les dialogues de Griffintown [En ligne].

[7] Poullaouec-Gonidec P, Paquette S. (2011). Montréal en paysage, Montréal, PUM.

[8] Sintomer Y. (2009). La démocratie participative, Problèmes politiques et sociaux, dans Carrel M, Neveu C, Ion J (dir.), Les intermittences de la démocratie. Paris, L’Harmattan.

[9] Rosenberg S. (2009). Participation des habitants : des luttes urbaines à l’institutionnalisation, dans Carrel M, Neveu C, Ion J (dir.), Les intermittences de la démocratie. Paris, L’Harmattan.

[10] Findeli A. (2003). Design et complexité : un projet scientifique et pédagogique à visée transdisciplinaire, L’Autre Forum. Transdisciplinarité, vol. 7, n° 3, p.11-17.

[11] Findeli A, Coste A. (2007). De la recherche-création à la recherche projet : un cadre théorique et méthodologique pour la recherche architecturale, Lieux communs, n° 10, p. 139-161.

[12] Abrassart C, Gauthier P, Proulx S, Martel MD. (2015). Le design social : une sociologie des associations par le design ? Le cas de deux démarches de co-design dans des projets de rénovation des bibliothèques de la Ville de Montréal, Lien social et Politiques, n° 73, p. 117-138.

[13] Choay F. (1965). L’Urbanisme, utopies et réalités : une anthologie, Paris, Seuil.

[14] Alexander C. (1977). A Pattern Language: Towns, Buildings, Construction, Oxford University Press.

[15] Blondiaux L, Sintomer Y. (2002). L’impératif délibératif, Politix, vol 15, n° 57, p. 17-35.

[16] Nonjon M. (2006). « Quand la démocratie se professionnalise : enquête sur les experts de la participation ». Thèse pour le grade de doctorat en science politique de l’université de Lille 2.

[17] Carrel M. (2013). Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Paris, ENS Éditions.

[18] Champy F. (2001). La sociologie de l’architecture, Paris, La Découverte.

[19] Arnstein Sherry R. (1969). A ladder of citizen participation, Journal of the American Planning Association, vol. 35, n° 4, p. 216-224.

[20] Op. cit.

[21] Ville de Montréal. (2014). Imaginons la place Gérald-Godin, rapport d’étude, Direction du développement du territoire, Montréal, Arrondissement Le Plateau-Mont-Royal [En ligne, consulté le 2016-03-30].