janvier 2017
La conception en urbanisme
La place de la composition spatiale dans la conception urbaine
Deux études de cas
La place de la composition spatiale dans la conception urbaine : deux études de cas,
Riurba no
3, janvier 2017.
URL : https://www.riurba.review/article/03-conception/composition/
Article publié le 1er janv. 2017
- Abstract
- Résumé
The interplay between the arrangement of urban form and urban design processes: two case studies
Cognitive science defines design as a broad process related to problem solving. Urban design, however, is still mainly associated to spatial arrangement, the creative process of defining improvements to the built form of cities. This paper explores spatial arrangement’s place within two broader urban design processes. The first one encompasses the initial years (1968-1981) of Louvain-la-Neuve’s creation. The second one presents the making of a master plan during a five-daylong design charrette in Lincoln City. The case studies are discussed through the notions of process, and iterations, actors and their skill-sets. The paper proves the relevance of an empirical approach to a better understanding of the relation between spatial arrangement and urban design.
Tandis qu’une branche des sciences cognitives définit la conception comme un processus élargi de résolution de problèmes, la notion de conception urbaine reste, dans la pratique et dans la recherche, largement cantonnée à celui de composition spatiale, le dessin de la forme urbaine. Nous explorons dans cet article la place de ce dernier dans le processus plus vaste de conception urbaine, à partir de deux études de cas : la première phase du processus de production de la ville nouvelle de Louvain-la-Neuve et l’élaboration d’un plan directeur, réalisé en cinq jours, à Lincoln City, dans le cadre d’un processus accéléré intitulé charrette. Pour ce faire, il analyse l’organisation des processus, le rôle de la commande et des itérations, et les acteurs et compétences qui y participent. L’article montre l’intérêt d’une approche empirique pour explorer le rapport entre composition spatiale et conception urbaine.
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Introduction
Le champ de l’urban design offre un point de départ intéressant pour mieux cerner l’intérêt d’une réflexion sur la conception urbaine. En effet, il peut être perçu comme l’équivalent de cette dernière, est mieux structuré et fait l’objet d’une délimitation plus claire, tant dans le monde professionnel qu’académique. La littérature anglophone nous permet de faire deux constats dont on trouve, à notre avis, l’écho dans la littérature francophone, et qui sont le point de départ de cet article.
D’une part, on y décèle une association assez forte entre les notions de composition spatiale et de conception urbaine. En effet, la littérature de nature prescriptive du champ de l’urban design présente la composition spatiale comme la plus importante compétence du designer (Biddulph, 2012[1]Biddulph M. (2012). The Problem with Thinking about or for Urban Design, Journal of Urban Design, n° 17 (1), p.1-20.). Or cette association est contestable car trop restrictive. D’autre part, les études empiriques fines des pratiques d’urban design sont très rares (Carmona, 2014[2]Carmona M. (2014). The Place-shaping Continuum: A Theory of Urban Design Process, Journal of Urban Design, n° 19(1), p. 2-36.). Nous proposons une analyse empirique de deux situations de conception, dans lesquelles nous interrogeons le rapport entre composition spatiale et conception urbaine pour contester la réduction de la seconde à la première.
Nous commençons, pour ce faire, par définir ces deux notions. Nous appelons composition spatiale l’activité créative, l’intervention sur les formes construites et les espaces publics, dans le but d’améliorer leur forme et leur caractère (Biddulph, 2012, p. 1). Plus précisément, la composition spatiale est le processus de définition des parcelles ou des lots et l’implantation du cadre bâti, leurs rapports à la voirie et aux espaces non bâtis.
Or l’application du terme conception — tel qu’il est défini par les sciences cognitives — au domaine de l’urbain implique une notion plus large que la seule composition spatiale. Si elle a été réservée à un statut professionnel (seuls les ingénieurs étaient perçus comme des concepteurs), Simon (1969[3]Simon HA. (1969). The Sciences of the Artificial, Cambridge, MA, MIT Press.) en a transformé l’usage : en simplifiant, la conception est alors le processus cognitif par lequel on arrive à une situation jugée préférable. Simon est ainsi le fondateur d’une science du design qu’il veut interdisciplinaire, où le processus de conception comprend ce qui se passe entre le problème — un objectif, une demande — et la solution — un résultat, un produit.
Il y a donc un écart entre la composition spatiale et l’ensemble des activités qui peuvent être comprises dans la conception au sens large. Cette définition élargie remet en question l’association stricte de l’activité de conception à une pratique professionnelle concrète, celle du « concepteur », à un métier ou à un statut dans l’organigramme d’un processus. C’est pourquoi cet article interroge la manière dont la composition spatiale s’intègre au processus général de conception urbaine. Nous analysons, pour cela, des processus de conception, et nous décrivons la place qu’y tiennent les pratiques de composition spatiale.
Nous menons notre analyse à partir de deux études de cas : la première phase de la production de la ville nouvelle de Louvain-la-Neuve (LLN) en Belgique (1968-1981) et l’élaboration d’un plan directeur d’un quartier de Lincoln City (LC), une petite ville de la côte de l’Oregon, aux États-Unis (octobre 2015). Dans les deux cas, les acteurs cherchent à structurer le développement urbain à moyen terme (trente à quarante ans) et s’intéressent, à un moment donné, à la définition du tissu urbain. Afin de comprendre la place qu’occupe la composition spatiale dans les processus, et son interaction avec d’autres dimensions, nous étudions l’organisation du processus, les thématiques abordées, les acteurs, leurs pratiques et les compétences qu’ils mobilisent.
Pour ce faire, nous avons accordé une importance particulière à deux éléments des processus de conception : la commande et l’itération. La commande implique un commanditaire qui établit un contrat avec un prestataire pour la réalisation d’un service. Ce contrat exige une définition (même si elle est floue) préalable d’objectifs, d’organisation du processus et du système d’action. L’absence de commande implique une autre vision du rôle de la composition spatiale dans le processus de conception, qui ne passe pas par sa délimitation précise a priori. Ainsi, selon qu’elle est présente ou non, la commande permet de comprendre la manière dont les administrations urbaines prévoient le processus de transformation de leurs villes, et notamment la place qu’elles donnent à la composition spatiale. Est-ce une compétence qui leur est externe ou interne ? À qui l’attribuent-elles ? Sous quelle forme ? Or nous avons choisi deux cas qui présentent des différences quant à la commande. Dans un cas, la commande est clairement délimitée ; dans l’autre, le processus se fait hors commande. Nous avons donc là un axe de comparaison par contraste.
L’itération, quant à elle, désigne un processus répétitif et non linéaire de construction d’une réponse à un objectif. Ces itérations donnent forme aux interactions entre les acteurs et à l’organisation des processus. Quelle place y est donnée à la composition spatiale ? Comment ces itérations sont-elles prévues par la commande, quand elle existe ? Comment la composition spatiale y est-elle liée à d’autres thématiques ? Qui sont les acteurs qui participent à ce processus ? Quel est leur rôle et quelles sont les compétences qu’ils mobilisent ?
Nous développerons d’abord les questions méthodologiques posées par cet exercice de mise en perspective. Ensuite, les cas de Louvain-la-Neuve et de Lincoln City sont présentés successivement. Nous y décrivons les déroulements des processus de conception urbaine et de composition spatiale et la manière dont ils s’articulent avec d’autres thématiques qui ne relèvent pas de la définition du tissu urbain. Nous prenons dans chaque cas deux exemples liés à la question des commerces : leur distribution et programmation à Louvain-la-Neuve et les négociations sur la forme d’un supermarché à Lincoln City. L’ensemble montre l’éventail large d’acteurs, au-delà des métiers de l’architecture et du paysage, qui est amené à participer, et les objets en jeu dans ce processus, qui ne se limitent pas à ceux de la composition spatiale.
Méthode
Les deux cas mis en perspective ont été étudiés dans le cadre de deux recherches doctorales en urbanisme. Il s’agit ainsi d’une mise en perspective a posteriori (Geoffray et al., 2012[4]Geoffray ML, Le Renard A, Laplanche-Servigne. (2012). Comparer a posteriori : retour sur une expérience collective de recherche, Terrains & travaux, no 21, p. 165‑180.), qui n’a pas orienté les enquêtes de terrain.
Les deux cas présentent des différences temporelles, géographiques et scalaires. Le premier renvoie à la première phase du processus de production de Louvain-la-Neuve, ville nouvelle universitaire en Wallonie, Belgique, dont le promoteur est l’Université Catholique de Louvain (UCL). La période (1968-1981) inclut l’élaboration et la mise en œuvre du plan directeur de la ville, l’élaboration des plans des lotissements du centre urbain et de deux quartiers résidentiels, et la réalisation des études de programmation commerciale. Le deuxième cas est une charrette visant l’élaboration d’un plan directeur d’un quartier à Lincoln City, une petite ville du Nord-Ouest américain, qui a eu lieu en octobre 2015. Le terme de charrette désigne un processus collaboratif et accéléré qui a pour but de faire participer toutes les parties prenantes sur un temps court (Lennertz et al., 2006[5]Lennertz B, Lennertz WR, Lutzenhiser A. (2006). The Charrette Handbook: The Essential Guide for Accelerated, Collaborative Community Planning. American Planning Association.). Ici, elle doit aboutir à une esquisse de plan directeur en cinq jours, qui sera testée et revue au cours des phases suivantes.
La mise en perspective de cas très différents est possible mais exige un effort de neutralisation des spécificités des contextes (Vigour, 2005[6]Vigour C. (2005). La comparaison dans les sciences sociales, La Découverte.). Cela est rendu possible par l’objet de notre étude qui se cantonne au processus de conception. En effet, nous ne cherchons pas à expliquer les liens entre les contextes et les choix observés. Les différences contextuelles sont ainsi neutralisées, et les terrains deviennent comparables. Les deux cas portent sur des démarches menées par des administrations urbaines pour orienter le développement des villes sur plusieurs décennies et qui le font, en partie, par de la composition spatiale. La commande ayant une valeur heuristique pour comprendre le rapport entre conception et composition spatiale, nous mettons en évidence, dans les deux cas, les conséquences de sa présence et de son absence.
Par ailleurs, les deux enquêtes ont eu recours à des méthodes distinctes. L’enquête à Louvain-la-Neuve s’appuie sur plusieurs sources : treize entretiens auprès d’acteurs ayant participé à la production de la ville (au moment de l’élaboration susmentionnée et au moment de l’enquête en 2013), des recherches dans les archives personnelles de deux acteurs clés du processus et un ensemble d’ouvrages écrits par plusieurs dirigeants des services urbains de la ville nouvelle. À Lincoln City, l’approche a été ethnographique. Les réunions avec les élus et les habitants, ainsi que le développement du plan directeur par ses protagonistes, ont fait l’objet d’observations. Malgré ces différences méthodologiques, des traits communs aux deux approches permettent leur mise en perspective. Les deux s’intéressent aux processus, à l’ensemble des acteurs qui y participent et à leurs pratiques. Les données recueillies permettent d’en comprendre les processus de conception urbaine et de composition spatiale, et l’organisation des acteurs.
Faire une ville universitaire à Louvain-la-Neuve :
l’étalement des itérations
Située à Louvain, en Flandres, l’Université Catholique de Louvain (UCL) était à la fois francophone et néerlandophone. Le contexte politique belge des années 1960 mène à la scission de l’université en 1968. La section francophone est obligée de s’installer en Wallonie et reçoit une subvention de l’État pour déménager. La subvention doit permettre l’achat de terrains et la construction des bâtiments universitaires. L’administration francophone de l’UCL refuse de s’installer dans un campus en périphérie d’une ville et décide de créer une ville universitaire qui conjugue fonctionnalité universitaire et qualité de vie urbaine (Woitrin, 1987[7]Woitrin M. (1987). Louvain-la-Neuve et Louvain-en-Woluwe, le grand dessein, Paris et Gembloux, éditions Duculot, p. 147-149.). L’université achète des terrains sur une commune située à quelques dizaines de kilomètres de Bruxelles.
L’objectif fixé par l’UCL est donc de créer une ville avec une vie sociale intense, en opposition à un campus. La forme urbaine adéquate pour ce faire est inconnue au départ. En effet, le processus que nous décrivons ici s’est mis en place après une première proposition de plan directeur par un architecte-urbaniste basé aux États-Unis. Le plan proposait une ville trop fragmentée et trop verticale pour les attentes de l’UCL, qui a mis fin à ce contrat. Un deuxième plan est ainsi élaboré au sein de l’université. Ce deuxième plan, inspiré de villes universitaires européennes et de critiques de l’urbanisme fonctionnaliste, est à la base de la forme urbaine néo-traditionnelle de Louvain-la-Neuve.
L’organisation de la production de la ville nouvelle
La création de Louvain-la-Neuve articule deux temporalités. D’un côté, le déménagement de l’université est urgent, de l’autre, la ville naît dans un moment où la pression démographique est faible ; l’attraction de résidents ne va pas de soi. La localisation des immeubles universitaires à construire par l’UCL doit contribuer à la création de la vie urbaine recherchée. En même temps, l’université doit mettre en place une organisation pour attirer les promoteurs privés et gérer les négociations au fil du temps.
L’urgence est visible dans les échéances des débuts de la ville : la décision de déménager est actée en 1968 ; le plan directeur de la ville est achevé en 1970 ; la première rentrée sur le site a lieu en 1972 ; et le déménagement de l’université se termine en 1979. Ces échéances montrent que si la mise en œuvre de la ville s’est faite sur des décennies (elle se poursuit encore aujourd’hui), les principes d’organisation de la ville et de sa forme urbaine ont été définis en peu de temps. Ces deux horizons temporels ont un impact dans l’organisation de l’université en tant qu’acteur urbain et dans la structuration des processus de production de la ville. Pour créer la ville nouvelle, l’UCL doit se doter de compétences qu’elle ne possède pas et s’organiser. L’UCL devient un « opérateur synthétique » (Remy, 2007[8]Remy J. (2007). Louvain-la-Neuve, une manière de concevoir la ville. Genèse et développement, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain.), une expression de Bourdin (1984[9]Bourdin A. (1984). Le patrimoine réinventé, Paris, Presses Universitaires de France, p. 78.) pour désigner un acteur « qui s’occupe du montage financier, juridique, technique d’une opération et coordonne sa réalisation ».
L’université maîtrise et pilote l’ensemble de la production de la ville. Quand le déménagement est acté, la priorité devient la création d’un plan directeur énonçant les principes d’organisation de la ville et des éléments clés de programmation urbaine. Le groupe Urbanisme-Architecture (UA), service sous la dépendance directe de l’administration de l’université, est responsable de l’élaboration du plan directeur, des plans particuliers des premiers quartiers (définition du tissu urbain et du projet d’espaces publics), et de la négociation des cahiers des charges des contrats de bail emphytéotique livrés aux promoteurs privés. L’UCL a l’interdiction de vendre ses terrains, mais elle peut les louer à des acteurs externes.
Le travail de composition spatiale du groupe UA se fait à plusieurs échelles et moments de la production de la ville. D’abord, le plan directeur, sans valeur légale mais qui oriente l’ensemble de l’action de l’université, définit les grands principes d’organisation de la ville, la localisation de certains équipements et les grands choix de programmation urbaine. Puis les plans particuliers des quartiers, ceux-ci ayant une valeur réglementaire, définissent les lots, le rapport entre parcelles et espaces publics. Enfin, les cahiers des charges des contrats de bail emphytéotique définissent les rapports entre façades et espaces publics. En effet, suite à des expérimentations, l’UCL intègre la plupart des règles concernant le gabarit des immeubles et leur alignement (pour garantir la qualité des séquences visuelles, entre autres) dans ces cahiers des charges (Mertens, 2002[10]Mertens A. (2002). Louvain-la-Neuve, une aventure urbanistique, Paris, L’Harmattan.). Une fois un accord passé entre l’université et le promoteur, ce dernier dépose une demande de permis auprès du pouvoir local. Après l’octroi du permis, le contrat de bail est signé.
La construction de la forme urbaine de la ville est étalée dans plusieurs phases, chacune définissant le minimum nécessaire, de manière à ne pas trop contraindre les phases aval. Cela doit garantir l’accomplissement de l’objectif urbain, tout en faisant avec l’incertitude. Cela revient à une manière d’assurer que l’itération, les ajustements des propositions, demeurent toujours possibles et ne soient pas actés trop en amont. La ville néotraditionnelle se définit progressivement et connaît des variations au fil du temps.
La composition du groupe Urbanisme-Architecture
Le groupe UA intègre des métiers traditionnellement associés à la composition spatiale : plusieurs architectes-urbanistes, un architecte paysagiste, un ingénieur-architecte, deux designers, des maquettistes et des dessinateurs. Sa logique d’action se rapproche du town design britannique (Remy, 2007[11]Op. cit.). C’est-à-dire que les questions de forme et de paysage urbains sont centrales à sa démarche. Il a une direction tripartite : un architecte-urbaniste (J.-P. Blondel), un juriste-économiste (P. Laconte) et un historien ayant de l’expérience dans la réhabilitation du patrimoine (R. Lemaire). Malgré la prédominance des métiers traditionnels de la composition spatiale, sa mission est plus large que cela. Le groupe UA est aussi responsable de la faisabilité et de la création de conditions de mise en œuvre de ces propositions. Celle-ci est assurée par d’autres services de l’UCL.
L’objectif de construire une ville universitaire est précisé, et les propositions respectives sont apportées au travers d’interactions et itérations constantes entre la direction d’UA (le plus souvent R. Lemaire) et l’administrateur général (M. Woitrin). Un comité de coordination portant sur l’ensemble de l’administration universitaire rassemble les services de l’UCL, ses administrateurs et un représentant des habitants (sans droit de vote) pour que les décisions soient concertées et confrontées à une pluralité d’avis.
Le couple M. Woitrin/R. Lemaire est une clé intéressante pour saisir la place de la composition spatiale dans la création de la ville nouvelle. M. Woitrin est porteur de l’idée de la ville nouvelle. En tant qu’administrateur général de l’UCL, il doit créer les conditions pour qu’elle puisse voir le jour. C’est lui qui négocie avec l’État, les financeurs, les promoteurs, le rectorat, et qui assure la médiation des intérêts au sein de l’université. R. Lemaire, le coordinateur de fait du groupe UA, est son bras droit dans la spatialisation des intentions et dans l’évaluation des conséquences spatiales des décisions. Il porte la vision de la culture urbaine de Louvain-la-Neuve et, surtout, il sait évaluer les conditions spatiales nécessaires pour l’existence de cette culture. Il porte aussi un parti pris esthétique néotraditionnel. En tant que coordinateur du service, une des compétences clés de R. Lemaire est sa capacité à interpréter un dessin et, à partir de ce dernier, évaluer le rapport entre les formes spatiales et la vie urbaine qui peut y avoir lieu.
Ainsi, le travail du groupe UA inclut à la fois l’élaboration de plans, de projets et de cahiers des charges, et l’évaluation des implications spatiales de l’ensemble des décisions prises sur la ville nouvelle. Sa tâche de composition spatiale se réalise à plusieurs échelles, à différentes temporalités et à travers différents outils. La composition spatiale sert un objectif clair de créer une vie urbaine.
L’organisation du processus :
l’absence de commande et le déroulement des itérations
Ce processus ne s’organise pas dans le cadre d’une commande — l’UA travaillant en régie — mais il est structuré par l’objectif de créer une ville universitaire. L’organisation privilégie une flexibilité capable de répondre à un contexte d’incertitude, en adoptant « un organigramme mou » (Lechat, 2001[12]Lechat JM. (2001). Louvain-la-Neuve. Trente années d’histoires, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia.). Ainsi, les missions auxquelles répond le groupe UA ne sont pas contractuelles ni mises au point au préalable.
Le groupe UA fonctionne comme un collectif : les projets sont construits par du brainstorming et testés dans une maquette de la ville. Le groupe évalue les effets des propositions avec un endoscope sur la maquette (figure 1), qui permet de simuler la perception au niveau des usagers. Les deux outils participent à un exercice central dans la pratique du groupe UA qui vise à tester des propositions en « se mettant dans la peau » d’un usager lambda et en spéculant sur ses pratiques de la ville en fonction de ces propositions.
Cette capacité à comprendre les implications des propositions est particulièrement importante dans la pratique de ce groupe. Elle est renforcée par la mobilisation, à des moments ponctuels, de certaines expertises existant à l’université. C’est notamment le cas de deux sociologues enseignant à l’université, J. Remy et L. Voyé, qui ont participé activement à certains choix de conception de la ville. Leurs savoirs sociologiques sont appelés pour apporter des propositions spatialisées et prospectives.
L’implication de sociologues dans le processus
L’intervention des sociologues que nous étudions a lieu en 1973. Elle se déroule dans le cadre d’une étude commanditée par l’UCL, portant sur la distribution et le type de commerces et activités socioculturelles à installer en centre urbain.
À ce moment, le plan directeur a déjà été élaboré : la structure urbaine, le réseau viaire et les grands choix en termes de programmation urbaine sont actés. Les sociologues ont participé aux discussions sur la définition du tissu urbain du centre. Mais la construction du centre a à peine débuté et l’architecture de nombreux bâtiments n’a pas encore été définie.
La commande aux sociologues succède à une étude commanditée par l’université à un urbaniste commercial. Cette étude suggère la concentration des commerces, de manière à assurer leur rentabilité, et une aire de chalandise régionale de la ville. R. Lemaire s’y oppose de manière véhémente, insistant sur l’importance de répartir les petits commerces et les activités le long des rues de la ville. Le parti pris économique de l’étude ne convenait pas au parti pris urbanistique de créer une ville universitaire.
L’UCL passe alors la commande aux deux sociologues. Les sociologues doivent faire des propositions pour que la distribution des commerces et activités socioculturelles soit favorable à la vie urbaine du site. Ces propositions doivent aider le service de promotion urbaine à élaborer un cahier des charges à partir duquel sélectionner les promoteurs (Remy et Voyé, 1974[13]Remy J, Voye L. (1974). « À propos du centre urbain de Louvain-la-Neuve », A+, n° 12, p. 18-38.). L’étude surgit donc à un moment où elle peut encore avoir un impact sur les décisions architecturales. Elle est complémentaire à la définition de la forme urbaine.
Pour les sociologues, il faut équilibrer la présence du commerce et celle d’autres activités socioculturelles, promouvoir la diversité sociale des clientèles et éviter que le ressenti soit celui d’un centre commercial, sans pour autant minimiser la présence de commerces au point d’empêcher la rentabilité du centre urbain.
Le travail des deux sociologues consiste à mobiliser leurs connaissances théoriques sur le fonctionnement des centres urbains et à les confronter au tissu urbain existant. Ils le font notamment à partir d’une « méthode des scénarios de vie sociale ». Elle permet de projeter spatialement la distribution des activités capable de provoquer la diversité d’usages souhaitée, et ce dans des moments différents de la journée et de la semaine.
L’exercice mené par les sociologues consiste à transformer leur expertise en un outil de projection de transformation spatiale. Ils adaptent des notions théoriques de leur discipline pour guider la transformation de l’espace. Le centre urbain est un système spatial composé de la superposition de plusieurs sous-systèmes. Chaque sous-système correspond à une ambiance-type (par exemple, une ambiance de midi ou du dimanche matin).
L’exercice demande une compétence spatiale et de projection. Une ambiance est construite en croisant une typologie de clientèle potentielle et les demandes associées à chacun des types (Remy et Voyé, 1973[14] Remy J, Voye L. (1973). Ambiances et sous-systèmes spatiaux. Prévision pour le centre urbain de Louvain-la-Neuve, Leuven: Centre de sociologie urbaine et rurale de l’Université Catholique de Louvain, p. 1.) : tel type de personne (en fonction de son lieu de travail ou étude, par exemple) aura tendance à faire ceci, dans tel lieu, à tel moment de la journée, et puis il fera autre chose ailleurs, et pour cela, il doit se déplacer à pied (le centre urbain est piéton). L’ambiance du dimanche midi (figure 2), par exemple, est marquée par un circuit qui lie le lieu cultuel aux espaces verts, en passant par des cafés et des brasseries. Cela projette ce que les résidents, présents le dimanche, feraient après la messe. Les sociologues distribuent des activités qui génèrent les flux du dimanche matin afin de garantir l’utilisation d’une partie du centre. Ils croisent ce sous-système du dimanche matin avec d’autres sous-systèmes (midi, soir, etc.) jusqu’à ce que les activités soient distribuées sur l’ensemble du centre.
Le croisement des différents sous-systèmes permet d’affiner la distribution des activités. Cette distribution doit permettre que le centre urbain soit fréquenté à différentes temporalités et qu’il y ait des zones plus calmes et d’autres plus animées. Elle doit aussi assurer une diversité de typologies d’usagers dans les espaces publics de la ville. Pour les sociologues, ce sont des caractéristiques fondamentales d’un centre urbain européen.
La promotion des fonds commerciaux doit, par la suite, rechercher à créer ces sous-systèmes : c’est un concept pour l’action. L’étude informe les cahiers des charges de la promotion immobilière et commerciale de la ville, qui peut être active et sélective avec des prix différenciés (Remy et Voyé, 1974[16]Op. cit., p. 37-38.), puisque l’université est propriétaire des locaux commerciaux du centre urbain. Elle influence aussi les cahiers des charges des immeubles destinés à accueillir des fonctions commerciales en rez-de-chaussée.
L’intervention des sociologues illustre bien le rapport entre l’organisation du processus (en régie et sans commande formalisée) et l’étalement des choix dans le temps. Cet étalement permet un travail constant, itératif, de traduction de l’objectif d’une ville universitaire. Dans le cas de l’étude des sociologues, elle révèle l’émergence graduelle de la question commerciale dans la production de la ville. La question est reformulée suite à un premier essai insatisfaisant.
L’étalement du processus ne crée pas de contraintes qui ne sont pas nécessaires. Les propositions — de composition spatiale mais pas seulement — pour faire « la ville universitaire » peuvent être définies progressivement, par expérimentations successives, en s’adaptant aux conjonctures (financières, dynamiques du marché immobilier, caractéristiques de la demande, etc.), tout en prenant en compte l’expérience acquise dans les interventions antérieures. Les décisions sont construites au travers d’interactions entre les différents membres du groupe UA et de ce dernier avec M. Woitrin, décideur ultime, ainsi que par des discussions dans des instances de concertation. Enfin, les derniers détails sont mis au point lors des négociations menées avec des promoteurs et des particuliers débouchant sur la signature des contrats de bail. Les décisions qui donnent forme à la ville néotraditionnelle sont systématiquement mises à l’épreuve, notamment en utilisant la maquette et l’endoscope. La composition spatiale, menée par l’UCL, prend une forme réflexive.
Par rapport aux compétences mobilisées, l’importance du town design culturaliste ne mène pas à un pilotage par les architectes ou les designers du groupe UA. Le processus se fait sous la houlette d’un historien de l’art (R. Lemaire) et d’un économiste (M. Woitrin). Les deux acteurs s’engagent explicitement dans des discussions formelles de la composition des espaces, articulant discussions esthétiques, leurs conséquences dans la future vie des espaces et leur faisabilité. Ces discussions sont aidées par des techniques de projection en 3D (la maquette et l’endoscope), qui servent à se mettre dans la peau de l’usager futur et à évaluer les séquences visuelles créées. Ainsi, le travail du couple M. Woitrin/R. Lemaire et l’intervention des sociologues révèlent l’importance de la capacité à se projeter dans l’espace pour participer à la production de la ville nouvelle.
La charrette : l’accélération des itérations
Le cas de Lincoln City nous emmène sur la côte Ouest des États-Unis, dans l’État de l’Oregon. Il s’agit d’une ville de 7 000 habitants, qui s’étend sur une dizaine de kilomètres le long de l’océan Pacifique. La Highway 101, une voie rapide qui longe la côte depuis la Californie jusqu’à l’État de Washington, est l’axe nord-sud principal de la ville.
L’agence de transport de l’Oregon (ODOT), qui gère cette voie rapide, en finance le réaménagement à Lincoln City, par la mise en place de feux de circulation et la création d’un trottoir. La ville a par ailleurs obtenu une bourse de l’ODOT pour financer l’élaboration d’un plan directeur (masterplan) pour le quartier de Nelscott. Le secteur est actuellement marqué par la traversée de la voie 101, peu franchissable, et par une zone commerciale qui le compose en partie. Le plan a pour objectif de transformer le territoire en un quartier unique, agréable à vivre et accueillant pour les piétons (extrait de la candidature à la bourse d’ODOT, avril 2013). Il doit contrôler les initiatives privées sur les trente prochaines années, et sera intégré, pour cela, au plan de zonage de la ville.
Le plan est élaboré par une équipe de consultants qui a été sélectionnée suite un appel à candidatures. L’équipe organise trois réunions, en avril, juin et août 2015, avec l’objectif de mieux cerner les attentes des acteurs du territoire. Puis, en octobre 2015, elle organise une charrette. Le terme, communément employé aux États-Unis, renvoie à l’accélération du processus et à son caractère collaboratif. Dans un temps très limité — ici, cinq jours — les consultants doivent aboutir à une esquisse de plan directeur, et cela en faisant participer les parties prenantes du secteur concerné. Cette esquisse doit être testée et approuvée au cours des mois suivants pour ensuite être actée dans le plan de zonage. Ainsi, la charrette représente un temps limité sur la période totale d’élaboration du plan directeur (un an et demi).
La charrette concilie deux types d’activités :
des open studios, des ateliers au cours desquels toute personne intéressée peut venir faire part de ses attentes et avis, alimentant ainsi l’élaboration du plan directeur en train de se faire ;
et des réunions (trois au total) au cours desquelles l’équipe présente son avancement devant des publics différents.
Les séances de studios se déroulent dans un espace prêté par un propriétaire, un commerce par ailleurs vacant, situé sur le territoire du projet. Ainsi, le processus a lieu dans un espace hors des lieux officiels de la ville (comme la mairie ou les services techniques) ou des locaux des consultants. Ceci est une caractéristique assez typique de la charrette (Shoshkes, 1990[17]Shoshkes E. (1990). The Design Process: Case Studies in Project Development, Architecture Design and Technology Press.). Comme l’espace est doté de deux grandes fenêtres, ce qui se passe à l’intérieur est visible depuis la rue, et tous les passants sont invités à y entrer. Ainsi, le plan directeur est élaboré sous le regard des acteurs en présence, qu’ils soient habitants, usagers, techniciens, consultants ou propriétaires.
D’après le National Charrette Institute (NCI), une organisation à but non lucratif faisant la promotion, la diffusion et la certification de ce dispositif, la courte durée du processus et l’enchaînement de studios et de réunions publiques doivent permettre de tester des idées et d’en faire subvenir de nouvelles, tout en prenant en compte un grand nombre de parties prenantes. En évitant les allers-retours sur le long terme, les coûts d’élaboration sont maîtrisés (NCI 2011a[18]NCI. (2011a). « Why does a charrette have to last multiple days? », NCI Collaboration by Design. février 7 [En ligne ; NCI 2011b[19]NCI. (2011b). « How much do charrettes cost? », NCI Collaboration by Design. février 24 [En ligne). Les itérations du processus sont donc provoquées et intensifiées sur une très courte période (Vigneron, 2016[20]Vigneron R. (2016). « Formes et enjeux sociotechniques du périurbain durable : comparaison de Bimby et du New Urbanism », École Doctorale n° 454 Sciences de l’Homme du Politique et du Territoire.).
Une commande organisée pour intégrer les parties prenantes
Le processus d’élaboration du plan directeur est formalisé par un contrat entre la ville et les consultants. D’un côté, les services de la ville développent une commande et, de l’autre, une équipe de consultants y répond.
Les acteurs qui formulent la commande sont guidés par un comité de pilotage formé de quatre directeurs des services de la ville (urbanisme, planning and community development, travaux publics et renouvellement urbain).
L’équipe qui répond à la commande compte sept structures et est mandatée par un bureau d’études spécialisé dans la gestion de projet et la participation habitante. Trois de ces structures sont mobilisées dans le cadre de la charrette. Elles sont représentées par trois acteurs : la manager (mandataire de l’équipe), l’architecte et l’ingénieur. La manager est issue d’une formation en urbanisme (planning) qu’elle a suivie après une licence en sciences politiques. L’architecte a fait son deuxième cycle en architecture et conception de banlieue et de ville (architecture in suburb & town design) dans l’école d’Andres Duany et Elisabeth Plater Zyberk, des instigateurs du new urbanism. Il devient à son tour un porteur des principes et méthodes de ce mouvement néotraditionnel. Pendant les séances d’atelier, il cite des références théoriques appropriées par le new urbanism (Dupuis, 2011[21]Dupuis B. (2011). « Des modèles mobiles. Genèse, réseaux et performativité de l’urbanisme néo-traditionnel, dans Les modèles urbains entre courants, références et performances », Lieux Communs, Les cahiers du LAUA, p. 27-52.) telles que Jane Jacobs, Leon Krier et Andres Duany. Le mouvement s’inspire par ailleurs de villes historiques (Dupuis 2009 ; 2011[22]Dupuis B. (2009). « Le mouvement du New Urbanism et le paysage urbain. La circulation d’une doctrine urbanistique », Articulo – Journal of Urban Research, Special issue 2.). L’architecte fait référence aux villes côtières historiques de l’Oregon ainsi qu’à des villes néotraditionnelles comme Seaside, en Floride. Par ailleurs, l’architecte a déjà une certaine expérience à Lincoln City, puisqu’il y a développé les plans directeurs de deux quartiers aujourd’hui réalisés. Ces deux secteurs sont considérés comme des réussites par les services de la ville qui, en faisant appel aux prestations de l’architecte dans le cadre de cette équipe, cherchent une esthétique similaire à ces réalisations. Ainsi, pour répondre à l’objectif — faire un quartier unique et agréable — les services de la ville semblent avoir (en partie) choisi leur parti pris esthétique : la forme urbaine néotraditionnelle.
Entre ces deux groupes d’acteurs, un comité consultatif, formé de 19 représentants des intérêts publics et privés, intervient dans le cadre de réunions de présentation. Les consultants présentent leur avancement, et les membres du comité consultatif donnent leurs avis. Enfin, les parties prenantes (propriétaires, habitants, acteurs économiques) sont largement mobilisées pendant les sessions d’open studios.
La charrette fait ainsi intervenir une multiplicité d’acteurs aux intérêts divergents (acteurs publics, propriétaires, habitants, usagers, acteurs économiques). L’esquisse proposée en fin de charrette doit intégrer les idées de tous les acteurs intéressés et éviter ainsi des transformations majeures dans la suite du processus.
La division du travail pendant la charrette :
entre interactions et composition spatiale
Le rôle du manager et mandataire de l’équipe est de gérer le projet, et notamment le volet participatif. Cela implique une interaction constante avec les parties prenantes, mais aussi de diriger l’organisation et le travail de l’architecte. La manager explique la division du travail de l’équipe dans le cadre des open studios : « Nous serons dans notre studio toute la journée demain de 8 heures à 17 heures, l’architecte sera en train de dessiner, et moi je recueillerai les commentaires de la communauté » (présentation aux élus et au comité de pilotage, le 1er octobre 2015).
Cette division du travail se perçoit dans l’organisation de l’espace. L’architecte urbaniste est installé à la table la plus proche de la fenêtre. Il dessine à partir d’un papier calque posé sur une carte topographique qui sert de fond de plan. Une autre table sert de support à d’autres plans et dessins en cours. Ces deux tables sont à sa disposition. La manager travaille sur son ordinateur dans le fond de la salle.
Dès qu’une personne franchit le seuil de la porte, la manager va à sa rencontre. Après avoir vérifié l’identité de la personne, elle peut les orienter dans deux directions : vers l’architecte ou des panneaux d’information. Dans le premier cas, il s’agit d’acteurs qui ont un enjeu clairement reconnu dans le plan directeur. Ils ont été identifiés dans les phases préalables. Sur les trois jours d’open studio se sont succédé : les services des parcs et jardins, un manager du service renouvellement urbain, les différents propriétaires des terrains sur le projet, le prêtre d’une église qui souhaite changer d’emplacement et, enfin, l’agence de transport de l’Oregon.
L’architecte dessine le plan directeur avec et selon les interventions des différentes parties prenantes. La manager valorise la capacité de l’architecte à développer un dessin très précis, contrairement aux consultants à la mode qui se contentent de proposer des « gros blocs » assignés d’une fonction. Or le dessin est une partie très importante de la situation de charrette, puisque les consultants doivent produire les rendus en direct. À chaque arrivant, il explique son dessin, son avancement, ses choix et les attentes des acteurs précédents. Le nouvel arrivé présente ses attentes et discute les propositions de l’architecte. Ce dernier prend en compte ces nouvelles données et reformule son projet pour s’assurer qu’il a bien compris. Au fur et à mesure de cette conversation, l’architecte dessine sur des calques les idées qui lui sont fournies afin de les tester. Dès le deuxième jour, l’architecte présente un dessin principal, qu’il agrémente de nouvelles idées testées sur d’autres calques. Chaque interaction est donc menée par la partie prenante en présence.
S’il s’agit d’acteurs que la manager n’a pas identifiés au préalable, elle les dirige vers des panneaux d’information et leur présente des cartes, pour éviter qu’ils ne soient plus de cinq à conseiller l’architecte. Les acteurs peuvent expliquer leurs idées sur le projet, la manager les inscrit sur un paper board ou sur des Post-it qu’elle colle sur les cartes. La manager peut entre-temps décider de les rediriger vers l’architecte ou encore demander à l’architecte de prendre en compte cette idée. La manager effectue ainsi une forme de sélection des propositions qui vont participer à la construction de l’ébauche de plan directeur. La composition spatiale synthétise ces propositions et avis, préalablement filtrés.
Un exemple d’itération, entre partis pris urbanistiques
et intérêts économiques
Une série de questions sont traitées pendant les trois jours d’open studio : celles du tracé de nouvelles voies, et des fonctions et de la forme urbaine qui en résultent, des itinéraires des bus, celle de la liaison entre deux espaces naturels et entre des espaces jouxtant l’autoroute, et celle de l’attractivité de ces espaces.
Les propositions sont particulièrement orientées par les techniques et savoirs du new urbanism. L’architecte cherche à en tester les idées récurrentes : une mixité fonctionnelle le long des grandes artères, avec des rez-de-chaussée dédiés au commerce ou à l’artisanat, une place moindre donnée à la voiture et au stationnement, et une mixité typomorphologique.
Une des discussions autour de l’organisation des fonctions urbaines et de l’implantation d’un supermarché permet d’illustrer l’articulation entre la forme urbaine portée par l’architecte et les attentes des parties prenantes. Elle est initiée par une information nouvelle : une grande chaîne américaine serait intéressée par un terrain situé le long de la voie rapide. Le type de supermarché qui viendra s’y installer dépend entièrement du plan directeur. Ce dernier peut limiter la taille du parking et interdire un type de forme urbaine. La discussion débute entre les propriétaires du terrain, un agent de la ville et l’architecte pour aboutir à la forme finale du supermarché.
La partie du secteur sur laquelle se situe le terrain en question ressemble aujourd’hui à une zone d’activités avec des « boîtes commerciales » émiettées de part et d’autre de la voie rapide, et reliées entre elles par des grands parkings ou des terrains vagues. Or si cette organisation profite des flux de touristes et habitants qui prennent la voie rapide, seule alternative longeant la côte du nord au sud, cette forme urbaine va à l’encontre des présupposés esthétiques du new urbanism.
L’architecte plaide en faveur d’un bâtiment sur plusieurs étages. Il veut à tout prix éviter l’effet « boîtes » qui caractérise déjà le secteur. Pour montrer la faisabilité de l’idée, la manager cite l’exemple d’un supermarché sur deux étages, récemment installé à Portland, dans un bâtiment réhabilité.
Le propriétaire du terrain explique que les commerciaux, venus démarcher pour la chaîne, attendent un nombre de places de parking important et qu’ils n’accepteraient pas un bâtiment sur plusieurs étages, trop coûteux. L’architecte poursuit son argumentation contre ce format de « boîtes posées dans un parking », citant de nouveau le cas réussi de Portland. Il maintient que la ville de Lincoln City refusera un supermarché sur un étage et ne semble pas prêt à céder.
Cette position de force dure jusqu’à ce qu’un ingénieur d’ODOT arrive avec trois arguments qui vont à l’encontre de l’idée de l’architecte. Premièrement, il s’agit de l’unique parcelle du secteur pouvant accueillir une grande surface. Deuxièmement, une enquête réalisée au même titre que la charrette a révélé le besoin en supermarché de la ville. Enfin, l’ingénieur arbore sa casquette d’économiste pour insister qu’un bâtiment sur deux étages ne serait pas viable dans une ville de la taille de Lincoln City.
Les deux dessins ci-dessus proposent des alternatives quant au nombre de places de parking, à la forme du magasin et à l’emplacement du feu de signalisation. Ils ont été produits par l’architecte pendant la discussion. Celui de gauche représente le cas d’un supermarché s’étalant sur l’ensemble du lot, sur un seul étage. Celui de droite montre un supermarché sur plusieurs étages, avec une surface au sol moins importante. Ni l’une ni l’autre des deux alternatives ne sera choisie dans le plan proposé à la fin de la charrette ; ce dernier fait figurer une grande enseigne sur un seul étage, entouré de parkings et de bâtiments longeant les voies, occultant ainsi les voitures et l’enseigne en forme de boîte. Il s’agit d’un compromis entre les deux scénarios. Le dessin et la discussion permettent d’arriver à un consensus qui articule un parti pris architectural porté par les consultants, pour la ville, et un parti pris économique véhiculé par l’ingénieur régional. Le besoin local en supermarché, ajouté à la faible rentabilité du secteur, permet d’appuyer les attentes de l’enseigne et d’aboutir à une forme de supermarché en boîte. Le parti pris architectural se retrouve dans l’emplacement des bâtiments permettant d’occulter le supermarché. La description de ce processus de choix révèle les allers-retours entre les différents partis pris (esthétique et économique) des acteurs en présence jusqu’au résultat final. La composition spatiale évolue au fur et à mesure des interactions entre acteurs aux compétences distinctes.
La charrette se termine par une présentation aux élus et aux services de la ville. L’après-charrette implique un travail de confrontation et de mise en cohérence entre le plan directeur de Nelscott et les autres plans en cours d’élaboration, le plan de renouvellement urbain, le plan des voies douces, mais aussi avec des études de transports et de faisabilité économique. L’organisation en charrette vise à assurer la mise en œuvre d’un plan à un horizon temporel d’une trentaine d’années, en accélérant et en concentrant les itérations et interactions, et à réduire le besoin d’opérer des ajustements futurs. Les itérations ont lieu simultanément entre les parties prenantes et les consultants — l’enquête ethnographique a bien montré, à partir de pratiques concrètes, la façon dont les propositions de l’architecte sont mises à l’épreuve et retravaillées constamment en fonction des avis préalablement choisis par la manager. L’emplacement de la charrette et son ouverture, ainsi que la présence continue du manager et de l’architecte, permettent en outre une certaine sérendipité, où les passants peuvent éventuellement apporter des données importantes à la construction de l’ébauche du plan directeur. L’organisation de cet espace révèle la nécessaire répartition des tâches et des compétences. La composition spatiale réalisée à travers le dessin de l’architecte intègre des données portées par d’autres acteurs.
Conclusion
Nous avons interrogé la notion de conception urbaine à partir d’un travail empirique portant sur deux cas : la création d’une ville nouvelle en Belgique et la production d’un plan directeur dans une ville du Nord-Ouest américain. Ces cas ont été choisis pour leurs modes d’organisation différents quant à la commande. Ils ont été étudiés au travers de la pluralité d’acteurs qui y participent, les manières dont ils le font et les compétences qu’ils mobilisent.
Notre analyse a permis de comprendre que la conception urbaine fonctionne par itérations, qui articulent la composition spatiale (le dessin, la projection spatiale, un parti pris esthétique qui peut évoluer) avec d’autres processus cognitifs, tels que l’évaluation des conséquences économiques et sociales d’une forme urbaine. Dans les deux cas étudiés, les différences organisationnelles débouchent sur des temporalités d’itérations distinctes auxquelles correspondent deux rôles de la composition spatiale. À Louvain-la-Neuve, il n’y a pas de commande, la composition spatiale est définie progressivement, en fonction des conjonctures. Les itérations entre la composition spatiale, et cela aux différentes échelles, et avec les autres objets de la conception urbaine sont étalées dans le temps. La composition spatiale est réflexive, traduisant un apprentissage progressif de l’acteur universitaire, l’évaluation d’actions antérieures et l’adaptation aux contingences. À Lincoln City, la commande délimite spatialement et temporellement le processus. Les itérations sont concentrées et accélérées, et la composition spatiale est formalisée par la présence conjointe d’acteurs aux intérêts divergents. La composition spatiale incarne le consensus des acteurs en présence, elle est la synthèse d’avis divergents. Dans ces contextes, le parti pris esthétique de la ville néotraditionnelle (une coïncidence entre les deux cas : une place réduite de la voiture, la mixité fonctionnelle, un tissu compact des ruelles non alignées) s’affine au fur et à mesure de propositions qui sont rejetées à Louvain-la-Neuve, tandis qu’elle est un préalable à Lincoln City, à travers le choix de l’architecte qui incarne le new urbanism.
La conception urbaine est une mise en lien de compétences variées qui sont difficiles à délimiter. Dans les deux cas, les acteurs décisionnaires ne maîtrisent pas directement la composition spatiale, et les acteurs qui formalisent la composition spatiale jouent un rôle central dans les processus, mais pas celui de pilotage. Callon (1996[23]Callon M. (1996). « Le travail de la conception en architecture », Cahiers de la recherche architecturale, n° 37, p. 25-35.), Raynaud (2001[24]Raynaud D. (2001). « Compétences et expertise professionnelle de l’architecte dans le travail de conception », Sociologie du Travail, n° 43 (4), p. 451-469.), Orillard (2010[25]Orillard C. (2010). Kevin Lynch et l’urban design : représenter la perception de la ville (1951-1964) (thèse de doctorat en Architecture), Vincennes Saint-Denis, université Paris 8.), Linovski (2015[26]Linovski O. (2015). « Politics of Expertise: Constructing Professional Design Knowledge in the Public and Private Sectors », Journal of Planning Education and Research.) ont montré l’existence et l’importance d’activités qui ne relèvent pas de la composition spatiale, comme les interactions, la négociation, le jeu d’acteurs ou l’organisation des processus dans la conception architecturale ou dans l’urban design. C’est ce que nous avons observé à propos de la conception urbaine dans les cas de Louvain-la-Neuve et de Lincoln City, où la composition spatiale s’articule finement avec d’autres compétences. Cette articulation est inscrite dans l’organisation même des processus : l’étalement des choix et la charrette garantissent que la composition spatiale puisse prendre en compte d’autres thématiques de la conception urbaine et les avis de ses acteurs.
Dans la continuité de ce propos, nous avons apporté deux exemples sur les choix d’emplacement des activités. Dans les deux cas, les acteurs cherchent un consensus entre un parti pris économique et un parti pris urbanistique. À Louvain-la-Neuve, les sociologues sont appelés à projeter leur expertise dans l’espace, car l’approche strictement économique de l’étude précédente est jugée trop restreinte. Le travail des sociologues relève d’une projection des usages : spatialiser les activités, anticiper leurs conséquences en termes d’usages et préconiser ce qui doit être intégré aux cahiers des charges des baux pour que ces usages se déroulent. À Lincoln City, le rôle des open studios est clair : l’architecte dessine en direct et donne forme au consensus entre les interventions du propriétaire et de l’économiste. Dans les deux exemples, les acteurs participent activement aux processus grâce à leurs compétences spécifiques (sociologique et économique) qui s’articulent avec la composition spatiale. Plus précisément, nous avons vu que des personnes qui ne sont pas formées à la composition spatiale — à la définition de la forme urbaine — s’y attardent et y participent, directement ou indirectement. Dans un cas, ils adaptent et projettent leur expertise — une connaissance sociologique. Dans l’autre, le savoir de l’économiste relie directement une projection spatiale et sa conséquence économique, faisant écho aux intérêts de la ville, de la région et du propriétaire. Cela renvoie à la porosité des savoirs et compétences mises en œuvre dans la composition, et implique une difficulté pour délimiter ces processus.
Notre analyse a permis d’expliciter les liens entre la composition spatiale et les autres thématiques (et activités) de la conception urbaine. Ces autres thématiques sont intégrées au processus de définition d’une forme urbaine au travers d’itérations. Les acteurs qui composent mobilisent d’autres compétences au travers d’interactions avec d’autres acteurs (dont des décisionnaires). Ces derniers apportent leurs propres compétences, qu’ils doivent faire dialoguer avec la composition. Par ailleurs, nous avons montré que le rôle de la composition spatiale vis-à-vis d’autres thématiques de la conception urbaine peut varier, et notamment en fonction de l’organisation des processus : ici, son étalement est associé à un rôle réflexif de la composition spatiale, et son accélération à un rôle de synthèse.
Finalement, cette analyse montre que la composition spatiale a besoin d’autres expertises pour exister et qu’il n’y a aucune raison de maintenir ces expertises hors du champ de la conception.
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[11] Op. cit.
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[15] Op. cit.
[16] Op. cit., p. 37-38.
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[20] Vigneron R. (2016). « Formes et enjeux sociotechniques du périurbain durable : comparaison de Bimby et du New Urbanism », École Doctorale n° 454 Sciences de l’Homme du Politique et du Territoire.
[21] Dupuis B. (2011). « Des modèles mobiles. Genèse, réseaux et performativité de l’urbanisme néo-traditionnel, dans Les modèles urbains entre courants, références et performances », Lieux Communs, Les cahiers du LAUA, p. 27-52.
[22] Dupuis B. (2009). « Le mouvement du New Urbanism et le paysage urbain. La circulation d’une doctrine urbanistique », Articulo – Journal of Urban Research, Special issue 2.
[23] Callon M. (1996). « Le travail de la conception en architecture », Cahiers de la recherche architecturale, n° 37, p. 25-35.
[24] Raynaud D. (2001). « Compétences et expertise professionnelle de l’architecte dans le travail de conception », Sociologie du Travail, n° 43 (4), p. 451-469.
[25] Orillard C. (2010). Kevin Lynch et l’urban design : représenter la perception de la ville (1951-1964) (thèse de doctorat en Architecture), Vincennes Saint-Denis, université Paris 8.
[26] Linovski O. (2015). « Politics of Expertise: Constructing Professional Design Knowledge in the Public and Private Sectors », Journal of Planning Education and Research.