frontispice

La typo-morphologie en Italie
et en France
Élaboration, appropriation et diffusion
d’un modèle urbanistique

• Sommaire du no 6

Gabriella Trotta-Brambilla LabEx Architecture Environnement & Cultures Constructives École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble Gilles Novarina LabEx Architecture Environnement & Cultures Constructives

La typo-morphologie en Italie et en France : élaboration, appropriation et diffusion d’un modèle urbanistique, Riurba no 6, juillet 2018.
URL : https://www.riurba.review/article/06-modeles/italie/
Article publié le 1er juil. 2018

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Gabriella Trotta-Brambilla, Gilles Novarina
Article publié le 1er juil. 2018
  • Abstract
  • Résumé

Typo-morphology in France and Italy. Development, appropriation and dissemination of a planning model

Typo-morphology has been developed in Italy by architects and planners at the early beginning of the 1960s. It appears as a set of theoretical references, of urban analysis and surveys, of projects, plans and achievements and can be assimilated to an urban model. The article deals with the conditions of rise of the model, with its internal contradictions and with its diffusion in France. It explains how French architects and planners tapped into a part of the elements of the model, how they combined them with other planning references in order to build a new scientific discipline: the projet urbain.

La typo-morphologie a été développée en Italie par des architectes-urbanistes au tout début des années 1960. Elle se présente comme un ensemble diversifié de références théoriques, d’études et d’analyses urbaines, de projets, de plans et de réalisations, et peut à ce titre être assimilée à un modèle urbanistique. L’article s’interroge sur les conditions d’émergence de ce modèle, sur les contradictions qui le traversent et sur sa diffusion en France vingt ans après sa création. Il montre comment les architectes et urbanistes français ont puisé dans une partie des éléments composant ce modèle en les interprétant et en les combinant avec d’autres références urbanistiques, et ce dans la perspective de l’invention d’une nouvelle discipline : le projet urbain.

Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
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Introduction

L’apparition de nouveaux moyens de communication, le développement de la mobilité et la mondialisation de l’économie, qui caractérisent la seconde moitié du xxe siècle, constituent les facteurs qui expliquent la circulation croissante de modèles, de méthodes et de références dans le champ des politiques publiques. Telle est du moins la thèse avancée par D.-P. Dolowitz et D. Marsh dans une série d’articles portant sur les policy transfers. Dans le domaine de l’urbanisme, le phénomène n’est pas nouveau. Dès la fin du xixe siècle, architectes, ingénieurs et urbanistes multiplient, à l’échelle européenne, les voyages d’études, les congrès et les expositions (Bertoni, 2006[1]Bertoni A. (2006). Les architectes et la naissance de l’urbanisme de plan. Pratiques locales, réseaux nationaux et transnationaux en France et Europe francophone (1880-1920), Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Venise, Università Ca’ Foscari.). Ces échanges prennent par la suite un caractère plus organisé. L’on peut évoquer ici le mouvement des garden cities, qui naît en Angleterre avec la création de la Garden City Association en 1899 et la fondation de Letchworth (1902), et se diffuse selon des modalités contrastées dans différents pays d’Europe (Allemagne, Belgique, France) et d’Amérique (États-Unis, Brésil). L’on pense surtout aux Congrès Internationaux d’Architecture Moderne qui réunissent à partir de 1928 les tenants d’un urbanisme qui défend la rupture avec le passé et l’adaptation de la ville au progrès technique.

De la diffusion et des réseaux qui l’organisent

Ces échanges d’informations, de connaissances et de savoir-faire ont fait l’objet de nombreuses analyses. L’accent a été notamment mis sur le rôle de passeur, joué par les professionnels dans des réseaux auxquels participent des personnes ayant des statuts différents et des appartenances institutionnelles diverses. L’approche par les policy networks a permis de comprendre comment des élus, des professionnels et des militants associatifs, intéressés par l’identification et le traitement d’un problème particulier, se réunissent dans le cadre de « réseaux thématiques ». Ces réseaux, s’ils apparaissent comme des lieux propices à l’émergence d’innovations, n’ont pas nécessairement, à la différence des « communautés de politiques publiques », d’effets sur la structuration de nouveaux dispositifs organisationnels ou la production de normes servant à orienter les politiques publiques (Rhodes et Marsh, 1995[2]Rhodes R, Marsh D. (1995). « Les réseaux d’action publique en Grande-Bretagne », dans Le Gales P, Thatcher M (dir.), Les réseaux de politiques publiques. Débat autour des policy networks, Paris, L’Harmattan.).

Une enquête menée à la fin des années 1990 a montré que la politique de développement social urbain, si elle s’est appuyée sur la constitution de réseaux de chefs de projet et d’agents de développement aux échelles régionale et nationale, n’a pas permis une réorganisation des administrations municipales, et l’approche globale (articulant économique, social et urbain) dont elle se réclamait n’a pas débouché sur une élaboration de nouveaux référentiels pour les politiques urbaines (Novarina, 1997[3]Novarina G. (1997). « Les réseaux de politiques urbaines. Concurrences et coopération entre acteurs », dans Godard F (dir.), Le gouvernement des villes. Territoire et pouvoir, Paris, Descartes &Cie, p. 213-254.). Des travaux plus récents portent sur les réseaux qui se structurent lors de projets européens de coopération territoriale (Interreg, Urban, Urbact…). Ces réseaux sont créés à l’initiative soit de l’Union Européenne (Urbact), soit des villes elles-mêmes (Eurocities) et cherchent à promouvoir des best pratices en s’appuyant sur des dispositifs toujours plus sophistiqués (jumelages entre villes, groupes thématiques, séminaires sur sites). L’information et la connaissance, mobilisées à cette occasion, si elles constituent une source d’inspiration pour les professionnels et les experts participant au réseau, ne font pas nécessairement l’objet d’un transfert d’une ville à l’autre. Une réappropriation locale peut s’avérer nécessaire pour que la diffusion des connaissances irrigue les acteurs et institutions concernés par les politiques locales qui font l’objet de l’échange (Mboumoua, 2016[4]Mboumoua I. (2016). « À quoi servent les réseaux d’échanges d’expériences ? L’exemple du programme Urbact », dans Bourdin A, Idt J, L’urbanisme des modèles. Références, benchmarking et bonnes pratiques, La Tour d’Aigues, L’Aube, p. 95-109.).

Ces réflexions montrent, si besoin était, que, parmi les modalités de transfert des politiques publiques et des modèles qui leur sont associés, la copie est l’exception, l’inspiration et la combinaison sont la règle (Dolowitz et Marsh, 2000[5]Dolowitz DP, Marsh D. (2000). « Learning from abroad: the role of policy transfert in contemporary policy-making », Governance: an International Journal of Policy and Administration, vol. 13, n° 1, p. 5-23.). Si les processus de circulation qui sont à la source des policy transfers sont désormais analysés avec précision, plus rares sont les travaux qui s’intéressent à ce qui circule et se construit au cours de ces processus. Le vocabulaire employé à ce propos apparaît flou. D.-P. Dolowitz et D. Marsh parlent d’objectifs, de contenus, d’outils, de programmes et d’idéologies, sans préciser la définition de chacune de ces notions. D’autres travaux parlent, en ce qui concerne l’urbanisme, de modèles urbains mais mettent sous ce terme des contenus divers. Dans l’introduction de l’ouvrage intitulé L’urbanisme des modèles (2016[6]Bourdin A. Idt J. (2016). L’urbanisme des modèles, Paris, Éditions de L’Aube, 192 p.), A. Bourdin et J. Idt évoquent des idées, des référentiels, des savoirs, des normes, des pratiques. I. Mboumoua, dans ce même livre, s’intéresse aux échanges qui s’organisent à l’intérieur du réseau Urbact et imagine que les méthodes de gouvernance (partenariat public/privé, participation, gestion par projet) peuvent devenir des modèles qui font l’objet d’un transfert d’une ville à l’autre.

Le modèle urbanistique, un essai de définition

Pour préciser les choses, il apparaît nécessaire de distinguer ce qui relève des modèles de gouvernance (organisation institutionnelle, relations entre acteurs publics et privés, modalités d’implication de la société civile) de ce qui fait référence à des modèles urbanistiques (structuration matérielle et sociale des territoires, relations entre les échelles d’organisation que sont le voisinage, le quartier, la ville et le grand territoire). Dans cet article, nous nous proposons de traiter des contenus et de la circulation des seuls modèles urbanistiques.

La notion de modèle urbanistique est, depuis de longues années, l’objet de débats et de controverses au sein des communautés professionnelles que constituent les architectes et les urbanistes. L’idée d’une « ville standardisée » fondée sur la diffusion, par des acteurs, en situation de domination à un moment historique donné, d’un modèle préexistant renvoie à une définition relativement figée du modèle. Une utilisation courante du terme, notamment dans le champ des arts plastiques, renvoie à l’existence d’un original qu’il convient de reproduire le plus scrupuleusement possible. Associé à l’idée de ville standardisée, le modèle s’apparente à un prototype suffisamment formalisé pour déboucher sur l’édiction de normes techniques et de règles juridiques qui peuvent être appliquées quels que soient les contextes dans lesquels s’insèrent les projets d’aménagement.

La théorie des typologies constructives permet de dépasser cette approche. C. Aymonino reprend à son compte la distinction établie dans son dictionnaire de l’architecture (1788-1825) par Quatremère de Quincy, puis reprise par G.-C. Argan au début des années 1960. Si le modèle est un objet qu’il convient de reproduire tel quel, le type est une sorte de germe préexistant à partir duquel les créateurs peuvent concevoir des objets qui ne se ressemblent pas nécessairement. Ce germe est composé de propriétés, de principes d’organisation et de relations au contexte, sur lesquels architectes et urbanistes peuvent s’appuyer pour fabriquer les tissus urbains (Aymonino, 2000[7]Aymonino C. (2000) [1975]. Il significato delle città, Venise, Marsilio, p. 65-82.).

Dans un article récent (Novarina et Sadoux, 2019[8]Novarina G, Sadoux S. (2019). « La garden city. Un réservoir de références à réinventer », Les Annales de la Recherche Urbaine 113, mars [En ligne), nous proposions de continuer à utiliser le terme de modèle tout en précisant sa définition. Dans les sociétés contemporaines où l’économie est régulée, en large partie au moins, par le libre fonctionnement des marchés et où la vie politique fonctionne en référence au libéralisme, il ne peut y avoir de modèle ou de référentiel, élaboré par un groupe d’institutions ou d’acteurs particuliers, qui s’impose au reste de la société. Ces institutions et ces acteurs sont en effet en concurrence lors de la formulation de ce que J. Rawls (1995[9]Rawls J. (1995). Libéralisme politique, Paris, Presses Universitaires de France.) appelle des « doctrines compréhensives raisonnables », et les consensus, quand ils existent, ne peuvent se faire qu’a posteriori par « recoupements ». Si l’on adopte une telle perspective, il faut imaginer le modèle comme un ensemble, plus ou moins organisé, de valeurs, de principes, de prescriptions et de références, dont la mise en œuvre suppose des adaptations, des réinterprétations voire des inventions. Le modèle fonctionne alors comme une sorte de réservoir d’images et de récits, dans lequel les acteurs de l’aménagement puisent pour légitimer leurs propositions.

Pour comprendre les modalités de création d’un modèle urbanistique, puis sa diffusion au sein de groupes, de réseaux ou de communautés dans un pays donné et enfin sa circulation à l’échelle internationale, nous nous proposons d’analyser la mise au point entre le début des années 1960 et la fin des années 1970 de la typo-morphologie en Italie et sa diffusion en France à partir du début des années 1980 dans le cadre de l’école dite du projet urbain. Au cours de cette analyse, nous mettrons l’accent sur les processus d’appropriation, d’interprétation de ce modèle, comme sur les controverses qui peuvent naître à l’occasion de sa circulation.

Émergence de la typo-morphologie et diffusion en Italie

La lecture de la ville qui se développe en Italie au début des années 1950 préfigure un ensemble de « matériaux », qui peut être assimilé à un modèle urbanistique. C’est lors de son appropriation en France par l’école du projet urbain qu’il prend le nom de typo-morphologie. Ce modèle regroupe à la fois :

des formulations théoriques, énoncées dans des écrits italiens[10]Nous avons retenu pour cette analyse les textes les plus cités par les auteurs français abordés dans la partie de l’article dédiée à la réception de la typo-morphologie en France. ;

des études sur les tissus urbains et les caractères de l’anthropisation du territoire, ainsi que des méthodes d’analyse nourries de différents apports disciplinaires, provenant des sciences humaines et sociales comme de l’architecture ;

des projets, des plans et des réalisations.

Dans cet ensemble diversifié, on peut reconnaître une matrice commune regroupant les notions-clés de la typo-morphologie, autour desquelles se sont organisés les débats et les différents apports. Cette « unité » d’origine a été ensuite plusieurs fois décomposée et recomposée au moment de sa diffusion en Italie puis en France.

Émergence précoce de la typo-morphologie en Italie

Pour mieux comprendre le contenu de ce modèle, il apparaît nécessaire de revenir brièvement sur les conditions de son émergence dans le contexte politique et socio-économique de l’Italie au sortir du deuxième conflit mondial.

Un pays et une économie à reconstruire

Après l’instauration, en 1948, de la République italienne, les politiques publiques (en particulier la loi Fanfani[11]« Provvedimenti per incrementare l’occupazione operaia, agevolando la costruzione di case per lavoratori » (Mesures pour renforcer l’emploi ouvrier en favorisant la construction de maisons pour travailleurs), du 24 février 1949. et le plan INA-Casa[12]Programme national de construction de logements publics (1949-1963), financé par les compagnies d’assurance.) cherchent à résoudre le problème du chômage en fournissant du travail aux entreprises du bâtiment, qu’elles soient industrielles ou artisanales. L’urgence qui caractérise les premières années de la reconstruction conduit à un processus de croissance urbaine rapide et fragmentée. Le programme de logements, promu par INA-Casa, constitue l’occasion de donner forme et de maîtriser l’expansion des villes (Di Biagi, 2001[13]Di Biagi P (dir.). (2001). La grande ricostruzione. Il piano Ina-Casa e l’Italia degli anni cinquanta, Rome, Donzelli Editore.), tout en prenant de la distance par rapport aux conceptions urbanistiques qui ont prévalu depuis les années 1920, parmi lesquelles la modernité rationaliste. Le régime fasciste (1922-1943) a en effet favorisé à la fois le culte du passé et la modernité. Les nombreuses expérimentations qu’il impulse, les concours qu’il lance, se traduisent en même temps par la démolition de parties des centres anciens, par la construction de villes nouvelles et par la reconnaissance de la ville historique en tant que patrimoine urbain.

(Re)fonder la discipline

Le modèle typo-morphologique est débiteur de l’activité d’architectes qui s’intéressent à la ville et prônent, dès les années 1950, une nouvelle conception de l’urbanisme. Les deux figures les plus significatives à cet égard sont celles de Ludovico Quaroni et Giuseppe Samonà, qui sont représentatives du profil de l’architecte-intellectuel qui mène de front enseignement, recherche théorique et exercice professionnel. Leur influence compte pour les architectes-urbanistes qui sont ensuite à l’origine de la typo-morphologie[14]S. Muratori a été l’associé de L. Quaroni lors de plusieurs concours ; les jeunes architectes de la Tendenza l’ont connu grâce à E.N. Rogers ; A. Rossi en a publié les conférences (Mazzoni C. (2013). La Tendenza. Une avant-garde italienne 1950-1980, Marseille, Parenthèses) ; L. Benevolo et C. Aymonino ont travaillé avec lui à l’élaboration de plans et de projets.. Si Samonà forge le concept « d’unité architecture urbanisme » (Infussi, 1992[15]Infussi F. (1992). « Giuseppe Samonà. Una cultura per conciliare tradizione e innovazione », dans Di Biagi P, Gabellini P (dir.), Urbanisti italiani, Bari, Laterza.), L. Quaroni soutient, quant à lui, qu’il est très difficile de séparer urbanisme et architecture, puisque désormais cette dernière doit poser la question de « la défense du paysage et des centres historiques, des nouvelles infrastructures, de l’organisation et de la morphologie de la ville du futur […] » et que, mis à part la planification économico-territoriale, d’une part, et le détail de l’édifice, de l’autre, « tout le reste, ce qui intéresse le plus, est commun aux deux mondes » (Quaroni, 1964, cité dans Ciucci et Dal Co, 1990, p. 206[16]Ciucci G, Dal Co F. (1990). Architettura italiana del Novecento, Milan, Electa.).

Suite à ces travaux précurseurs, la volonté mûrit, au cours des années 1960, de réexaminer le rapport entre ville et architecture en prenant le contre-pied du mouvement moderne, de mobiliser les sciences humaines et sociales pour comprendre le contexte du projet et de tenter de construire un nouveau champ disciplinaire, l’architecture urbaine. Dans cette construction, une place centrale est accordée à la notion de type, mais les façons de concevoir cette notion, notamment la distinction entre type « idéal » et type « historique[17]Le type est défini par certains comme « idéal » (schéma abstrait) par rapport au modèle (nécessairement réel puisqu’à copier le plus fidèlement possible) ; pour d’autres, en revanche, il serait « historique », défini par les rapports sociaux et économiques (Manganaro E. (2013). Funzione del concetto di tipologia edilizia in Italia, Milan, Bruno Mondadori). », génèrent des filiations diverses que l’on peut regrouper dans deux mouvements : la Tendenza et l’école romaine.

Dialectique histoire et modernité

Parmi les notions clés autour desquelles les débats se sont organisés en Italie, nous avons sélectionné celles qui nous semblent être les plus significatives et qui sont partagées par les différentes écoles de pensée. S’il existe des divergences quant aux définitions employées de la part d’auteurs qui privilégient, en fonction de leur positionnement professionnel, l’architecture ou la ville, l’analyse ou le projet, ces différences n’ont pas empêché la construction d’une matrice commune : derrière la multiplicité des réflexions, l’unité est liée à la volonté d’explorer les deux couples de relations que sont typologie et morphologie, d’une part, histoire et projet, de l’autre.

Figure 2. Schématisation de l’approche typo-morphologique italienne (réalisation : G. Trotta-Brambilla).

L’évolution de la ville : un processus continu

La notion de « continuité » est chère à E.-N. Rogers qui, lorsqu’il prend la direction de la revue Casabella (1953-1964), la renomme Casabella Continuità en faisant référence notamment à la nécessité de renouer avec la tradition (Montuori, 1994[18]Montuori M (dir.). (1994). Dieci maestri dell’architettura italiana, Milan, Electa.) comme avec l’essence profonde de la modernité plutôt qu’avec ses caractères contingents ou son expression figurative. Il ne s’agit pas, selon E.-N. Rogers, de faire l’apologie du mouvement moderne ou d’en « apaiser les tensions », mais de le considérer comme l’une des phases d’un processus historique (« le patrimoine dont on a hérité »), dans lequel on peut reconnaître l’alternance des moments de rupture que constituent les « crises » ou les « émergences », ou de continuité que sont les tracés, les plans de ville et les monuments, assimilés à des « permanences » (Poëte, 2000[19]Poëte M. (2000) [1929]. Introduction à l’urbanisme. L’évolution des villes, Paris, Sens & Tonka.). Aussi, il convient d’intégrer l’histoire dans le projet non comme imitation stylistique du passé mais comme moyen de compréhension et d’interprétation des formes produites à chaque époque (Rogers, 1958[20]Rogers EN. (1958). Esperienza dell’architettura, Turin, Giulio Einaudi Editore.).

Le positionnement de S. Muratori vis-à-vis de la modernité est plus critique que celui d’E.-N. Rogers (Tentori, 1994[21]Tentori F. (1994). « Dall’officina di ‘Quadrante’ », dans Montuori M (dir.), Dieci maestri dell’architettura italiana, Milan, Electa, p. 225-231.). S. Muratori refuse en effet les dérives fonctionnalistes et la perte de valeurs urbaines essentielles, induites par le mouvement moderne. Le développement de la ville contemporaine doit trouver ses raisons dans la structure de la ville qui l’a précédé : le contraire de la continuité est « l’innovation » et non la rupture (Muratori, 1960[22]Muratori S. (1960). Studi per una operante storia urbana di Venezia, Rome, Istituto Poligrafico dello Stato, p. 17.). C’est pour cette raison que S. Muratori construit sa méthode de « l’histoire opérante », qui vise à donner un fondement au projet, pour le soustraire à l’arbitraire, et ainsi à dépasser « l’urbanisme techniciste » et la production urbaine courante[23]Ibid.. À Venise (1950-1954), il met au point les fondements de sa méthode d’analyse et élabore, avec la collaboration des étudiants, les matériaux (qui feront quelques années plus tard l’objet de publications) permettant d’appréhender le devenir progressif de parties de ville. Il associe pour ce faire le relevé métrique et l’interprétation de l’existant, en ayant parfois recours à la consultation d’archives[24]Ibid.. Cette méthode est peaufinée par S. Muratori à Rome (1963[25]Muratori S. (1963). Studi per una operante storia urbana di Roma, Rome, Consiglio Nazionale delle Ricerche.) et par ses collaborateurs à Côme, Gênes et Florence (Caniggia, 1963[26]Caniggia G. (1963). Lettura di una città : Como, Rome, Centro Studi di Storia Urbanistica. ; Caniggia et Maffei, 2008[27]Caniggia G, Maffei GL. (2008) [1979]. Composizione Architettonica e Tipologia Edilizia. Lettura dell’edilizia di base, Florence, Alinea.).

C’est C. Aymonino qui synthétise le mieux les rapports entre tradition et modernité. Dans Il significato della città (1975[29]Op. cit.), il relit l’histoire de l’urbanisme à partir de l’évolution de la conception des équipements et services publics. La « ville industrielle », dont l’exemple le plus accompli est le Paris haussmannien, reprend à son compte les méthodes de tracé expérimentées dans la ville baroque (ou classique) et réorganise l’ensemble des services publics (déplacements, adduction d’eau, égouts, bâtiments administratifs) dans le cadre d’un système hiérarchisé. Le mouvement moderne conduit à une « réduction résidentielle » des problèmes urbains en intégrant les services à l’intérieur des unités d’habitation ou des unités de voisinage[30]Ibid., p. 43.. Cette réduction atteint son paroxysme avec le Team 10 qui fait entrer la ville dans une seule et même mégastructure. Une dizaine d’années avant C. de Portzamparc, C. Aymonino appelle de ses vœux une synthèse entre les principes et les règles de fabrication des tissus urbains, issus de la tradition baroque et haussmannienne, d’une part, les expérimentations en matière de logement conduites par le mouvement moderne, de l’autre.

Les valeurs exprimées par la ville ordinaire

Le premier point saillant de la matrice commune aux différents auteurs pris en compte ici est l’intérêt pour la notion de type. Bien que ce dernier ait été défini et interprété différemment (par exemple, ayant une existence a priori, comme antécédent à la conception architecturale, ou bien a posteriori, comme outil de classification, ou encore comme règle abstraite ou œuvre concrètement réalisée), l’acception de l’école de S. Muratori fait émerger l’intérêt pour l’étude de la ville dans sa dimension ordinaire plus que monumentale. S. Muratori parle de tipo edilizio (le type historique, si l’on suit l’interprétation d’E. Manganaro[31]Manganaro E. (2013). Funzione del concetto di tipologia edilizia in Italia, Milan, Bruno Mondadori.). Cette expression, appliquée à la ville ancienne, fait référence à l’activité de construction courante, spontanée, non planifiée, plutôt qu’à la conception exceptionnelle et savante, alors qu’en français l’expression est le plus souvent traduite par type architectural (le type idéal), ce qui devrait impliqu er une plus grande « intentionnalité » (concernant la forme) et « spécialisation » (concernant l’usage) par rapport à « l’edilizia di base » (Caniggia et Maffei, 1979[32]Op. cit.). Pour S. Muratori, l’edilizia n’est pas à entendre comme un « phénomène purement économique, mais comme une histoire culturelle ». Il élève ainsi la construction ordinaire au rang d’architecture lorsqu’elle exprime « les valeurs de chaque époque » à travers des formes « utiles » et « esthétiques » (Muratori, 1960, p. 11[33]Op. cit.). De plus, tant l’école muratorienne que la Tendenza prônent l’étude des types insérés dans leurs contextes spécifiques. Pour C. Aymonino, si le rapport entre type et forme urbaine cesse d’exister, la ville se dissout en devenant une agglomération sans forme particulière. Le règlement d’urbanisme (abstraction s’éloignant du rapport concret entre bâtiment et ville) devient alors incapable de donner forme à la ville, et c’est là le problème principal de la ville moderne (Mazzoni, 2013[34]Mazzoni C. (2013). La Tendenza. Une avant-garde italienne 1950-1980, Marseille, Parenthèses.).

Le deuxième point saillant est l’étude de la morphologie urbaine en considérant la ville comme un tout, comme une « œuvre d’art » collective, produit d’une culture, d’une société et de ses coutumes. A. Rossi (1966[35]Rossi A. (1966). L’architecture de la ville, Paris, L’Équerre.) soutient la nécessité d’analyser l’architecture de la ville comme une « chose humaine », qui donne forme à la réalité et transforme la matière en fonction d’une conception esthétique. La forme urbaine peut être entendue, selon V. Gregotti, comme le produit de la règle d’agrégation des types qui préside à la formation des tissus et le résultat des relations que la ville entretient avec son environnement. Considérer la ville comme œuvre d’art collective (idée esquissée par S. Muratori dans sa publication sur Venise, puis reprise en 1975 par C. Aymonino, qui parle de la ville comme « monument »), et l’approcher par sa forme, n’a pas comme objectif d’en affirmer une « totalité plastique » (Choay dans Merlin, 1988[36]Choay, F. (1988). « La morphologie vue par les experts internationaux », dans Merlin P (dir.). Morphologie urbaine et parcellaire, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, pp 11-61.), mais de contribuer à la compréhension de la complexité de la ville via l’aspect spécifique de l’histoire de sa construction, en recherchant, pour chaque époque, l’influence des systèmes socio-économiques et politiques locaux (Muratori, 1960[37]Op. cit.). Selon A. Rossi (1966[38]Op. cit.), les analyses morphologique et fonctionnelle ne sont qu’une première étape de la recherche, ne pouvant à elles seules expliquer la signification profonde des faits urbains, « l’âme » de la ville. V. Gregotti (1966[39]Gregotti Vittorio (1966). Il territorio dell’architettura, Milan : Feltrinelli.) affirme quant à lui que la morphologie urbaine concerne certes le cadre physique de la ville, mais aussi la mémoire collective, les symboles, l’histoire, les besoins sociaux inscrits dans les transformations de ce cadre. Selon C. Aymonino, la « signification de la ville » est inscrite dans sa structure physique, car celle-ci « ne répond pas à un seul but (fonction, nécessité), mais […] à plusieurs [buts], évidents ou pas, complexes et parfois contradictoires » (Aymonino, 2000[40]Op. cit., p. 23.) et que sa forme (exprimée par le rapport entre rues, espaces publics et bâtiments, ainsi que des parties avec le tout) l’identifie et la distingue des autres villes.

La nécessité d’une approche systémique

La Tendenza, comme l’école romaine, prône la réunification des questions techniques, esthétiques et culturelles, séparées jusque-là par les conceptions fonctionnalistes, pour saisir les liens qui s’instaurent entre architecture et ville. Les approches se veulent pluridisciplinaires, puisque les notions de type bâti et de morphologie urbaine mobilisent, en plus des compétences spécifiques de l’architecte-urbaniste, des apports provenant de l’histoire, de la géographie, de l’anthropologie, de la sociologie ou de l’économie. L’architecte-urbaniste travaille avec ces « matériaux » afin de construire un « système de systèmes » (Gregotti, 1966[42]Op. cit., p. 14.).

Parmi les sciences humaines et sociales, l’histoire occupe une place prépondérante pour les Italiens. Elle est considérée par S. Muratori comme un « mode caractéristique de toute science » (car « aucun problème scientifique ou objet de recherche n’est concevable en dehors d’un moment précis de développement historique » — Muratori, 1960[43]Op. cit., p. 5.) et comme un instrument indispensable à l’urbanisme parce que les transformations spatiales nécessitent une connaissance approfondie de la structure urbaine préexistante et des valeurs sociétales qu’elle exprime. S. Muratori arrive même à affirmer qu’histoire et planification coïncident puisqu’on ne peut comprendre la totalité de l’organisme urbain que dans sa dimension historique, « dans son intrinsèque continuité » et comme « développement consécutif à la condition posée par son passé[44]Ibid. ».

Le caractère opérant de l’histoire est reconnu par V. Gregotti, non comme « indication d’où déduire les formes de l’architecture », mais comme « connaissance indispensable mais non directement utilisable », comme « prise de conscience » de l’état initial transformé par l’activité de projet, ainsi que comme « ensemble de valeurs capables de nous aider à donner un sens, une direction […] vers la construction de l’histoire future en partant du présent » (Gregotti, 1966[45]Op. cit., p. 132-133.). Un dépassement du projet comme conception d’un objet isolé dans le temps et dans l’espace est prôné par ces architectes, qui en font l’expression consciente des relations à l’histoire et au lieu : pour S. Muratori, en particulier, il est nécessaire d’insérer les nouvelles formes dans les formes précédentes, entendues comme « matrice et condition des formes successives, lesquelles donc ne viennent pas se superposer et détruire le passé, mais le perpétuent en le développant, en le différenciant et en l’enrichissant » (Muratori, 1960[46]Op. cit., p. 11.).

S. Muratori peut être considéré comme un pionnier — et c’est pour cela qu’il a longtemps été isolé dans le milieu académique (Caniggia, 1994[47]Caniggia G. (1994). « Saverio Muratori. La didattica e il pensiero », dans Montuori M (dir.), Dieci maestri dell’architettura italiana, Milan, Electa, p. 143-161.) — quant à sa manière d’enseigner le projet en s’opposant à la séparation « d’aspects qui ont de la valeur en référence seulement à leur contexte concret » (Muratori, 1960[48]Op. cit., p. 5.). Il n’est pas possible d’identifier le type sans prendre en compte son appartenance à un tissu urbain, et le tissu sans analyser sa place dans l’organisme urbain. Cela constitue l’essence de ses enseignements, tant à Venise, où il propose de comprendre la structure urbaine par le relevé et son interprétation, qu’à Rome, où le projet que les étudiants doivent élaborer concerne un ensemble de bâtiments insérés dans un tissu historique, contrairement à l’habitude de proposer la conception d’un seul édifice.

La diffusion : de l’enseignement à la planification
en passant par le projet

Selon M. Tafuri (2002[49]Tafuri M. (2002) [1982]. Storia dell’architettura italiana 1944-1985, Turin, Giulio Einaudi Editore.), les études de S. Muratori sur Venise et Rome constituent le point de départ de la construction du modèle typo-morphologique. Quelles que soient les critiques formulées à leur égard[50]Cf. le bilan critique établi en 1985 par V. Gregotti dans Casabella., elles connaissent dès la fin des années 1960 un succès dans l’enseignement et la recherche, avant de faire l’objet d’applications nombreuses dans l’architecture, l’urbanisme et la planification territoriale. Ce succès est lié, pour partie au moins, aux responsabilités exercées par les tenants de la typo-morphologie. Comme cela a été souligné plus haut, ils exercent de manière conjointe des fonctions d’enseignant, de chercheur et de praticien. Ils jouent un rôle d’importance à l’Istituto Universitario d’Architettura di Venezia, où est mis en place en 1970 le premier parcours de planification territoriale et d’urbanisme. Progressivement, ils essaiment dans d’autres sites universitaires, parmi lesquels les instituts polytechniques de Milan et Turin. Ils participent à l’animation du milieu professionnel, à travers leur implication dans l’Istituto Nazionale di Urbanistica[51]Club de réflexion qui réunit professionnels et universitaires et qui publie les revues Urbanistica et Urbanistica Informazioni. et exercent des tâches de rédaction dans les revues d’architecture et d’urbanisme[52]Ainsi, de 1982 à 1996, V. Gregotti est directeur de Casabella, alors que B. Secchi, membre du comité de rédaction de cette même revue, est de 1985 à 1990 directeur d’Urbanistica et participe à la création d’Archivio di Studi Urbani e Regionali..

De la théorie à la pratique

En matière de projets urbains, le plus actif est V. Gregotti, qui conçoit deux opérations particulièrement significatives : les quartiers ZEN à Palerme (1969-1990) et Bicocca à Milan (1985-2005).

Du premier, bien qu’il n’ait jamais été achevé et connecté au centre-ville, on peut retenir la cohérence de la composition par rapport aux théories typo-morphologiques, traduite notamment dans la forme urbaine dénommée « insula », sorte d’hybridation entre la barre et l’îlot. Constituées chacune de quatre blocs implantés perpendiculairement à la voie publique et desservis par trois rues internes (dont la rue centrale accessible en voiture), ces insulae sont organisées en grille autour d’espaces et d’équipements publics (jamais construits).

Lors du second, où la concertation avec les acteurs privés (dont l’entreprise Pirelli, propriétaire du site et initiateur du projet) et publics (la ville et l’université) a mieux fonctionné pour établir une nouvelle centralité dans la proche banlieue, V. Gregotti décide de conserver le tracé viaire et le découpage en très grands îlots, qui organisaient jusque-là les implantations industrielles, comme matérialisation de la mémoire du lieu, et recherche une connexion avec le reste de la ville par la voie ferrée et les transports publics.

Figure 5. V. Gregotti, plan du quartier Zen à Palerme (1969) et perspective de l’espace public (source : lab. Urbanistica, Paesaggio e Territorio, univ. de Parme).

Le même V. Gregotti élargit le champ d’application de la typo-morphologie à la planification territoriale et, avec son associé, A. Cagnardi, engage, à la fin des années 1980, la révision du plan régulateur général de Turin. Pour répondre au défi de la « grande réforme urbaine » (Cagnardi, 1992[53]Cagnardi A. (1992). « La più grande riforma urbana », Città di Torino, PRG Piano regolatore generale di Torino, supplément à Torino Notizie.) que doit relever cette ville industrielle en crise, les deux urbanistes intègrent dans ce document réglementaire, une série de Progetti per il PRG, dont le plus important est la Spina Centrale. Le long d’une avenue urbaine, créée grâce à la couverture de dix kilomètres de voies ferrées, V. Gregotti et A. Cagnardi formalisent un ambitieux plan-masse dans lequel ils synthétisent la pratique des tracés urbains et le découpage en îlots expérimentés jusque-là dans leur enseignement et leurs projets opérationnels. La nouvelle avenue permet la liaison entre la ville historique et la ville industrielle qui naît à partir du début du xxe siècle.

Cette utilisation de la typo-morphologie dans la planification territoriale trouve un autre défenseur en la personne de B. Secchi qui, depuis le début des années 1990, multiplie les expérimentations de lecture du territoire et de formalisation de projets dans le cadre des nombreux plans dont il a la responsabilité. À Bergame (1995), il propose de requalifier un territoire marqué par une forte diffusion urbaine en confortant les systèmes de la mobilité, de lieux centraux, de la résidence, de la production et du vert, qui constituent la structure de l’organisation territoriale (Comune di Bergamo, 2000[54]Comune Di Bergamo. (2000). « Il progetto del nuovo Piano regolatore generale », Urbanistica Quaderni, n° 27.). L’approche par les systèmes territoriaux constitue en quelque sorte une version renouvelée de l’analyse urbaine fondée sur la réalisation de cartes thématiques. B. Secchi s’appuie aussi sur les apports de l’écologie du paysage pour définir le « système du vert » et intègre dans son plan des « projets-guides » qui doivent servir de références lors du passage à l’opérationnel.

La typo-morphologie, un modèle urbanistique ?

Si l’on reprend la définition donnée dans l’introduction de cet article, on peut répondre par l’affirmative à cette question.

La typo-morphologie est en effet tout d’abord fondée sur des valeurs qui ont trait à la manière de penser l’histoire de la ville comme un processus continu d’évolution. Une telle prise de position conduit, par exemple, à lire de la même manière et avec les mêmes outils les urbanisations dispersées, qui se développent à partir du début des années 1980 dans le Nord-Est et le centre de l’Italie, et à les interpréter comme les prémices d’une ville diffuse (Indovina, 1990[56]Indovina F, Matassoni F, Savino M et al. (1990). La città diffusa, Venise, DAEST, IUAV. ; Secchi, 2004[57]Secchi B. (2004). De l’urbanisme et de la société, Grenoble, université Pierre Mendès-France.), liée notamment à l’existence des districts industriels qui sont à l’origine de la richesse de la Troisième Italie (Bagnasco, Courlet et Novarina, 2010[58]Bagnasco A, Courlet C, Novarina G. (2010). Sociétés urbaines et nouvelle économie, Paris, L’Harmattan.).

Elle se base ensuite sur la mise en œuvre de principes qui permettent de structurer l’action dans les champs de la planification territoriale et de la progettazione urbana. La sympathie, qui se manifeste dans certains écrits à l’égard de la ville diffuse, ne doit pas conduire à l’acceptation du laisser-faire, mais constitue une invitation à une action de requalification des systèmes (mobilité, centralités, espaces naturels) qui structurent cette urbanisation. Ces principes peuvent découler sur des prescriptions réglementaires, dont témoigne l’inscription dans les lois régionales (Émilie-Romagne, Toscane, Vallée d’Aoste…) des notions de systèmes territoriaux, d’invariants ou d’unités de paysage.

Elle peut enfin faire appel aux références que constitue un ensemble de plans et de projets, qui ont fait systématiquement l’objet de présentation analytique dans les revues[59]Dans la revue Urbanistica, ont fait l’objet de dossiers spéciaux les grands projets de Milan (2003, n° 119), les plans d’orientation régionale des Marches et de la Toscane (2003, n° 121), le plan structurel de Sienne (2006, n° 129), le plan structurel de Bologne (2008, n° 135), le plan de gouvernement du territoire de Bergame (2010, n° 144) et le plan paysager régional des Pouilles (2011, n° 147).. En plus des plans analysés dans cet article, l’on peut citer le plan régulateur de Prato et le plan territorial de coordination provincial du Salento (B. Secchi et P. Viganò, 2001), les sept « cités » du plan structurel de Bologne (P. Gabellini, 2008) ou le plan paysager régional des Pouilles (M. Mininni, 2011).

Le modèle typo-morphologique apparaît bien comme un ensemble (pas totalement unifié) de valeurs, de principes, de préconisations et de références, et ne se résume donc pas à un ensemble de textes synthétisant des idées théoriques. Ses défenseurs peuvent, pour justifier leurs positions et points de vue, mobiliser des expériences dans les champs de la planification et du projet qui constituent des sortes de best practices.

De l’architecture urbaine au projet urbain

Le modèle développé en Italie suscite en France, à partir des années 1980, un intérêt croissant, et ce dans un contexte marqué par une crise sociale et urbaine qui concerne en priorité les quartiers modernes d’habitat social. La mission Banlieues 89, créée en 1981, propose d’en finir avec les grands ensembles et lance les premières restructurations des Zones à urbaniser en priorité. Dans le prolongement de politiques menées à la fin des années 1970 (réhabilitation des centres anciens, opérations Habitat et Vie Sociale) et pour traduire en action le slogan du parti socialiste « Changer la ville/Changer la vie », différentes expériences sont lancées à l’échelle de quartiers de centre-ville comme de périphérie, qui visent à associer les habitants à des démarches renouvelées de projet de quartier puis de projet urbain. Faisant suite aux réformes de décentralisation engagées à partir de 1982, l’heure est à la rupture avec les politiques d’urbanisme technocratique qui ont marqué la France des Trente Glorieuses. C’est dans ce contexte que des échanges se développent entre architectes français et italiens, intéressés par le rapport ville/architecture.

La diffusion de la typo-morphologie en France

Nombreux sont les témoignages ou les publications qui soulignent le rôle précurseur des Italiens dans la formulation d’une nouvelle approche des rapports ville/architecture, à laquelle les chercheurs français donnent la dénomination de typo-morphologie. Mais cette référence est le plus souvent combinée avec d’autres apports en provenance d’Espagne et dans une moindre mesure des pays anglo-saxons.

L’influence italienne

Dans Projet urbain, D. Mangin et P. Panerai soulignent que la volonté de reconstruire une discipline, qui s’est manifestée en France au début des années 1980, s’est appuyée sur les travaux italiens : « l’importance du courant italien est indéniable et tout travail sur la ville aujourd’hui ne peut faire l’économie de s’y référer » (Mangin et Panerai, 2005[60]Mangin D, Panerai P. (2005). Projet urbain, Marseille, Parenthèses, p. 13.). Et sont citées à ce propos non seulement les recherches de S. Muratori, C. Aymonino, G. Grassi, et V. Gregotti, mais aussi l’action, à partir du milieu des années 1960, de P.-L. Cervellati (assesseur à l’urbanisme) en faveur de la restauration du centre historique de Bologne. M. Darin va dans le même sens : « Toutes ces études s’inscrivaient dans ce qui en France est appelé l’approche typo-morphologique. Cette dernière a en majeure partie des antécédents italiens, avec une référence particulière à la branche Aymonino-Rossi de l’école muratorienne, qui se focalise sur la relation dialectique entre l’évolution physique de la ville et ses typologies bâties » (Darin, 1998[61]Darin M. (1998). « The study of urban form in France », Urban Morphology, vol. 2, n° 2, p. 66.).

Mais cette influence, pour importante qu’elle soit, ne conduit pas à une appropriation par les architectes français de la globalité de l’apport théorique et méthodologique des travaux italiens. Les livres et articles des chercheurs italiens, traduits en français, sont extrêmement rares, puisque, jusqu’à une date récente, n’est disponible que la traduction (1984) de L’architecture de la ville publié par A. Rossi en 1966 en Italie. P. Merlin, dans une recherche controversée, qui conclut au caractère non scientifique de la typo-morphologie, revient, à partir d’une enquête auprès de chercheurs italiens et anglo-saxons, sur l’apport des Italiens, qu’il met en perspective avec les recherches des géographes anglo-saxons (John Whiteman et Ivor Samuel) et plus curieusement de Bill Hillier, un professeur de l’Université de Londres, qui est à l’origine de la méthode Space Synthax. Cette enquête montre que la naissance de la « morphologie urbaine » émane d’une diversité de centres de recherches, relevant d’une variété de disciplines (architecture, géographie, planning) et localisés dans des pays différents. Les échanges entre les protagonistes sont informels, et A. Rossi est le seul auteur cité par toutes les personnes interrogées (Merlin, 1988[62]Op. cit.). L’absence de cadre conceptuel commun et d’objectifs partagés en matière de pédagogie et de recherche explique la difficile émergence, selon Pierre Merlin, de la typo-morphologie en tant que discipline scientifique.

Philippe Panerai, dans un texte récent, revient sur l’apport des Italiens et met en lumière son caractère évanescent. La méthode mise au point par ces derniers a semble-t-il orienté avant tout l’encadrement de travaux étudiants dans les écoles d’architecture parisiennes (Versailles, Belleville, La Villette, Nanterre) et provinciales (Marseille, Nancy, Grenoble) et dès lors que les enseignants de ces écoles ont privilégié le travail en agence, l’apport des Italiens a été jugé « théorique » et lui a été préférée la « stratégie opportuniste », formalisée par O. Bohigas à Barcelone[63]Il faut noter que les architectes catalans, qui sont à l’origine de l’expérience de Barcelone, étaient eux-mêmes en relation avec les Italiens., car mieux adaptée à des professionnels impliqués dans des projets d’architecture et d’urbanisme (Panerai, 2012[64]Panerai P. (2012). Les territoires de l’architecture. Petit parcours d’analyse urbaine, Paolo Alto, ISSU, p. 172.).

Qu’est-ce que les Français retiennent des Italiens ?

La réflexion des Italiens embrasse une diversité de questions : les rapports de la ville à son histoire, la lecture des tissus urbains et de leur genèse, les cartographies thématiques, les relations formes urbaines/typologies bâties, la dialectique analyse/projet… Elle engage pour partie une relecture de l’histoire de l’urbanisme en procédant à une critique du mouvement moderne. La plupart des Italiens citent, dans leurs travaux, M. Poëte et P. Lavedan, dont ils adoptent la conception organique de la ville.

Les architectes français n’empruntent que quelques éléments de ce modèle et en font la matière d’une nouvelle « discipline scientifique » : le « projet urbain » (Mangin et Panerai, 2005[65]Op. cit.). Dans une perspective qui se veut directement opérationnelle, ils privilégient les éléments de méthode par rapport à la réflexion théorique. Ils s’approprient la lecture des transformations urbaines, mise au point par S. Muratori sur la base d’une reconstitution à rebours des plans qui ont ponctué l’histoire de la ville, (Panerai, 2012[66]Op. cit., p. 164.) et la mettent en application dans leur pédagogie d’atelier ou dans leurs recherches portant sur la réalisation d’atlas urbains. Ils multiplient la réalisation de fiches typologiques à l’occasion de travaux à caractère historique. Ils ne retiennent en fin de compte de l’approche des Italiens que les éléments directement utilisables dans les démarches opérationnelles de projet urbain, passant le plus souvent sous silence les fondements théoriques (notamment la référence à la ville organique) qui sont à la base des méthodes de la typo-morphologie.

Le projet urbain, entre théorie et pratique

Si le projet urbain fait l’objet de nombreuses publications, notamment d’un « Que sais-je ? » (Ingallina, 2013[67]Ingallina P. (2013). Le projet urbain, Paris, Presses Universitaires de France, collection « Que sais-je ? ».), rares sont celles qui traitent de l’apport de la typo-morphologie à la démarche de projet urbain. Les travaux les plus approfondis en la matière sont ceux du laboratoire Histoire architecturale et urbaine – Sociétés, rattaché à l’école d’architecture de Versailles. De l’ensemble de ces travaux, l’on peut retenir, pour ce qui se rapporte à notre propos, l’ouvrage Projet urbain (2005[68]Op. cit.), dans lequel D. Mangin et P. Panerai synthétisent et reformulent les conclusions d’un rapport de recherches, publié sept ans auparavant grâce à un financement du Plan urbain. La forme adoptée pour ce livre est celle d’un manuel qui, à l’image des traités anciens, aborde les relations entre outils d’observation et techniques de projet (Mangin et Panerai, 2005[69]Op. cit., p. 5.).

Un traité pour construire une nouvelle discipline

Affichant une volonté de redéfinir les rapports entre une « architecture débarrassée de ses obsessions formalistes » et un « urbanisme délivré de ses pesanteurs technocratiques[70]Ibid., p. 19. » D. Mangin et P. Panerai établissent les étapes à accomplir pour mener à bien un projet urbain réussi. Leur ouvrage traite ainsi successivement :

du tracé des voies et espaces publics, qui constituent les fondements de la structure urbaine ;

du découpage du sol en parcelles ou lots ;

du regroupement de ces lots en îlots et de la fixation de règles d’implantation des constructions (par rapport à l’alignement et aux limites de propriété) qui contribuent à la fabrication de l’espace public ;

du choix des types bâtis ;

de l’organisation des fonctions, des usages et de l’implantation des équipements.

Derrière un propos qui prend souvent une apparence de neutralité technique, émergent, au détour d’une page, des préconisations à caractère prescriptif, qui concernent la configuration et le rôle des espaces publics, d’une part, le recours aux techniques de lotissement, de l’autre.

L’importance accordée à l’espace public est justifiée parce qu’il relève de la « longue durée ». D. Mangin et P. Panerai reprennent à leur compte les réflexions des historiens qui, à l’image de M. Poëte, voient dans les voies de circulation « l’élément actif » qui explique la conquête d’un site et est à l’origine des principes de structuration de l’urbanisation. Cette « permanence » fait de l’espace public — pour reprendre l’expression employée par les Italiens — une sorte « d’invariant », avec comme conséquence la « distinction nette entre les terrains où s’exercent le contrôle et la gestion de la collectivité publique et ceux qui sont offerts à l’initiative et à l’usage privés ». Cette distinction ne renvoie pas à une défense idéologique de la propriété privée, mais découle d’un souci de bonne gestion des infrastructures viaires et des réseaux souterrains, « dont l’entretien, la réparation et la transformation, à la charge et sous la responsabilité de la collectivité, doivent toujours être possibles indépendamment des modifications qui peuvent intervenir sur les terrains privés » (Mangin et Panerai, 2005[71]Op. cit., p. 19-20.).

Le découpage du sol, la fragmentation, la parcellisation, qui renvoient aux techniques de lotissement, dont la tâche est bien souvent dévolue aux seuls géomètres, doit faire l’objet d’une réappropriation par l’architecte-urbaniste. Le choix de la largeur sur rue et de la profondeur des parcelles, l’adoption de formes de terrain, plus ou moins régulières, conditionnent en effet le choix des types bâtis : maisons individuelles, maisons en bandes, barres d’immeubles, immeubles intégrés à un îlot fermé ou au contraire ouvert. Le découpage du sol comme préalable à tout projet d’édification rend impossible la réalisation de grands ensembles et de mégastructures et permet dans la longue durée une requalification des tissus urbains, qui peut s’opérer à l’échelle de chaque parcelle par substitution d’une construction à une autre construction.

Ces principes et prescriptions trouvent leur origine autant dans l’approche typo-morphologique propre aux Italiens que dans une relecture de l’expérience haussmannienne et de ses règlements de voirie (Panerai, Castex et Depaule, 1997[72]Panerai P, Castex J, Depaule JC. (1997). Formes urbaines : de l’îlot à la barre, Marseille, Parenthèses.). Un rapprochement peut être établi entre la volonté de « fonder le projet sur une réévaluation des techniques de lotissements » (Panerai, 2012[73]Op. cit., p. 172.) et le modèle de « subtle and fine-grained strategy » que les new urbanists américains proposent de substituer à l’urbanisme de plan-masse (Dutton, 2000[74]Dutton JA. (2000). New American Urbanism. Re-forming the Surburban Metropolis, Milan, Skira, p. 31.).

De la réévaluation du lotissement à la réflexion sur l’îlot ouvert

Cette réévaluation du lotissement est mise en œuvre dans les projets de résidentialisation des ensembles modernes dont P. Panerai a la responsabilité. Lors de la restructuration de la cité Teisseire à Grenoble, il réaffirme l’importance du découpage du sol, qui permet de construire une relation entre le territoire préexistant et les formes urbaines attendues. Il s’appuie sur le prolongement des voies périphériques au grand ensemble pour délimiter espaces publics et « unités résidentielles », dans le but de clarifier les règles de domanialité et de faciliter la répartition des tâches de gestion entre public et privés (Moiroux, 2004[75]Moiroux F. (2004). « Sous le parcellaire, le droit à la ville », entretien avec Philippe Panerai, D’A Darchitecture, n° 141 [En ligne). Il ne préconise plus de limiter l’échelle d’intervention de l’architecte à la parcelle et engage une réflexion à l’échelle de ce qu’il dénomme les unités résidentielles qui correspondent en fait à de grands îlots. Il répond ainsi aux critiques formulées par d’autres architectes de sa génération, au premier rang desquels C. Devillers et C. De Portzamparc.

Le premier des deux architectes fait part de ses craintes de voir ce qu’il appelle le « découpage conventionnel » déboucher sur une gestion du territoire par le seul droit et préconise une pratique renouvelée du plan-masse (Devillers, 1990[76]Devillers C. (1990). « Y a-t-il un projet dans la ville ? », Séminaire « Prospective sur l’habitat et les villes », Paris, Plan Construction.), qu’il met, par exemple, en œuvre lors de la conception de l’écoquartier de Bonne à Grenoble. Le second va plus loin dans la réflexion. Il appelle de ses vœux un « Âge III de la Ville » qui ferait la synthèse entre les qualités urbaines (lisibilité des rues et espaces publics) de la ville historique de l’Âge I et les qualités résidentielles (confort et ensoleillement des logements) de la ville moderne de l’Âge II. Il voit la matérialisation de ce nouvel âge de la ville dans la réalisation d’îlots ouverts qu’il emprunte aux réalisations des architectes des Habitations à Bon Marché de la région parisienne et à la reconstruction du Havre par Auguste Perret. Le quartier Masséna à Paris (1995) constitue pour lui une première occasion de concrétiser sa vision de l’îlot ouvert à l’échelle d’un vaste projet urbain. Urbaniste de la Zone d’aménagement concerté, il insère, dans les cahiers de cession des îlots, l’implantation à l’alignement de 60 % des façades de chaque bâtiment et définit une enveloppe constructive (en trois dimensions) que les constructeurs ne sont pas obligés d’utiliser en totalité (De Portzamparc, 2006[77]De Portzamparc C. (2006). « Lettre biographique de Christian de Portzamparc à l’attention des membres du jury », dans Masboungi A (dir.), Christian de Portzamparc, Grand Prix de l’Urbanisme 2004, Marseille, Parenthèses.).

L’école du projet urbain, une démarche controversée

L’usage de la typo-morphologie dans le cadre du projet urbain émane, en France, d’enseignants-chercheurs d’un groupe restreint d’écoles d’architecture. La volonté d’établir les fondements d’une nouvelle discipline (le projet urbain) est contestée, d’une part, par d’autres enseignants en architecture qui continuent à défendre le modernisme, de l’autre, par la grande majorité des instituts d’urbanisme qui reprochent à l’école du projet urbain de surestimer l’analyse des formes physiques de la ville par rapport à la compréhension des mécanismes économiques et sociaux[78]Seuls l’Institut d’urbanisme de Paris, fidèle à la tradition de ses fondateurs, l’Institut d’urbanisme de Grenoble, qui crée à la fin des années 1990 une formation au projet urbain, et l’Institut d’aménagement régional d’Aix-en-Provence, qui se dote au début des années 2000 d’un parcours de design urbain, font preuve de bienveillance à l’égard des perspectives ouvertes par cette école..

Sur le plan opérationnel, le monde de la planification et des agences d’urbanisme, à l’exception de l’Atelier parisien d’urbanisme et dans une moindre mesure de l’agence de Bordeaux, reste attaché à une analyse de l’urbanisation fondée sur la géographie économique et sociale, alors que les ingénieurs, qui pilotent le secteur parapublic de l’aménagement (filiales de la Caisse des dépôts, sociétés d’économie mixte, établissements publics d’aménagement), se montrent sceptiques à l’égard d’une démarche qui fixe un cadre, à leurs yeux trop contraignant, à la négociation avec les acteurs privés et les investisseurs immobiliers.

Conclusion

Il existe un décalage d’une vingtaine d’années entre la formalisation des prémices du modèle typo-morphologique en Italie et son introduction en France par les architectes du projet urbain. Ce décalage s’explique par le rapport différent à la modernité qu’entretiennent les acteurs des politiques d’architecture et d’urbanisme de ces deux pays. En Italie, les responsables de la Démocratie Chrétienne et les architectes qui dirigent le plan INA-Casa expriment des réticences à l’égard des architectes rationalistes, car ceux-ci ont apporté un soutien au régime fasciste. En France, les ingénieurs des Ponts-et-Chaussées, qui prennent progressivement la conduite de la politique des grands ensembles, n’ont pas les mêmes réserves et mettent en œuvre de manière systématique bon nombre des thèses des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne. Les doctrines urbanistiques qui prévalaient dans les années 1920-1930 (ville organique, cités-jardins) sont, avant même la fin de la reconstruction, bannies par la technostructure qui prend en charge l’urbanisme français. En Italie, tout au long des Trente Glorieuses persiste un intérêt pour la ville historique, dans la continuité de la théorie du patrimoine urbain, formulée à partir de 1913 par G. Giovanonni, et les rapports entre tenants de la ville historique et tenants de la ville moderne sont en quelque sorte apaisés.

La construction de ce modèle est portée en Italie par des personnalités qui poursuivent la tradition de l’architecte intellectuel, en associant réflexion théorique et projets opérationnels. Ces personnalités apparaissent en mesure de faire partager leurs points de vue, grâce aux positions qu’elles détiennent dans l’enseignement de l’architecture et de l’urbanisme et par leur implication dans les réseaux professionnels (Istituto Nazionale di Urbanistica, Ordine degli architetti, pianificatori, paesaggisti e conservatori) et intellectuels (revues Archivio di Studi Urbani e Regionali, Casabella et Urbanistica). Leur aura intellectuelle et la visibilité de leurs plans et projets permettent d’obtenir l’adhésion d’autres universitaires et professionnels, y compris lorsque ces derniers se réclament de l’urbanisme réformiste (qui met l’accent sur la lutte contre la rente foncière et est à l’origine de l’expérience de Bologne et de l’Émilie-Romagne) ou de l’école territorialiste (qui voit dans les identités locales le fondement du projet de développement durable). Les maires des grandes villes et les présidents de région sont d’autant plus sensibles au modèle typo-morphologique qu’à maintes reprises ils ont choisi leurs assesseurs (adjoints) à l’urbanisme et à la planification territoriale parmi les enseignants des écoles d’architecture ou des instituts polytechniques. Une culture commune s’est progressivement forgée entre les principaux acteurs de l’architecture et de l’urbanisme.

De telles conditions sont loin d’être réunies en France, où la place de la recherche, notamment en sciences humaines et sociales, dans les écoles d’architecture est moindre qu’en Italie. Malgré les efforts pour structurer des véritables laboratoires de recherche en architecture, le poids des professionnels exerçant en agence est déterminant dans les écoles françaises. L’histoire de l’école du projet urbain est éclairante à ce propos : lorsque les protagonistes du projet urbain (P. Panerai, D. Mangin, C. Devillers, C. De Portzamparc…) ont connu leurs premiers succès en tant que concepteurs, l’influence théorique de cette école a décliné. Bien que ces architectes aient conduit des projets souvent jugés exemplaires, ils ont perdu une bataille culturelle et se sont heurtés à l’indifférence, voire à l’hostilité, des autres professions (ingénieurs, paysagistes, urbanistes) qui composent le monde professionnel de l’urbanisme. Le modèle typo-morphologique a eu, en France, un impact plus fort sur le renouvellement des méthodes d’analyse urbaine que sur les modalités de fabrication des plans et des projets.


[1] Bertoni A. (2006). Les architectes et la naissance de l’urbanisme de plan. Pratiques locales, réseaux nationaux et transnationaux en France et Europe francophone (1880-1920), Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Venise, Università Ca’ Foscari.

[2] Rhodes R, Marsh D. (1995). « Les réseaux d’action publique en Grande-Bretagne », dans Le Gales P, Thatcher M (dir.), Les réseaux de politiques publiques. Débat autour des policy networks, Paris, L’Harmattan.

[3] Novarina G. (1997). « Les réseaux de politiques urbaines. Concurrences et coopération entre acteurs », dans Godard F (dir.), Le gouvernement des villes. Territoire et pouvoir, Paris, Descartes &Cie, p. 213-254.

[4] Mboumoua I. (2016). « À quoi servent les réseaux d’échanges d’expériences ? L’exemple du programme Urbact », dans Bourdin A, Idt J, L’urbanisme des modèles. Références, benchmarking et bonnes pratiques, La Tour d’Aigues, L’Aube, p. 95-109.

[5] Dolowitz DP, Marsh D. (2000). « Learning from abroad: the role of policy transfert in contemporary policy-making », Governance: an International Journal of Policy and Administration, vol. 13, n° 1, p. 5-23.

[6] Bourdin A. Idt J. (2016). L’urbanisme des modèles, Paris, Éditions de L’Aube, 192 p.

[7] Aymonino C. (2000) [1975]. Il significato delle città, Venise, Marsilio, p. 65-82.

[8] Novarina G, Sadoux S. (2019). « La garden city. Un réservoir de références à réinventer », Les Annales de la Recherche Urbaine 113, mars [En ligne].

[9] Rawls J. (1995). Libéralisme politique, Paris, Presses Universitaires de France.

[10] Nous avons retenu pour cette analyse les textes les plus cités par les auteurs français abordés dans la partie de l’article dédiée à la réception de la typo-morphologie en France.

[11] « Provvedimenti per incrementare l’occupazione operaia, agevolando la costruzione di case per lavoratori » (Mesures pour renforcer l’emploi ouvrier en favorisant la construction de maisons pour travailleurs), du 24 février 1949.

[12] Programme national de construction de logements publics (1949-1963), financé par les compagnies d’assurance.

[13] Di Biagi P (dir.). (2001). La grande ricostruzione. Il piano Ina-Casa e l’Italia degli anni cinquanta, Rome, Donzelli Editore.

[14] S. Muratori a été l’associé de L. Quaroni lors de plusieurs concours ; les jeunes architectes de la Tendenza l’ont connu grâce à E.N. Rogers ; A. Rossi en a publié les conférences (Mazzoni C. (2013). La Tendenza. Une avant-garde italienne 1950-1980, Marseille, Parenthèses) ; L. Benevolo et C. Aymonino ont travaillé avec lui à l’élaboration de plans et de projets.

[15] Infussi F. (1992). « Giuseppe Samonà. Una cultura per conciliare tradizione e innovazione », dans Di Biagi P, Gabellini P (dir.), Urbanisti italiani, Bari, Laterza.

[16] Ciucci G, Dal Co F. (1990). Architettura italiana del Novecento, Milan, Electa.

[17] Le type est défini par certains comme « idéal » (schéma abstrait) par rapport au modèle (nécessairement réel puisqu’à copier le plus fidèlement possible) ; pour d’autres, en revanche, il serait « historique », défini par les rapports sociaux et économiques (Manganaro E. (2013). Funzione del concetto di tipologia edilizia in Italia, Milan, Bruno Mondadori).

[18] Montuori M (dir.). (1994). Dieci maestri dell’architettura italiana, Milan, Electa.

[19] Poëte M. (2000) [1929]. Introduction à l’urbanisme. L’évolution des villes, Paris, Sens & Tonka.

[20] Rogers EN. (1958). Esperienza dell’architettura, Turin, Giulio Einaudi Editore.

[21] Tentori F. (1994). « Dall’officina di ‘Quadrante’ », dans Montuori M (dir.), Dieci maestri dell’architettura italiana, Milan, Electa, p. 225-231.

[22] Muratori S. (1960). Studi per una operante storia urbana di Venezia, Rome, Istituto Poligrafico dello Stato, p. 17.

[23] Ibid.

[24] Ibid.

[25] Muratori S. (1963). Studi per una operante storia urbana di Roma, Rome, Consiglio Nazionale delle Ricerche.

[26] Caniggia G. (1963). Lettura di una città : Como, Rome, Centro Studi di Storia Urbanistica.

[27] Caniggia G, Maffei GL. (2008) [1979]. Composizione Architettonica e Tipologia Edilizia. Lettura dell’edilizia di base, Florence, Alinea.

[28] Op. cit.

[29] Op. cit.

[30] Ibid., p. 43.

[31] Manganaro E. (2013). Funzione del concetto di tipologia edilizia in Italia, Milan, Bruno Mondadori.

[32] Op. cit.

[33] Op. cit.

[34] Mazzoni C. (2013). La Tendenza. Une avant-garde italienne 1950-1980, Marseille, Parenthèses.

[35] Rossi A. (1966). L’architecture de la ville, Paris, L’Équerre.

[36] Choay, F. (1988). « La morphologie vue par les experts internationaux », dans Merlin P (dir.). Morphologie urbaine et parcellaire, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, pp 11-61.

[37] Op. cit.

[38] Op. cit.

[39] Gregotti Vittorio (1966). Il territorio dell’architettura, Milan : Feltrinelli.

[40] Op. cit., p. 23.

[41] Op. cit.

[42] Op. cit., p. 14.

[43] Op. cit., p. 5.

[44] Ibid.

[45] Op. cit., p. 132-133.

[46] Op. cit., p. 11.

[47] Caniggia G. (1994). « Saverio Muratori. La didattica e il pensiero », dans Montuori M (dir.), Dieci maestri dell’architettura italiana, Milan, Electa, p. 143-161.

[48] Op. cit., p. 5.

[49] Tafuri M. (2002) [1982]. Storia dell’architettura italiana 1944-1985, Turin, Giulio Einaudi Editore.

[50] Cf. le bilan critique établi en 1985 par V. Gregotti dans Casabella.

[51] Club de réflexion qui réunit professionnels et universitaires et qui publie les revues Urbanistica et Urbanistica Informazioni.

[52] Ainsi, de 1982 à 1996, V. Gregotti est directeur de Casabella, alors que B. Secchi, membre du comité de rédaction de cette même revue, est de 1985 à 1990 directeur d’Urbanistica et participe à la création d’Archivio di Studi Urbani e Regionali.

[53] Cagnardi A. (1992). « La più grande riforma urbana », Città di Torino, PRG Piano regolatore generale di Torino, supplément à Torino Notizie.

[54] Comune Di Bergamo. (2000). « Il progetto del nuovo Piano regolatore generale », Urbanistica Quaderni, n° 27.

[55] Op. cit.

[56] Indovina F, Matassoni F, Savino M et al. (1990). La città diffusa, Venise, DAEST, IUAV.

[57] Secchi B. (2004). De l’urbanisme et de la société, Grenoble, université Pierre Mendès-France.

[58] Bagnasco A, Courlet C, Novarina G. (2010). Sociétés urbaines et nouvelle économie, Paris, L’Harmattan.

[59] Dans la revue Urbanistica, ont fait l’objet de dossiers spéciaux les grands projets de Milan (2003, n° 119), les plans d’orientation régionale des Marches et de la Toscane (2003, n° 121), le plan structurel de Sienne (2006, n° 129), le plan structurel de Bologne (2008, n° 135), le plan de gouvernement du territoire de Bergame (2010, n° 144) et le plan paysager régional des Pouilles (2011, n° 147).

[60] Mangin D, Panerai P. (2005). Projet urbain, Marseille, Parenthèses, p. 13.

[61] Darin M. (1998). « The study of urban form in France », Urban Morphology, vol. 2, n° 2, p. 66.

[62] Op. cit.

[63] Il faut noter que les architectes catalans, qui sont à l’origine de l’expérience de Barcelone, étaient eux-mêmes en relation avec les Italiens.

[64] Panerai P. (2012). Les territoires de l’architecture. Petit parcours d’analyse urbaine, Paolo Alto, ISSU, p. 172.

[65] Op. cit.

[66] Op. cit., p. 164.

[67] Ingallina P. (2013). Le projet urbain, Paris, Presses Universitaires de France, collection « Que sais-je ? ».

[68] Op. cit.

[69] Op. cit., p. 5.

[70] Ibid., p. 19.

[71] Op. cit., p. 19-20.

[72] Panerai P, Castex J, Depaule JC. (1997). Formes urbaines : de l’îlot à la barre, Marseille, Parenthèses.

[73] Op. cit., p. 172.

[74] Dutton JA. (2000). New American Urbanism. Re-forming the Surburban Metropolis, Milan, Skira, p. 31.

[75] Moiroux F. (2004). « Sous le parcellaire, le droit à la ville », entretien avec Philippe Panerai, D’A Darchitecture, n° 141 [En ligne].

[76] Devillers C. (1990). « Y a-t-il un projet dans la ville ? », Séminaire « Prospective sur l’habitat et les villes », Paris, Plan Construction.

[77] De Portzamparc C. (2006). « Lettre biographique de Christian de Portzamparc à l’attention des membres du jury », dans Masboungi A (dir.), Christian de Portzamparc, Grand Prix de l’Urbanisme 2004, Marseille, Parenthèses.

[78] Seuls l’Institut d’urbanisme de Paris, fidèle à la tradition de ses fondateurs, l’Institut d’urbanisme de Grenoble, qui crée à la fin des années 1990 une formation au projet urbain, et l’Institut d’aménagement régional d’Aix-en-Provence, qui se dote au début des années 2000 d’un parcours de design urbain, font preuve de bienveillance à l’égard des perspectives ouvertes par cette école.