juillet 2018
La circulation des modèles
Les références
et l’immersion circonscrite
Une approche et une méthode
pour étudier la réception des modèles urbains
Les références et l’immersion circonscrite : une approche et une méthode pour étudier la réception des modèles urbains,
Riurba no
6, juillet 2018.
URL : https://www.riurba.review/article/06-modeles/reception/
Article publié le 1er juil. 2018
- Abstract
- Résumé
References and flash immersion: a method for studying the uses of urban models in urban development projects
This paper presents an approach and a method for studying how urban models are received in the daily practices of urban development actors. The approach consists in exploring the uses of references, defined as the representation of an object (idea, image, text) that is cited within a design situation other than the one it was initially conceived in, during processes of urban development projects. The method, called flash immersion, proposes to observe precisely time-delimited urban design situations and to record all the references used by actors. The proposed methodology produces a reference-rich material which is used to directly address the debate on urban models.
Cet article présente une approche et une méthode pour étudier la réception des modèles urbains dans la pratique urbanistique. L’approche admet de choisir la notion de « référence » plutôt que celle de « modèle », de la définir en des termes ouverts et neutres : une représentation d’un objet (idée, image ou texte) citée dans le cadre de projets d’urbanisme. La méthode de l’immersion circonscrite consiste à observer les acteurs dans des situations de conception urbaine précisément bornées dans le temps et à recenser au cours de ces moments l’ensemble des références utilisées par les acteurs. La méthodologie permet d’accéder à un matériau riche pour aborder frontalement le débat sur les modèles urbains.
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Introduction
Avec l’augmentation des bonnes pratiques et de leur circulation, ainsi que la preuve de leur réutilisation dans les scènes des projets d’urbanisme, la réception des modèles est un sujet important de la fabrique de la ville qui suscite un réel questionnement méthodologique (McCann et Ward, 2012[1]McCann E, Ward K. (2012). « Assembling urbanism: following policies and “studying through” the sites and situations of policy making », Environment and Planning A, Economy and Space, n° 44(1), p. 42 51.). Comment étudier une pratique usuelle susceptible d’échapper au regard du chercheur et critiquée car souvent associée à la standardisation de la forme urbaine ? En s’appuyant sur une recherche doctorale, cet article présente une approche et une méthode élaborées spécifiquement pour étudier frontalement la réception des modèles.
Si les temporalités de la thèse ont permis de tester plusieurs méthodes — entretiens et séquences d’observation directe — utilisées de façon itérative, c’est sur les apports méthodologiques d’un dispositif original, associant une approche ouverte à une méthode d’immersion, que se focalise cet article. Le dispositif méthodologique est présenté en trois parties avec, quand ils sont jugés utiles, des exemples tirés de la recherche doctorale en question. La première partie distingue les différentes approches méthodologiques employées dans la littérature sur les modèles urbains. La deuxième partie décrit le détour terminologique par la notion de « référence ». La méthode est présentée dans la troisième partie. Elle consiste à suivre de courts moments de projets d’urbanisme clairement circonscrits et à y relever l’ensemble des références utilisées par les acteurs. L’article se termine en présentant les types de résultats permis par cette approche et cette méthode.
Les acteurs étudiés dans la recherche doctorale sont ceux qui, organisés en groupements, répondent à des commandes ; ils travaillent dans des équipes pluridisciplinaires menées par des architectes-urbanistes, des architectes, et moins souvent des paysagistes et des urbanistes. La méthode présentée ici peut en revanche s’adapter à d’autres acteurs du projet urbain et notamment ceux qui élaborent les commandes.
Choisir une approche pour étudier les modèles urbains
À la recherche d’une méthode pour étudier la réception des modèles dans les pratiques des acteurs urbains, on repère deux ensembles, les Policy Mobility Studies et la littérature francophone. Du côté anglophone, un questionnement émerge au cours des années 1990 concernant des ressemblances entre institutions, choix politiques et manières de fabriquer l’urbain à l’échelle des continents voire du monde, en lien avec l’internationalisation des pratiques et la mondialisation. Ce champ s’est peu à peu consolidé et a d’abord donné naissance aux Policy Transfer Studies, les études du transfert de solutions d’actions publiques, puis, aux Policy Mobilities Studies (PMS), les études des mobilités des solutions d’action publique. Les premiers sont principalement critiqués par les seconds pour le terme transfert qui suppose une simplification du phénomène à l’œuvre. Du côté francophone, outre Françoise Choay qui rencontre la notion de modèle dans les textes historiques qu’elle étudie en s’appuyant sur des méthodes de la sémiologie textuelle et de la sémiologie linguistique (Choay, 1980[2]Choay F. (1980). La règle et le modèle, Paris, Seuil, p. 24.), la consolidation du développement durable dans les discours opérationnels fait émerger, à partir des années 2000, un questionnement sur la standardisation des pratiques et sur la circulation des modèles urbains. Une série de numéros de revues et d’ouvrages, faisant parfois suite à des conférences, se sont alors succédé : Espaces et Société, 2007[3]Navez-Bouchanine F, Valladares L (dir.). (2007). Espaces et Société, numéro thématique « Villes et “best practices” », n° 131. ; Lieux Communs, 2011[4]Devisme L, Dumont M (dir.). (2011). Lieux Communs, numéro thématique « Les modèles urbains entre courants, références et performances », n° 14. ; Métropolitiques, 2014[5]Carriou C, Ratouis O (dir.). (2014). Métropolitiques, numéro thématique « Actualité des modèles urbanistiques ». ; Échogéo, 2016[6]Peyroux E, Sanjuan T (dir.). (2016). Échogéo, numéro thématique « Stratégies de ville et “modèles urbains” », n° 36. ; Bourdin et Idt, 2016[7]Bourdin A, Idt J. (2016). L’urbanisme des modèles : références, benchmarking et bonnes pratiques, Éditions de l’Aube. ; Annales de la Recherche Urbaine (à paraître). Les auteurs de ces deux ensembles posent deux grandes questions. Quels sont les processus de légitimation des modèles ? Comment les modèles sont-ils réceptionnés dans les pratiques ? Ils y répondent par le biais de deux approches méthodologiques.
Il y a d’abord une approche en mouvement qui implique de suivre soit les modèles (Dupuis, 2009[8]Dupuis B. (2009). « Le mouvement du New Urbanism et le paysage urbain. La circulation d’une doctrine urbanistique », Articulo. Journal of Urban Research, n° spécial, issue 2 [En ligne ; Freeman, 2012[9]Freeman R. (2012). « Reverb: Policy making in wave form », Environment and Planning A: Economy and Space, n° 44(1), p. 13‑20 [En ligne ; Peck et Theodore, 2012[10]Peck J, Theodore N. (2012). « Follow the policy: A distended case approach », Environment and Planning A: Economy and Space, n° 44(1), p. 21‑30 [En ligne, 2010[11]Peck J, Theodore N. (2010). « Mobilizing policy: Models, methods and mutations ». Geoforum, Themed Issue: Mobilizing Policy, n° 41(2), p. 169‑174 [En ligne ; Douay et Prévot, 2016[12]Douay N, Prévot M. (2016). « Circulation d’un modèle urbain “alternatif” ? », EchoGéo, n° 36 [En ligne), soit les acteurs (Healey et Upton, 2010[13]Healey P, Upton R. (2010). Crossing borders: International exchange and planning practices, Routledge. ; Larner et Laurie, 2010[14]Larner W, Laurie N. (2010). « Travelling technocrats, embodied knowledges: Globalising privatisation in telecoms and water », Geoforum, Themed Issue: Mobilizing Policy, n° 41(2), p. 218‑226 [En ligne ; McCann, 2011[15]McCann E. (2011). « Urban policy mobilities and global circuits of knowledge: Toward a research agenda », Annals of the Association of American Geographers, n° 101(1), p. 107‑130 [En ligne ; Mboumoua, 2016[16]Mboumoua I. (2016). « À quoi servent les réseaux d’échanges d’expériences ? L’exemple du programme URBACT », dans Bourdin A, Idt J, L’urbanisme des modèles : références, benchmarking et bonnes pratiques, Éditions de l’Aube, p. 95-118.), soit les lieux d’apprentissage (Clarke, 2012[17]Clarke N. (2012). « Urban policy mobility, anti-politics, and histories of the transnational municipal movement », Progress in Human Geography, n° 36(1), p. 25‑43 [En ligne ; McCann et Ward, 2012[18]Op. cit. ; Roy, 2016[19]Roy E. (2016). « Bonnes pratiques à l’œuvre dans le gouvernement urbain : enquête sur de nouvelles mœurs de l’action urbaine », dans Bourdin A, Idt J, L’urbanisme des modèles : références, benchmarking et bonnes pratiques, Éditions de l’Aube, p. 139 158.). Puis il y a une approche monographique qui consiste à étudier un processus de projet d’urbanisme et à y identifier les usages des modèles (Arab, 2007[20]Arab N. (2007). « À quoi sert l’expérience des autres ? “Bonnes pratiques” et innovation dans l’aménagement urbain », Espaces et sociétés, n° 131. ; Devisme, Dumont et Roy, 2007[21]Devisme L, Dumont M, Roy É. (2007). « Le jeu des “bonnes pratiques” dans les opérations urbaines, entre normes et fabrique locale », Espaces et sociétés, n° 131(4), p. 15-31. ; Devisme et al., 2009[22]Devisme L, Barthel PA, Dèbre C et al. (2009). « “Bonnes pratiques” et cultures professionnelles en mouvement », dans Nantes : Petite et grande fabrique urbaine, Marseille, Parenthèses Éditions, p. 203‑243. ; Bailly, 2011[23]Bailly É. (2011). « Des modèles aux mythes urbains. L’exemple du projet River to River à New York », dans Les modèles urbains entre courants, références et performances, Lieux Communs, Les cahiers du LAUA. ; Coralli et Palumbo, 2011[24]Coralli M, Palumbo A. (2011). « Entre singularité et similitude. Cotonou, une ville en changement », dans Les modèles urbains entre courants, références et performances, Lieux Communs, Les cahiers du LAUA, p. 59‑83.).
La méthode de suivi implique de faire un choix amont d’une politique publique, d’un acteur ou d’un lieu à déconstruire. Concernant le fait de choisir un modèle, par exemple, Wood (2015[25]Wood A. (2015). « Tracing policy movements: Methods for studying learning and policy circulation », Environment and Planning A : Economy and Space, n° 48(2), p. 391-406.) choisit d’étudier l’implantation du Bus Rapid Transit en Afrique du Sud, Sheldrick, Evans, et Schliwa (2017[26]Sheldrick A, Evans J, Schliwa G. (2017). « Policy learning and sustainable urban transitions: Mobilising Berlin’s cycling renaissance », Urban Studies, n° 54(12), p. 2739‑2762 [En ligne) de suivre la politique cyclable entre Berlin et Manchester, Ward (2011[27]Ward K. (2011). « Policies in motion and in place. The case of Business Improvement Districts », dans McCann E, Ward K, Mobile Urbanism – Cities and policymaking in the global age, Minneapolis, University of Minnesota Press, p. 71‑95.) de suivre les Business Improvement Districts, ou encore McCann (2008[28]McCann E. (2008). « Expertise, truth, and urban policy mobilities: Global circuits of knowledge in the development of Vancouver, Canada’s “four pillar” drug strategy », Environment and Planning A, n° 40(4), p. 885‑904 [En ligne) la politique de lutte contre la drogue de Vancouver. Pourtant, avant de s’intéresser à un modèle particulier, il semble important de comprendre si et comment, parmi un ensemble de modèles, les acteurs en choisissent certains plutôt que d’autres, et comment ils sont reçus et utilisés. La monographie du projet d’urbanisme échappe à ce choix amont et permet d’accéder à de nombreux modèles et usages de différentes natures (Devisme, Dumont et Roy 2007[29]Op. cit. ; Bailly 2011[30]Op. cit.). Elle permet par ailleurs d’obtenir des résultats sur la façon dont les acteurs opérationnels s’approprient et utilisent différents modèles urbains dans une situation donnée, et d’arriver à des descriptions précises de ces usages (Arab 2007[31]Op. cit. ; Devisme, Dumont et Roy 2007[32]Op. cit.).
L’approche développée dans cet article se situe dans la continuité de ces derniers, avec une nuance qui consiste à réduire la focale d’étude. La monographie suppose d’analyser la totalité du projet, l’argument avancé ici est que se focaliser sur un moment restreint fournit un corpus significatif pour un travail sur la réception des modèles.
S’émanciper de la notion de « modèle » :
les « références », un terme neutre et proche de l’action
Afin de comprendre comment les modèles sont utilisés en pratique, l’approche proposée ici suppose de changer de point de départ, et notamment de terminologie. Le terme « modèle » est souvent entendu dans une acception qui se rapproche de celle de Choay (1965[33]Choay F. (1965). L’urbanisme : utopies et réalités. Une anthologie », Paris, Seuil. ; 1980[34]Op. cit.), c’est-à-dire comme une forme urbaine élaborée hors-sol, prête à être appliquée ailleurs sans prise en compte des contextes physiques et socioculturels en réflexion. Or Matthey et Gaillard (2011[35]Matthey L, Gaillard D. (2011). « La norme et le label. Production de la norme et logiques d’hybridation dans la ville durable : le cas des écoquartiers », Lieux Communs, n° 14, p. 113-128.), Carriou et Ratouis (2014[36]Carriou C, Ratouis O. (2014). « Quels modèles pour l’urbanisme durable ? », Métropolitiques [En ligne), Faburel (2014[37]Faburel G. (2014). « La mise en politique du développement durable : vers un « nouveau » modèle d’action par les pratiques professionnelles ? », Métropolitiques, décembre [En ligne), Ghorra-Gobin (2014[38]Ghorra-Gobin C. (2014). « Le “New Urbanism” et la soutenabilité », Métropolitiques [En ligne), Krauz (2014[39]Krauz A. (2014). « Les villes en transition, l’ambition d’une alternative urbaine », Métropolitiques [En ligne), qui interrogent des pratiques devenues courantes : la ville durable, le new urbanism, la transition révèlent que la notion de modèle telle que définie par Choay ne correspond pas à ce qu’ils observent. L’inadéquation de la notion et l’émergence de nombreux savoirs désorganisés sont également le signe de situations postmodernes (Voyé, 2003[40]Voyé L. (2003). « Architecture et urbanisme postmodernes : une expression du relativisme contemporain ? », Revue européenne des sciences sociales. European Journal of Social Sciences, n° XLI‑126, p. 117‑124 [En ligne ; Bourdin 2016[41]Bourdin A. (2016). « L’enjeu de la théorieRevue Internationale d’Urbanisme, n° juillet-décembre.). Par ailleurs, dans la définition de Choay, faire la ville par modèle sous-entend d’appliquer des recettes toutes faites sans se soucier du contexte. Cela renvoie à une dimension relativement critique, et il est important de se défaire des catégories théoriques a priori afin de renouveler le regard sur les connaissances qu’utilisent les acteurs en situation. Un moyen efficace pour aborder le sujet est donc de s’émanciper de ce terme et de le remplacer par un autre. Le terme choisi doit rester proche de l’idée véhiculée par celui de modèle, à savoir : admettre l’apport d’éléments extérieurs à un contexte. Le modèle est élaboré dans un contexte et réutilisé dans un autre. Dans leurs recherches, Devisme, Dumont et Roy (2007[42]Op. cit.), Arab (2007[43]Op. cit.), Bailly (2009[44]Bailly E. (2009). « Espaces imaginés, espaces habités. Au-delà de la mondialisation : Téhéran, Rabat, New York, Paris », thèse, université de Paris-Est [En ligne, 2011[45]Op. cit.) ont respectivement défini et identifié des bonnes pratiques, des expériences et des références. Le terme « références », en apparence plus neutre dans le langage des acteurs, est celui qui a finalement fait l’objet d’une exploration. Il est ici défini comme suit : une référence est la représentation d’un objet (idée, image, texte) utilisée dans une situation autre que celle dans laquelle l’objet a été élaboré. Tout objet, (idée, image ou texte) peut devenir une référence mais il ne devient référence qu’à partir du moment où sa représentation est citée dans une autre situation temporelle ou spatiale.
La définition en question est méthodologique. L’approche consiste à aborder des moments de projets avec le terme « références » dans le but de se laisser surprendre par la réalité du terrain et de garder une focale large sur les connaissances, représentations et objets de la pratique. La définition ouverte des références « laisse place tout au long de la collecte et de l’analyse des données à de possibles redéfinitions de l’objet de recherche » (Garreau, 2015[46]Garreau L. (2015). « De l’utilisation de la circularité en MTE : vers un dépassement de la tension entre créativité et rigueur méthodologique », Approches inductives : travail intellectuel et construction des connaissances, n° 2(1), p. 211‑242 [En ligne), les conclusions sont ancrées dans les données plutôt que dans des idées, des notions ou un système préconstruits (Glaser et Strauss, 2010[47]Glaser BG, Strauss AL. (2010). La découverte de la théorie ancrée : stratégies pour la recherche qualitative, Paris, Armand Colin.). Les projets d’urbanisme ne sont pas appréhendés par le biais d’une recette toute faite : la ville durable, un écoquartier, la ville intelligente, la ville créative, mais par l’ensemble des références, n’importe quelle image, n’importe quel texte, n’importe quelle idée venant d’un autre contexte, pour ensuite identifier les caractéristiques et usages des objets recensés.
Définir l’immersion circonscrite en situation de conception
L’approche ouverte partant de références appelle une méthode relativement bornée afin d’aborder le sujet de façon frontale et précise. Elle nécessite de suivre le projet in situ et de circonscrire l’analyse sur de courtes temporalités.
S’immerger dans les projets d’urbanisme
Dans le cadre d’une recherche sur les références, les limites des entretiens se font sentir assez rapidement. D’un côté, les acteurs, cherchant à distinguer leurs pratiques des recettes à la mode (le label écoquartier, les écoquartiers du nord de l’Europe), se retrouvent bloqués par, d’un côté, des discours préconstruits et des a priori critiques, et de l’autre, les références sont des savoirs tacites (Schön, 1983[48]Schön D. (1983). The reflexive practitioner. How professionals think in action, New York, Basic Books.) qui appartiennent à la zone d’ombre du processus de design. L’enquête par immersion, celle qui consiste à suivre un projet in situ, se révèle alors particulièrement intéressante. En effet, une qualité acceptée de l’observation est qu’elle permet d’accéder aux pratiques « invisibles » des acteurs (Becker 2002[49]Becker HS. (2002). Les ficelles du métier : comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, La Découverte.), d’explorer la face cachée de la production urbaine et « d’en relever les conditions d’exercice plus ordinaires » (Ouvrard, 2016[50]Ouvrard P. (2016). « Le nouvel esprit de l’urbanisme, entre scènes et coulisses : une ethnographie de la fabrique du territoire de Saint-Nazaire à Nantes », thèse, université de Nantes [En ligne). Parmi les différents types de méthodes ethnographiques, l’observation directe est à privilégier pour étudier les usages des références ; l’observation participante n’est pas exclue mais elle demande une rigueur introspective et réflexive difficile à tenir sur ce sujet. Comme les acteurs, le chercheur prendrait un risque à décrire des situations de conception sur lesquelles il serait intervenu ainsi que ses propres usages de références.
Arrêtons-nous maintenant sur un moment observé pour expliciter l’importance d’étudier les références en situations de projets. Il s’agit d’un moment observé à Lincoln City, une petite ville balnéaire de 7 000 habitants, située sur la côte de l’Oregon, et qui vise l’élaboration de l’ébauche d’un plan directeur sur son secteur appelé Nelscott. Ce dernier est marqué par le passage d’une voie rapide qui traverse la ville du nord au sud et qui prend à cet endroit la forme d’une zone commerciale d’entrée de ville. Le plan directeur est réalisé par une équipe de consultants contractualisée par le service urbanisme. Son objectif est de proposer un quartier mixte, accueillant pour les piétons, et de créer des logements pour classes moyennes plutôt que des résidences secondaires déjà nombreuses dans le secteur. Le moment observé s’étale sur quatre journées entières de travail qui mêlent deux types d’activités : des présentations d’état d’avancement à des publics différents (élus, habitants, propriétaires) et des ateliers de travail pendant lesquels l’architecte-urbaniste de l’équipe dessine, situation de conception à laquelle tout habitant, usager ou propriétaire peut participer. L’ébauche élaborée pendant quatre jours sera ensuite évaluée au travers des allers-retours entre les services de la ville et les membres experts de l’équipe de consultants sur les six mois suivants, avant d’être intégrée au plan de zoning.
La vignette qui suit décrit un moment de présentation de la démarche du projet aux habitants. Elle permet de voir les types de références qui ont pu être identifiées dans la pratique, et le type de corpus produit par la méthode. Chacune des références est indiquée par le biais du dièse (#) qui la précède, ce sont aussi bien les objets mentionnés oralement que les objets illustrés sur Powerpoint.
Encart 1
La première présentation est publique, elle est ouverte à tous. Il y a une dizaine de personnes dans la salle dont quelques propriétaires des terrains et plusieurs représentants des services de la ville. Le manager, urbaniste et mandataire du groupement, anime la réunion, et l’architecte-urbaniste se charge de présenter les quatre propositions phares du projet définies au préalable ; chaque proposition s’appuie sur une ou plusieurs références.
Pour étayer la proposition de faire un quartier mixte, il utilise le #transect, une théorie provenant du nouvel urbanisme[51]Le « transect », que l’on peut traduire par « coupe », est un concept proposé par Duany et Plater-Zyberk (2000, The Lexicon of the New Urbanism, Duany Plater-Zyberk & Company) pour appréhender le territoire. Il s’agit d’une grille de lecture autant qu’un outil de projection. Le concept incite à la création de quartiers mixtes : le territoire est découpé en sections, de façon à ce que chaque section corresponde à un type d’usage et de forme urbaine. ainsi que des #photos historiques du quartier qu’il projette et explicite. Les photographies représentent Nelscott (le quartier de projet) au début du xxe siècle, l’urbaniste pointe la diversité des fonctions qui se côtoyaient, à l’époque, le long de la voie rapide : la présence de logements de différents types et tailles, un commerce, un espace communautaire.
Pour illustrer l’intention de faire une voie parallèle, l’architecte-urbaniste prend pour exemple une autre rue qui a été réalisée au cours des années 2000 dans le secteur, #Coast Road. Il insiste sur le fait que les habitants de la ville, dont certains sont assis dans le public, en sont contents. Il renvoie les habitants à leur expérience personnelle.
Concernant la proposition de créer une contre-allée, il montre une #photo d’une contre-allée qui existe déjà dans Nelscott et précise que c’est justement là qu’ont lieu les séances d’atelier. Il ajoute que d’autres villes ont des contre-allées : dans l’État de l’Oregon, #West Linn, plus loin, #Berkeley ou #Washington DC, et enfin, Paris, sur les #Champs-Élysées[52]Il fait référence à la forme des Champs-Elysées avant les travaux de l’avenue par Bernard Huet en 1994. : « on pourrait avoir un peu des Champs-Élysées, ici, à Lincoln City ».
Enfin, il propose de faire des logements de différentes formes, proposition représentée par le biais d’#images de plans et de réalisations dont il est l’auteur, dans les États d’Oregon et de Washington. Il se positionne ainsi pour la suite du projet, espérant obtenir la mission d’architecte après celle de plan directeur
La séance permet à l’architecte-urbaniste de présenter les premières intentions du projet. On remarque que chacune des idées est annoncée, appuyée, renforcée, explicitée par le biais d’une référence, que ce soit dans un souci pédagogique ou d’autopromotion. Les mots précédés de « # » renvoient à des objets de provenances et d’usages divers. Les références sont de différentes origines : certaines sont locales, c’est le cas de Coast Road et de la contre-allée de Nelscott, d’autres sont nationales (West Lin, Berkeley et Washington), voire internationales, comme Paris et les Champs-Élysées. Par ailleurs, l’architecte cherchant à rendre son projet indiscutable, les références participent de la rhétorique de plusieurs façons, certaines servant d’exemples (West Lin Berkeley, Washington et Paris), d’autres d’illustrations, comme la contre-allée de Nelscott ou Coast Road.
Une deuxième vignette tirée de cette immersion à Lincoln City est présentée ci-dessous. Elle raconte un moment d’échange entre les élus suite à une présentation du projet par l’architecte-urbaniste, pendant laquelle ils précisent leurs attentes auprès de l’équipe de consultants.
Encart 2
Une élue mentionne l’idée de relier la problématique de l’art avec les questions des énergies renouvelables, des commerces locaux et de l’université. Un autre élu mentionne l’importance de limiter la place de la voiture. Un autre rebondit : cette discussion le fait penser à deux villes qu’il a visitées. Il les décrit dans un certain niveau de détail et réfléchit à haute voix. La question de l’art lui rappelle une #ville où l’institut d’art se trouve au bout d’un aménagement le long de la rivière, et la question de la voiture lui rappelle la #place Machado, dans la ville de Mazatlán au Mexique, entièrement piétonne mais très vivante. C’est le début d’un échange entre plusieurs élus, chacun à son tour s’appuyant sur une référence.
« Comment transforme-t-on la place Machado en une place du Nord-Ouest pacifique, comment est-ce que cela se traduit ? »
Comme cela, ils passent de la place Machado à sa réplication dans le Nord-Ouest américain, ce qui mène à réfléchir à la ville de #Eugene dans l’Oregon, qui possède elle-même un #marché où se mélangent les communautés. L’idée de marché fait penser à #celui de Seattle, spécialisé dans le poisson et installé sous une canopée devant laquelle se trouvent des foodcarts ; les idées de foodcarts et de canopées sont également discutées : « on a besoin d’une #canopée » ; celle de #foodcarts est presque adoptée, ils pourraient être reliés à l’école culinaire en cours de discussion. Un autre élu invite à rester prudent : les foodcarts de #Portland provoquent de nombreux problèmes.
Dans la conversation, chaque acteur joue le jeu de la projection : il se met en situation, s’imagine un autre espace. Les idées sont toutes reliées entre elles, et leur enchaînement est en partie articulé par des références, chaque objet évoqué faisant réagir un autre acteur. Chacun des élus explicite le type d’espace qu’il imagine, et les références jouent un rôle important pour l’imagination et la projection. Encore une fois, on retrouve une diversité de références, avec des origines différentes : nationales (Portland, Eugene), voire internationales (la place Machado au Mexique), mais cette fois, les références participent de l’élaboration d’un projet commun.
Les vignettes ci-dessus ne sont pas des retranscriptions mais la reconstruction des notes prises pendant les situations observées. Elles soulignent l’importance de s’immerger dans le contexte de travail des acteurs. En effet, l’usage des références est une pratique courante des acteurs opérationnels qui peut facilement passer inaperçue. Ces moments ordinaires disparaissent des discours des acteurs et peuvent également échapper à l’œil du chercheur si sa focale ne porte pas sur les références. Dans le cadre d’une courte discussion, il est possible que soient véhiculées discrètement des références à d’autres projets, à une autre théorie, à une autre ville. L’usage de références s’apparente à un échange parsemé d’exemples, d’illustrations et d’analogies, des figures de style habituelles de la rhétorique. Le choix de pointer directement la référence par un « # » dans la description est également le signe de l’attention redoublée qu’il faut porter aux références. L’étude des usages des références exige une attention minutieuse aux processus les plus minuscules. Cela se rapproche des méthodes ethnométhodologiques qui supposent de donner de l’importance aux différents gestes et mots employés par les acteurs au gré d’une conversation, et d’étudier les acteurs engagés dans des tâches pratiques (Coulon, 2014[53]Coulon A. (2014). L’ethnométhodologie, Que sais-je ?, n° 2393, Presses Universitaires de France.).
Circonscrire et situer les moments observés
Par ailleurs, les descriptions suffisent pour comprendre l’importance de se focaliser sur de courts moments. En restant immergé plus longtemps, le chercheur risque d’être absorbé par un autre objet rencontré sur le terrain et de perdre la nécessaire focale sur les références. Ainsi, la méthode s’éloigne des approches ethnographiques qui supposent des protocoles de recherches établis sur de longues temporalités, pour lesquels le chercheur s’isole dans le contexte d’étude sur plusieurs mois. Par exemple, Levy (2013[54]Lévy L. (2013), « L’improvisation en aménagement du territoire : d’une réalité augmentée aux fondements d’une discipline pour l’action ? Enquête sur un projet interdépartemental (le pôle Orly) », thèse, université de Grenoble [En ligne) et Ouvrard (2016[55]Op. cit.) réalisent leur thèse en Cifre, respectivement au Conseil Général de l’Essonne et à l’agence d’urbanisme de Saint-Nazaire ; Yaneva (2009[56]Yaneva A. (2009), Made by the Office for Metropolitan Architecture: An ethnography of design, 010 Publishers.) et Houdart et Minato (2009[57]Houdart S, Minato C. (2009). Kuma Kengo, une monographie décalée, Éditions Donner Lieu.) s’installent dans les bureaux d’architecture pendant plusieurs semaines par intermittence. La méthode présentée ici consiste à observer les acteurs à l’œuvre sur de courtes périodes ; le temps d’une réunion de quelques heures, d’un atelier de travail de plusieurs jours, d’un concours de quelques semaines. Appuyer une étude sur un court moment d’observation n’est pas une nouveauté. Dans le domaine des sciences de conception, par exemple, les corpus de terrains s’étalant sur de courtes périodes permettent de faire des analyses fines des processus de conception. Par exemple, l’ouvrage de McDonnell et Lloyd (2009[58]McDonnell J, Lloyd P. (2009). About designing: Analysing design meetings, Taylor & Francis.) porte sur quatre réunions de conception, deux d’architecture, et deux d’ingénierie, d’une durée d’une heure à deux heures trente, qui ont fait l’objet de 21 contributions ; cela révèle la richesse de ce type de matériau.
La méthode, qui suppose d’assumer l’observation de courts moments, ne fonctionne en revanche qu’à condition d’accéder à des situations au cours desquelles sont discutées des propositions de transformation des usages d’un espace : une réunion visant la définition d’un appel d’offres, un jury d’un concours d’urbanisme ou l’élaboration de l’ébauche d’un plan directeur ne sont que plusieurs exemples parmi d’autres. Développons ce dernier cas. Un plan directeur est une représentation en deux dimensions qui contextualise des propositions de transformation des usages d’un espace. Il correspond par sa forme et par son processus de développement à une vitrine sur les pratiques et les orientations du métier d’urbaniste à instant T (Southworth, 1989[59]Southworth M. (1989). « Theory and practice of contemporary urban design: a review of urban design plans in the United States », Town Planning Review, n° 60(4), p. 369 [En ligne ; Linovski et Loukaitou-Sideris, 2013[60]Linovski O, Loukaitou-Sideris A. (2013). « Evolution of urban design plans in the United States and Canada. What do the plans tell us about urban design practice? », Journal of Planning Education and Research, n° 33(1), p. 66‑82 [En ligne). L’étude de l’élaboration d’un plan directeur permet de mettre en lien les usages des références et les choix opérés par les acteurs lorsqu’ils se projettent sur un territoire et y proposent des transformations. Dans le cas de Lincoln City présenté plus haut, les discussions qui ont participé à l’élaboration d’un plan ont traité des liens, de l’attribution des fonctions, de la place des espaces verts, de la forme et de la hauteur du bâti. Ces idées sont étroitement débattues en rapport aux différents aspects du contexte : historique, géographique, urbain et social. Les transformations proposées étant directement inscrites dans un territoire, l’élaboration d’un plan directeur se révèle être un moment idéal pour étudier les usages situés de références.
Si l’on revient à la question des courtes temporalités de la méthode, un plan directeur visant la transformation des usages d’un espace, entre l’idée de son élaboration et sa réalisation, peut prendre des années ; mais pour la question des références, il n’est pas nécessaire d’étudier leur usage depuis la commande jusqu’à la réalisation du plan directeur ou de sa livraison. Un mois de travail, trois jours, ou même parfois une journée de travail, peuvent suffire aux acteurs pour arriver à une première ébauche. À Lincoln City toujours, l’ébauche du plan directeur est définie en quatre jours. Il arrive qu’à l’issue d’une première journée, les premières intentions de transformations soient dessinées. Évidemment, celles-ci risquent de changer dans la suite de l’échange entre les différentes parties prenantes, et la forme de la ville réalisée ne correspondra sûrement pas à cette première ébauche, puisque la conception urbaine se poursuit dans les phases aval des projets d’urbanisme (Blanchard et Miot, 2017[61]Blanchard G, Miot Y. (2017). « Quelle activité de conception dans les séquences aval des projets d’aménagement ?Revue internationale d’urbanisme, n° 3, mai.). Mais la discussion qui a eu lieu ce premier jour donne à voir comment, dans les premiers instants de projection, les références jouent un rôle pour les choix des acteurs opérationnels. Une journée de travail peut en ce sens fournir un corpus important pour étudier les usages de références.
Recenser les références
et décrire les situations de conception
Une fois la session d’observation finie et retranscrite, la première phase d’analyse peut plus ou moins être assimilée à une phase de recensement. Il s’agit de recenser et compter l’ensemble des références identifiées dans les moments d’observation. Cela s’apparente à ce que Peneff (1995[62]Peneff J. (1995). « Mesure et contrôle des observations dans le travail de terrain. L’exemple des professions de service », Sociétés contemporaines, n° 21(1), p. 119‑138 [En ligne) appelle l’observation quantifiée, qui consiste à procéder à un comptage des objets et tâches observés. Le recensement sert principalement, dans un premier temps, à mieux connaître son corpus. Les références sont en effet très nombreuses, et un moyen de se les approprier est d’abord de les relever, de les compter, de les classer par type, origine et usage. Outre le recensement et le tri, l’analyse passe nécessairement par la description des processus observés, description par laquelle on comprend comment les références sont utilisées et leur impact pour le projet.
Multiplier les scènes d’observation
Enfin, d’un point de vue pratique, observer les acteurs au travail sur de courtes temporalités permet également de multiplier les processus observés. Par exemple, dans le cas de la recherche de laquelle émane cet article, trois autres situations de conception, en plus de celle présentée plus haut, ont été suivies dans deux contextes, une en France, et deux à Portland, dans l’Oregon aux États-Unis. Elles concernent l’élaboration de plans directeurs par des groupements pluridisciplinaires répondant à une commande. C’est par le biais de croisements, entre références et entre cas, que la méthode présentée ici donne des résultats sur les références dans les situations de conception, la différence entre les situations permettant ensuite de faire varier les critères d’usages des références et de faire apparaître des similitudes pour aboutir à des généralités (Becker, 2002[63]Op. cit.). La multiplication des sites d’observation ne peut être confondue avec l’ethnographie multisituée (Marcus, 2010[64]Marcus G. (2010). « L’ethnographie du/dans le système-monde. Ethnographie multisituée et processus de globalisation », L’engagement ethnographique, n° 5, p. 9-44.) car, contrairement à cette méthode qui cherche à mesurer les effets d’une tendance globale sur plusieurs terrains, celle développée ici ne vise pas à comprendre le lien entre le global et le local, mais plus spécifiquement d’identifier les usages situés d’objets. La comparaison des situations observées vise, dans une logique analytique qui ressemble à celle de l’inférence (Becker 2003[65]Becker H. (2003). « Inférence et preuve en observation participante. Fiabilité des données et validité des hypothèses », dans Cefaï D (dir.), L’enquête de terrain, p. 351-362.), à arriver à des constantes dans les usages de références.
Tirer des résultats sur les références en situation
La méthode de l’immersion circonscrite employée dans plusieurs situations de projets permet de préciser les types de références utilisées, leurs origines, leurs usages et leur utilité sur le projet. Dans la littérature, Arab (2007[66]Op. cit.), Devisme, Dumont et Roy (2007[67]Op. cit.) et Bailly (2011[68]Op. cit.) avaient décrit les types de représentations rencontrées dans le cadre de projets d’urbanisme et leurs usages ; la méthode confirme ces résultats et y apporte des précisions.
Le premier résultat de cette méthode est que les références, des représentations d’objets exogènes à une situation (des projets d’urbanisme, des espaces existants, des formes génériques) font partie intégrante de la boîte à outils du projet d’urbanisme. Dans les cas étudiés, chaque plan est élaboré par le biais de l’agencement et de la réinterprétation de références locales, nationales et internationales. Les acteurs évoquent en grand nombre les représentations de cas concrets de projets d’urbanisme ou quartiers existants (par exemple, Darwin à Bordeaux, Kings Cross à Londres, Ladd’s Addition ou Burnside Bridgehead à Portland), et de formes urbaines génériques (la place européenne, le french boulevard, l’acropole, la ville en main streets). Celles-ci participent à la substance des plans élaborés (elles servent à lire un contexte, faire des propositions et évaluer des choix) et au fonctionnement en groupe (elles permettent de faire passer une idée, de convaincre et de se positionner). Ainsi, chaque plan directeur est élaboré sur la base de dizaines d’exemples de projets et de formes urbaines génériques. Leur abondance invite même à se demander si les références ne concurrencent pas d’autres outils plus habituels du projet comme, par exemple, le dessin. Concernant les usages de données graphiques dans le projet, d’ailleurs, les acteurs étudiés étant organisés autour d’architectes urbanistes ou d’architectes, on aurait pu anticiper une place prédominante des objets illustrés, des photographies ou des représentations graphiques. Or c’est principalement dans les rendus réalisés auprès des commanditaires que les références sous forme d’illustrées fleurissent. Dans le cadre de discussions au sein des équipes, celles-ci sont quasi inexistantes.
Le second résultat concerne les circulations des références qui sont moins véhiculées par de grandes institutions que par des expériences, ainsi que par chaque situation de projet qui devient le lieu d’apprentissage et d’appropriation de nouvelles références. Dans chaque situation de conception, certaines références deviennent structurantes ; le groupe peut se les approprier, en faire l’objet d’échanges et de discours. Les représentations individuelles se croisent et, à force de discussions, il arrive que se forme une représentation collective d’une référence.
Le troisième résultat porte sur le fait que les références échangées sont nécessairement des représentations partielles des objets cités, un acteur ne la citant que pour une ou plusieurs de ses caractéristiques. Quand, dans l’encart 1, l’architecte-urbaniste mentionne les Champs-Élysées à Paris, c’est pour leur organisation en contre-allée, les photos historiques pour la mixité fonctionnelle, la rue de Coast pour l’ouverture nouvelle qu’elle propose… Les usages de références impliquent une simplification inconsciente des objets cités. Chacune de ces références, qui a une histoire, une source, une valeur idéologique et politique, n’est retenue que pour certaines de ses possibles représentations. Les autres éléments disparaissent des discours.
Participer au débat sur les modèles urbains
Les résultats sur les références peuvent ensuite être insérés dans le débat sur les modèles. Comme pour Matthey et Gaillard (2011[69]Op. cit.), Carriou et Ratouis (2014[70]Op. cit.), Faburel (2014[71]Op. cit.), Ghorra-Gobin (2014[72]Op. cit.), Krauz (2014[73]Op. cit.), les résultats révèlent que la notion de modèle en tant que recette toute faite n’est pas la seule pour décrire les pratiques quotidiennes des acteurs opérationnels. Une des conclusions fortes de ce travail est que l’on assiste à une réinvention de la notion de modèle qui, dans la pratique, prend la forme d’une articulation particulière entre des discours dominants et des références. En effet, il n’y a pas un seul mais une multitude d’éléments extérieurs au contexte en cours de discussion qui opèrent à plusieurs niveaux : un discours dominant, des exemples de cas et des formes urbaines génériques.
Un discours normatif s’impose dans la fabrique de la ville occidentale. Il comprend des injonctions qui se repèrent par le fait qu’elles ne demandent pas de justification. Par exemple : « il faut faire la ville avec l’existant », « il faut prendre en compte la parole habitante », « il faut faire des espaces publics qui prennent en compte les usages », « il faut faire une ville durable »… Les discours identifiés dans les deux contextes étudiés, récurrents dans le monde occidental, rejoignent l’idée de faire une ville par des savoirs enracinés, que certains appellent « le “bon” urbanisme [et qui] est lié à des normes et valeurs autochtones, inspirées par des interprétations et des perceptions propres au lieu, et forgées par la (sous)-culture locale » (Smets, 2015[74]Smets M. (2015). « Le potentiel d’un urbanisme internationalRevue internationale d’urbanisme, n° 1, septembre.).
Ce discours est approprié différemment en fonction du contexte, et cette appropriation dépend largement des références. C’est par les représentations des projets d’urbanisme, des espaces existants, des formes urbaines génériques, discutées, citées, échangées au gré d’une conversation que ces injonctions prennent un sens, une forme et qu’elles évoluent. Les références sont structurantes pour la création d’un discours sur la ville, et à chaque contexte local correspond une façon de s’approprier ce discours, appropriation qui dépend d’un bricolage de savoirs hétérogènes, protéiformes et parfois évincés de leur valeur politique.
Ainsi, la question des modèles se pose aujourd’hui en des termes différents de ceux proposés par Choay. Il y a des discours dominants et normatifs, mais plutôt que d’être créés dans un traité écrit à une main qui balaie la spécificité locale, ils proviennent de sources variées et sont réinterprétés localement et notamment par le biais de nombreuses références dont les représentations se construisent elles aussi localement et en situation. Ce qui persiste, c’est que les acteurs s’appuient toujours sans vraiment s’en rendre compte sur des éléments qui sont chargés de valeur. Pour finir sur le problème de la standardisation des pratiques et des paysages, souvent associé à la notion de modèle, celui-ci ne réside pas dans une unique doctrine ou grand projet de société, mais dans une multitude de représentations partielles, aveugles et parfois dépolitisées qui sont assemblées entre elles pour donner forme à des discours dominants.
Conclusion
Cet article a présenté une approche et une méthode structurées pour aborder la question de la réception des modèles urbains dans sa complexité. L’approche consiste à s’éloigner de la notion de « modèle », lui préférant celle de « références », plus neutre et plus ouverte. Le terme « modèle », quand il se réduit à une forme urbaine à appliquer sans prise en compte du contexte, ne correspond plus aux pratiques des acteurs, c’est pour cela qu’une approche ancrée consistant à explorer les pratiques à partir d’un terme nouveau est proposée. En utilisant le terme « références », la méthode permet de rester attentif à un spectre large d’objets utilisés en situation, dont on peut ensuite démêler la complexité. L’immersion circonscrite implique d’assumer pleinement le fait d’observer de courts moments de projets, quelques heures, quelques jours ou quelques semaines, à condition que le moment observé soit précisément défini. Les références sont très nombreuses en situation de conception et forment en cela un matériau riche à analyser. Le corpus constitué de références fournit des résultats invitant à renouveler les termes du débat et à dépasser la notion de modèle.
Cette méthode a été utilisée dans le cadre de situations très particulières, des moments pendant lesquels des acteurs répondent à une commande et réalisent une première ébauche d’un plan directeur. Ces moments sont effectivement typiques pour les acteurs opérationnels et ils permettent de rendre compte du rôle joué par les références au moment où les acteurs se projettent pour la première fois sur un territoire. D’autres moments clés du projet urbain méritent d’être explorés par cette méthode. Les jurys de concours et l’élaboration des cahiers des charges des appels d’offres ont été mentionnés. La méthode de l’immersion circonscrite est particulièrement adaptée à leurs formats types : leurs processus, et notamment la délibération visant à faire des choix, les courtes temporalités, les nombreux acteurs en présence. Comme dans le cas de l’ébauche d’un plan directeur, il s’agit de moments où les acteurs se projettent et s’imaginent à plusieurs dans un espace en transformation, ils font des choix contextualisés et prennent ces décisions sur de courtes durées. Les deux moments — les jurys de concours et l’élaboration des cahiers des charges des appels d’offres — peuvent être perçus comme des moments à la fois importants et ordinaires pour les acteurs opérationnels, ils sont en ce sens intéressants pour participer au débat sur la réception des modèles dans la pratique. En se concentrant sur des moments courts du projet urbain, la méthode de l’immersion circonscrite lance un défi aux méthodes de l’urbanisme habituées aux longues temporalités. Elle a fait ses preuves dans le cadre d’un questionnement sur les modèles et fait apparaître par ailleurs d’importantes perspectives pour une épistémologie des pratiques de l’urbanisme.
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[17] Clarke N. (2012). « Urban policy mobility, anti-politics, and histories of the transnational municipal movement », Progress in Human Geography, n° 36(1), p. 25‑43 [En ligne].
[18] Op. cit.
[19] Roy E. (2016). « Bonnes pratiques à l’œuvre dans le gouvernement urbain : enquête sur de nouvelles mœurs de l’action urbaine », dans Bourdin A, Idt J, L’urbanisme des modèles : références, benchmarking et bonnes pratiques, Éditions de l’Aube, p. 139 158.
[20] Arab N. (2007). « À quoi sert l’expérience des autres ? “Bonnes pratiques” et innovation dans l’aménagement urbain », Espaces et sociétés, n° 131.
[21] Devisme L, Dumont M, Roy É. (2007). « Le jeu des “bonnes pratiques” dans les opérations urbaines, entre normes et fabrique locale », Espaces et sociétés, n° 131(4), p. 15-31.
[22] Devisme L, Barthel PA, Dèbre C et al. (2009). « “Bonnes pratiques” et cultures professionnelles en mouvement », dans Nantes : Petite et grande fabrique urbaine, Marseille, Parenthèses Éditions, p. 203‑243.
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[25] Wood A. (2015). « Tracing policy movements: Methods for studying learning and policy circulation », Environment and Planning A : Economy and Space, n° 48(2), p. 391-406.
[26] Sheldrick A, Evans J, Schliwa G. (2017). « Policy learning and sustainable urban transitions: Mobilising Berlin’s cycling renaissance », Urban Studies, n° 54(12), p. 2739‑2762 [En ligne].
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[29] Op. cit.
[30] Op. cit.
[31] Op. cit.
[32] Op. cit.
[33] Choay F. (1965). L’urbanisme : utopies et réalités. Une anthologie », Paris, Seuil.
[34] Op. cit.
[35] Matthey L, Gaillard D. (2011). « La norme et le label. Production de la norme et logiques d’hybridation dans la ville durable : le cas des écoquartiers », Lieux Communs, n° 14, p. 113-128.
[36] Carriou C, Ratouis O. (2014). « Quels modèles pour l’urbanisme durable ? », Métropolitiques [En ligne].
[37] Faburel G. (2014). « La mise en politique du développement durable : vers un « nouveau » modèle d’action par les pratiques professionnelles ? », Métropolitiques, décembre [En ligne].
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[39] Krauz A. (2014). « Les villes en transition, l’ambition d’une alternative urbaine », Métropolitiques [En ligne].
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[41] Bourdin A. (2016). « L’enjeu de la théorie », Revue Internationale d’Urbanisme, n° juillet-décembre.
[42] Op. cit.
[43] Op. cit.
[44] Bailly E. (2009). « Espaces imaginés, espaces habités. Au-delà de la mondialisation : Téhéran, Rabat, New York, Paris », thèse, université de Paris-Est [En ligne].
[45] Op. cit.
[46] Garreau L. (2015). « De l’utilisation de la circularité en MTE : vers un dépassement de la tension entre créativité et rigueur méthodologique », Approches inductives : travail intellectuel et construction des connaissances, n° 2(1), p. 211‑242 [En ligne].
[47] Glaser BG, Strauss AL. (2010). La découverte de la théorie ancrée : stratégies pour la recherche qualitative, Paris, Armand Colin.
[48] Schön D. (1983). The reflexive practitioner. How professionals think in action, New York, Basic Books.
[49] Becker HS. (2002). Les ficelles du métier : comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, La Découverte.
[50] Ouvrard P. (2016). « Le nouvel esprit de l’urbanisme, entre scènes et coulisses : une ethnographie de la fabrique du territoire de Saint-Nazaire à Nantes », thèse, université de Nantes [En ligne], p. 34.
[51] Le « transect », que l’on peut traduire par « coupe », est un concept proposé par Duany et Plater-Zyberk (2000, The Lexicon of the New Urbanism, Duany Plater-Zyberk & Company) pour appréhender le territoire. Il s’agit d’une grille de lecture autant qu’un outil de projection. Le concept incite à la création de quartiers mixtes : le territoire est découpé en sections, de façon à ce que chaque section corresponde à un type d’usage et de forme urbaine.
[52] Il fait référence à la forme des Champs-Elysées avant les travaux de l’avenue par Bernard Huet en 1994.
[53] Coulon A. (2014). L’ethnométhodologie, Que sais-je ?, n° 2393, Presses Universitaires de France.
[54] Lévy L. (2013), « L’improvisation en aménagement du territoire : d’une réalité augmentée aux fondements d’une discipline pour l’action ? Enquête sur un projet interdépartemental (le pôle Orly) », thèse, université de Grenoble [En ligne].
[55] Op. cit.
[56] Yaneva A. (2009), Made by the Office for Metropolitan Architecture: An ethnography of design, 010 Publishers.
[57] Houdart S, Minato C. (2009). Kuma Kengo, une monographie décalée, Éditions Donner Lieu.
[58] McDonnell J, Lloyd P. (2009). About designing: Analysing design meetings, Taylor & Francis.
[59] Southworth M. (1989). « Theory and practice of contemporary urban design: a review of urban design plans in the United States », Town Planning Review, n° 60(4), p. 369 [En ligne].
[60] Linovski O, Loukaitou-Sideris A. (2013). « Evolution of urban design plans in the United States and Canada. What do the plans tell us about urban design practice? », Journal of Planning Education and Research, n° 33(1), p. 66‑82 [En ligne].
[61] Blanchard G, Miot Y. (2017). « Quelle activité de conception dans les séquences aval des projets d’aménagement ? Apprentissages et négociations dans l’encadrement des opérations immobilières à Bordeaux Euratlantique et Lille-Arras-Europe ». Revue internationale d’urbanisme, n° 3, mai.
[62] Peneff J. (1995). « Mesure et contrôle des observations dans le travail de terrain. L’exemple des professions de service », Sociétés contemporaines, n° 21(1), p. 119‑138 [En ligne].
[63] Op. cit.
[64] Marcus G. (2010). « L’ethnographie du/dans le système-monde. Ethnographie multisituée et processus de globalisation », L’engagement ethnographique, n° 5, p. 9-44.
[65] Becker H. (2003). « Inférence et preuve en observation participante. Fiabilité des données et validité des hypothèses », dans Cefaï D (dir.), L’enquête de terrain, p. 351-362.
[66] Op. cit.
[67] Op. cit.
[68] Op. cit.
[69] Op. cit.
[70] Op. cit.
[71] Op. cit.
[72] Op. cit.
[73] Op. cit.
[74] Smets M. (2015). « Le potentiel d’un urbanisme international », Revue internationale d’urbanisme, n° 1, septembre.