janvier 2019
Commerce et urbanisme
L’hybridation commerciale
dans la smart city
Comment adapter l’urbanisme
à l’économie numérique ?
L’hybridation commerciale dans la smart city : comment adapter l’urbanisme à l’économie numérique ?,
Riurba no
7, janvier 2019.
URL : https://www.riurba.review/article/07-commerce/smart/
Article publié le 1er janv. 2019
- Abstract
- Résumé
Hybrid mode retailing in smart cities: How can urban planning be adapted to digital economy?
Economical and urban planning, physical and digital supply chain networks and processes at work in the recomposition of distribution and its logistics require nowadays to be adjusted and adapted to e-urbanism principles. Simultaneously, cities and e-commerce retailing are becoming smarter. On the one hand, those retail trade restructurings are an urban planning problem; on the other, they stand for urban and social development possibilities more and more adapted in planning policies. In any case, it requires new rethinking ways in data basis, commercial strategies and urban production interaction.
Les processus économiques, aménagistes, matériels et immatériels, à l’œuvre dans la recomposition de la distribution et de sa logistique, nécessitent aujourd’hui d’ajuster l’urbanisme sur les principes d’un e-urbanisme dont il est proposé ici d’appréhender et d’interroger les modalités et capacités d’adaptation. Entre ville intelligente et commerce connecté, les recompositions marchandes actuelles par hybridation posent de nouveaux problèmes de gestion urbaine en même temps qu’elles représentent de nouvelles opportunités urbanistiques et sociétales de régénération de polarités ou de centralités, que l’urbanisme français commence à accompagner. Élaborer de nouveaux outils d’urbanisme commercial nécessite de repenser l’interaction de la technique d’information, des stratégies d’enseignes et des modes de production urbaine.
post->ID de l’article : 3610 • Résumé en_US : 3641 • Résumé fr_FR : 3638 •
Introduction
L’avènement du commerce hybride et la question de l’interaction entre technologies numériques et stratégies d’implantation des enseignes questionnent aujourd’hui la fabrique de la ville au miroir des enjeux d’adaptation de l’urbanisme à ces recompositions économiques en marche. Cette mise en rapport mérite d’être investiguée à deux niveaux. Le premier émane de l’innovation commerciale en matière d’hybridation des formats et des réseaux de localisation et d’information. Le second provient de l’adaptation de l’urbanisme aux nouveaux modes de fonctionnement de la smart city aux centralités, proximités, espaces et réseaux de desserte désormais connectés (Douai, 2018[1]Douai N. (2018). L’urbanisme à l’heure du numérique, Iste éditions, coll. Systèmes d’information, web et société, 184 p.).
Les recompositions et transformations actuelles du commerce méritent d’abord d’approcher les principaux effets de l’hybridation marchande endogène et exogène sur la ville. Ces effets conduisent à la définition d’une commercialité désormais omnicanale ou multicanale[2]Le multicanal ou l’omnicanal désigne le phénomène d’utilisation simultanée ou alternée des différents canaux de contact pour la commercialisation des produits et/ou la relation client. Il ne se réduit pas pour autant à la seule prise en compte des canaux digitaux. intriquant réseaux physiques d’implantation d’établissements et réseaux numériques de connexion, d’accès aux informations des enseignes et des clients. Cette hybridation redessine complétement la place du commerce dans la ville, réinterprète le rôle de la boutique dans la vente, expérimente des moyens d’accès polymorphes aux produits. L’innovation technologique transforme le rapport à l’offre marchande et à l’articulation sociale de cette même offre des consommateurs, en même temps que les territoires d’implantation d’établissements et de chalandise se concentrent, se dilatent, se rétrécissent ou s’épaississent selon les cas.
En effet, les processus d’hybridation observés dans la sphère commerciale affectent l’espace urbain (première partie de l’article).Entre réel et virtuel, matérialité et immatérialité, l’e-urbanisme prépare l’avènement de la smart city en intégrant et croisant les nouvelles modalités de connexion et d’innovation aménagistes à celles issues du marketing et des technologies d’information et de communication (TIC). Les nœuds de télécommunication s’agrègent à ceux du transport ; le multicanal superposé au multimodal renforce la centralité ; le digital, couplé à la couture urbaine ou aux cheminements doux, renforce l’accessibilité. De ce fait, les enjeux e-urbanistiques du commerce deviennent alors ceux d’une démarche politique se construisant entre commerce et espaces du commerce (deuxième partie) qu’il convient d’éclairer au regard des problèmes que posent ces reconfigurations e-commerciales à l’urbanisme, d’une part (troisième partie), mais aussi des opportunités régénératrices de territoires qu’elles peuvent représenter et que l’urbanisme commence à accompagner, d’autre part (quatrième partie)[3]Cette réflexion s’appuie sur de nombreuses études antérieures (rapports et documents d’aménagement sur la logistique urbaine – DDT72 –, la transformation des quartiers de gare – Observatoire LGV Eiffage et Setec), sur l’animation d’un observatoire du commerce pour le Pays du Mans, sur la participation au comité de gouvernance créé fin 2018 pour la redynamisation du centre-ville manceau, et enfin sur la participation au comité de pilotage local de l’AMI, stratégie d’aménagement commercial dont le SCoT du Mans a été l’un des trois lauréats en décembre 2018. Elle se nourrit d’entretiens qualitatifs menés auprès d’acteurs institutionnels, d’acteurs privés (SNCF retail & Connexion, foncières, commerçants, etc.) et de sociétés d’aménagement local.. Les effets de l’hybridation commerciale sur les formes urbaines, sur les formats traditionnels du commerce, les déplacements, la livraison et la logistique, interrogent les modalités de restructuration de la ville et celles de l’adaptation de la planification urbaine et de l’urbanisme opérationnel aujourd’hui.
Les effets de l’hybridation
et des transformations actuelles du commerce urbain
en perspective
La révolution numérique de l’activité marchande réinterprète le rôle de la boutique dans la vente et redessine la place du commerce dans la ville.
Les effets sur les formats traditionnels du commerce sont encore timides, mais les premières expérimentations reconçoivent peu à peu la boutique en pôle multiservices connecté. Ce processus s’appuie d’abord sur une démarche marketing et technique à partir de laquelle l’hybridation commerciale se compose. À l’étape de la « fin des vitrines » (Péron, 1993[4]Peron R. (1993). La fin des vitrines – Des temples de la consommation aux usines à vendre, Cachan, Éditions de l’École Normale Supérieure de Cachan, coll. Sciences Sociales, 306 p.) succède aujourd’hui celle de leur retour sous de multiples formes. Le magasin n’est pas mort (Barba, 2013[5]Barba C. (2013). Le magasin n’est pas mort. Comment réussir la transition numérique de votre activité en 15 sujets clés, FEVAD, 51 p.) ; il renaît à la faveur de nouveaux concepts marketing (concept store, pop-up store, showroom, etc.) et de nouvelles fonctions matérialisées ou dématérialisées : conseil, entretien, service après-vente, recyclage du produit, réception de colis commandés sur Internet, vente en boutique via un marketplace[6]Espace réservé sur le site de grandes plateformes de commerce électronique à des vendeurs indépendants, moyennant une commission prélevée sur leurs ventes. En 2017, 29 % des 204 000 e-marchands français vendent sur des places de marché qui leur permettent de commercer sur des canaux différents (source : Chardenon A. (2018). « La moitié des marketplaces BtoC en France ont moins de 5 ans », LSA, le 06/12/2018. [En ligne]. Disponible sur : https://www.lsa-conso.fr/lentement-mais-surement-les-marketplaces-s-installent-dans-le-paysage-e-commerce-francais-etude,305301)., consignes placées à proximité de stations de transport collectif et de commerces, etc.). « La boutique est devenue un canal parmi d’autres du système distributif. Après s’être délocalisé en périphérie, le commerce se délocalise désormais dans le virtuel. La géographie du commerce devrait, une fois encore, s’en trouver profondément modifiée dans les quelques années à venir » (Masboungi, 2013[7]Masboungi A. (2013). (Ré)aménager les rez-de-chaussée de la ville, Paris, Le Moniteur, 144 p.). Vitrine interactive, boutique connectée, essayage virtuel, etc. montrent aussi l’utilisation progressive des technologies numériques dans les points de vente. L’avènement du commerce connecté et son plébiscite par les consommateurs constituent la dernière évolution majeure de ce secteur d’activité depuis l’apparition des grandes surfaces de distribution, à la fin des années 1950. Le commerce en ligne utilise cette captation de la technique à des fins marchandes, non plus seulement comme la télévente mais pour tout à la fois guider le client, enregistrer la commande et encaisser le paiement. Le développement de la téléphonie mobile et la diffusion des réseaux à haut puis très haut débit projettent définitivement le commerce dans l’ère de la distribution connectée et parachèvent l’électronisation des fonctions commerciales (Rallet, 2001[8]Rallet A. (2001). « Du commerce électronique à l’électronisation du commerce », Réseaux, no 106, p. 19‑72. ; Deprez et Gasnier, 2016[9]Deprez S, Gasnier A. (2016). « De la vente à distance au cross canal : quand la technique renouvelle le regard des géographes du commerce », Bulletin de la Société Géographique de Liège (BSGLg), n° 66, p. 71-76.).
Si les économistes insistent sur l’avènement d’une économie servicielle (Moati, 2009[10]Moati P. (2009). La vente à distance dans la nouvelle révolution commerciale, Paris, Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, 124 p.) que la technique numérique permet de conforter dans une société devenue très désynchronisée, ce rapport à la technicité du commerce est davantage approché, dans les sciences commerciales et de gestion, comme un blocage, une difficulté du commerçant à s’adapter aux besoins de connexion omnipotents des clientèles. Catherine Barba (2013[11] Op. cit.) pose la question du décalage croissant entre certaines formes commerciales peu innovantes (indépendants non franchisés notamment) et les désirs des consommateurs pour qui le digital est entré dans la vie quotidienne. Ce phénomène soulève non seulement la capacité technique du commerçant à s’adapter ou non aux consommateurs perpétuellement mutants, mais aussi celle, plus sociale, à répondre aux nouvelles attentes des chalands : instantanéité, confort, souplesse des pratiques, livraison sur les itinéraires de déplacement de l’usager ou réception des achats à domicile, en magasin, drive, point relais, etc.
Le drive, symbole économique de la ville connectée :
vers une reterritorialisation du commerce et de la chalandise ?
Le drive symbolise l’apparition récente de territoires économiques d’implantation et de distribution recomposés sous l’action de nouveaux rapports connectifs entre l’offre et la demande : proximités des lieux de travail, centralités résidentielles, ancrage progressif du drive dans des lieux multiconnectés (communications physique et numérique), redynamisés par la complémentarité des réseaux d’accès à l’information, d’accès aux produits par une accessibilité multimodale et une hybridation des nœuds de transport intermodaux. Le drive n’est sans doute qu’un premier symbole de cette connectivité des territoires qui est en train de prendre place dans la ville. Ces territoires connectés en émergence nécessitent une vision globale et cohérente d’un point de vue prospectif. L’enjeu d’une concertation étroite des décideurs publics et des acteurs économiques dans ces domaines est plus que jamais déterminant[12]Extrait de Gasnier A, Raveneau A. (2016). « Effets territoriaux de la connectivité des drives », dans Desse RP, Lestrade S (dir.), Mutations de l’espace marchand, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 45-58..
À cet égard, les sciences de gestion et du marketing (Butery et al., 2014[13]Butery L, Lemoine JF, Badot O, Morel J. (2014). « La performance marketing des centres commerçants urbains : quels rôles et quels leviers d’action pour les managers de centre-ville ? », 30e congrès de l’Association française de marketing, Montpellier, 12 p.) s’intéressent vivement à l’évolution-transformation rapide du cross canal[14]Différents canaux de distribution physique et numérique. et aux modes de captation des clientèles toujours plus performants : le click and collect, le web to store, le store to web et la nouvelle génération du format pervasive (applications pour smartphones de services « spontanés » créés par l’interaction du mobile et des capteurs géolocalisant le chaland dans un environnement physique donné) deviennent des moyens imparables d’attraction et de réponse aux attentes de personnalisation permanente des consommateurs. Indubitablement, si la géographie ne peut plus ignorer l’existence d’une chalandise (offre et demande) qui a investi le cyberespace, elle commence à approcher désormais les effets spatiaux et territoriaux des formes marchandes hybrides qui émergent et recomposent actuellement les paysages commerciaux des villes et des villages (Deprez et Gasnier, 2016[15]Op. cit.).
D’une démarche initialement technique et économique, l’enjeu de l’hybridation commerciale devient aussi celui de l’urbanisme face au développement rapide de processus d’hybridation urbaine et marchande (Rallet et Perrin-Boulonne, 2010[16]Rallet A, Perrin-Boulonne H. (2010). « L’évolution du commerce à l’ère de l’économie numérique », Études CCIP, coll. Prospective et entreprise, n° 11, 20 p.). « Le système d’acteurs (hybridation des fonctions), le système de décisions (hybridation par codécision) (…) ; tous les secteurs et toutes les fonctions de la ville sont impactés par l’hybridation : économie, environnement, social ou culture » (Gwiazdzinski, 2016[17]Gwiazdzinski L. (2016). L’hybridation des mondes, Grenoble, Elya Éditions, coll. L’innovation autrement, 344 p.). D’un côté, celle-ci permet de renforcer voire de recréer de la centralité et de la proximité désormais redéfinies sur de nouvelles modalités d’accessibilité multicanale, elles aussi à la fois physiques (réseaux de transport) et numériques (réception d’informations permettant la connexion grâce aux outils de la bureautique et de la téléphonie). C’est ainsi que, sur les plans fonctionnel et commercial, le drive, la conciergerie, les bornes et les points de retrait de colis accolés à un Espace de Logistique Urbain (ELU) deviennent de nouveaux équipements urbains et marchands hybrides de centre-ville, de gare ou encore de centre commercial. Mais, sous couvert de fracture numérique, s’ils permettent de commander directement des produits par l’intermédiaire du smartphone et de se faire livrer au jour et à l’heure choisis, en consigne, point relais ou chez soi, les casiers de retrait prolongent ou se détournent de la boutique en offrant aux usagers un accès direct aux produits (Motte-Baumvol et al., 2012[18]Motte-Baumvol B, Belton-Chevallier L, Schoelzel M, Carrouet G. (2012). « Les effets de la livraison à domicile sur l’accès aux produits alimentaires : le cas des grandes surfaces alimentaires et des cybermarchés de l’aire urbaine dijonnaise », Flux, no 88, p. 34‑46.).
Des tiers-lieux (Morvan, 2016[19]Morvan B. (2016). « La ville numérique », conférence d’Antoine Picon, Quaderni, n° 90, L’innovation dans tous ses états, p. 113-120.) du commerce apparaissent ainsi, renouvelant par là même les formes urbaines de l’activité commerciale selon un processus de refonctionnalisation spatiale qui, par agrégation de nouvelles fonctions (coworking, commerce, consignes, expositions, etc.) conduit à une multifonctionnalisation des lieux. Les gares parisiennes (Baron et Hasan, 2016[20]Baron N, Hasan A. (2016). « Des pratiques numériques aux transformations digitales des gares. Des gares au cœur de l’innovation urbaine », Paris, France, HAL SHS, 22 p. [En ligne) se transforment en centres commerciaux, en s’appuyant autant sur l’essor des mobilités et des transports que des réseaux numériques d’information. Dans le sillon des gares japonaises intégrant depuis longtemps centres commerciaux, grands magasins, hôtels et pôles de redistribution des réseaux de métro et de trains régionaux (Traganou, 1999[21]Traganou J. (1999). « Transit et destination dans l’espace public japonais : la gare de Nagoya », Annales des Ponts et Chaussées, n° 89, p. 65-73.), en France, avec l’ouverture récente des lignes à grande vitesse, cette troisième étape de restructuration urbaine de quartiers centraux et péricentraux de gare permet de lire, à partir des mutations et des transformations opérées, les nouvelles stratégies d’adaptation commerciale de ces lieux de transit.
À leur tour, les centres commerciaux se transforment en espaces de loisirs ou de e-commerce (Gasnier, 2017[22]Gasnier A. (2019). Le commerce dans la ville, entre crise et résilience. Comment réparer, adapter, aménager les territoires marchands ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Espace et territoires, 297 p.). Le Quartz, centre commercial ouvert en 2014 à Villeneuve-la-Garenne, permet aux visiteurs d’accéder à des e-shops non présents in situ ou à ceux des pure players ne disposant pas de boutiques physiques, à partir de bornes interactives développées par Rue du commerce.
En même temps, l’activité marchande devient éphémère (pop-up stores), certaines boutiques mutent en showrooms, en espace expérientiel complétant leur panoplie marketing de murs d’images prêts à recevoir les applications des usagers connectés, à enregistrer les commandes et à planifier les lieux, dates et heures de livraison ou de réception des produits. Ikéa ouvre son premier magasin urbain dans le centre de Paris, sur le boulevard de la Madeleine, en mai 2019. Il occupe une superficie d’à peine 5 400 m², répartis sur deux étages, à l’opposé des boîtes traditionnelles périphériques bleues et jaunes dont la surface moyenne s’élève à 20 000 m² (Retail Detail, 2019)[23]Retail Detail. (2019). « Ikea ouvre un magasin urbain au cœur de Paris » [En ligne.
Une implantation commerciale participe ainsi de la restructuration d’un quartier, de sa centralité et du cadre de vie produit. La multiplication de formats commerciaux récents de proximité semble permettre de mieux insérer ces activités marchandes au sein de quartiers où elles avaient en partie disparu (convenience stores, consignes, boutiques casiers de type Au bout du champ à Paris), tout en contribuant à fabriquer de nouvelles formes d’urbanité et de brassage de populations autour d’elles. La numérisation du commerce tend alors à diversifier ses formats, ses fonctions et ses réseaux de fonctionnement, de telle sorte qu’elle offre de nouvelles opportunités d’implantation dans les quartiers centraux denses des agglomérations et contribue potentiellement à redynamiser les espaces périurbains et ruraux qui connaissent une déprise économique en général, marchande en particulier.
L’hybridation croissante du commerce comme facteur déterminant de l’évolution de la fonction commerciale dans les territoires urbains constitue l’une des hypothèses fortes des recherches actuelles et à venir dans ce domaine. Des dynamiques sociales et spatiales nouvelles sont à l’œuvre et influent sur les équilibres urbains en matière commerciale sans qu’on ne puisse aujourd’hui en prendre toute la mesure, faute de travaux inscrits dans une approche territorialisée. À moyen terme, l’objectif scientifique est de constater si la technologie numérique contribue à reterritorialiser le commerce dans la ville ou, au contraire, à le déterritorialiser davantage en substituant des consignes aux boutiques existantes, en effaçant progressivement les vitrines sur rue de nos paysages urbains ou encore en mitant les régions urbanisées d’entrepôts et de centres de distribution urbaine. Ce premier enjeu consiste à mesurer ou bien l’effacement et l’invisibilité progressive de l’activité commerciale au sein des territoires (la rétraction commerciale des centres de villes moyennes est une réalité générale aujourd’hui), ou bien, à l’inverse, sa présence réaffirmée sur les lieux et itinéraires de transit, de migrations alternantes des usagers-consommateurs hyper mobiles. L’accès polymorphe et multilocalisé aux biens et services aux particuliers (point relais, consigne, maison de services issues des schémas d’accessibilité réalisés par les conseils départementaux) pourrait constituer alors, ou bien une piste aménagiste de régénération des bassins de vie, de redynamisation des activités de desserte d’un quartier ou d’une commune, ou bien une voie concurrentielle du commerce traditionnel, une érosion des centralités existantes et une dilatation accrue des nouvelles formes de commercialité (Madry, 2016[24]Madry P. (2016). « Ville et commerce à l’épreuve de la déterritorialisation », thèse de doctorat, université de Bretagne Occidentale, 329 p. ; Gasnier, 2017[25] Op. cit.).
Les enjeux de l’e-urbanisme
face aux recompositions hybrides du commerce
dans la smart city
Dans la ville intelligente, le commerce devient connecté. Adaptable, soutenable et innovante : trois qualificatifs appliqués avec ambivalence à la smart city (Albino et al., 2015[26]Albino V, Berardi U, Dangelico RM. (2015). « Smart cities: Definitions, dimensions, performance, and initiatives », Journal of Urban Technology, n° 22(1), p. 3-21. ; Morvan, 2016[27] Op. cit.), qui croisent ceux du commerce numérique en devenir.
Tout d’abord, s’adapter au changement rapide des concepts et des tendances d’optimisation et de rationalisation des achats des consommateurs par l’utilisation des données numérisées permet au commerce hybride une plus grande qualité de service, de réactivité et de personnalisation de la chalandise. Cette résilience commerciale acquise ici par la technologie numérique, associée à l’électronisation des services de livraison, inscrit l’activité marchande sous de nouveaux formats, dans tous les interstices urbains ainsi que dans les territoires dilatés des chalands, entre domicile, lieux de travail, de transport et de déplacement. À l’inverse, des enseignes ferment leur porte, la vacance commerciale progresse de 1 % par an chaque année en France depuis 2015, et le phénomène de rétractation de l’espace marchand des centres des villes petites et moyennes continue à se généraliser (Bouvier et Madry, 2017[28]Bouvier M, Madry P. (2017). « La vacance commerciale dans les centres-villes en France : mesure, facteurs et premiers remèdes », Cahiers de l’Institut pour la Ville et le Commerce, n° 1, 58 p.), alors que le volume global des surfaces commerciales s’accroît.
Par ailleurs, de nouveaux acteurs privés du commerce sont apparus plus ou moins récemment dans la ville et jouent un rôle croissant dans ses modes de fabrique et de reproduction : les plateformes de l’e-commerce expérimentent les magasins sans caisse, à l’instar de 3 000 projets d’ouverture d’Amazon go, aux États-Unis, d’ici 2021 (Neerman, 2019[29]Neerman P. (2019). « Amazon conçoit également de plus grands supermarchés sans caisse », Retail Detail, 4 décembre [En ligne), plusieurs enseignes françaises (Monoprix, Auchan) testent actuellement le paiement sans caisse (Plichon, 2018[30]Plichon O. (2018). « Les magasins sans caisses arrivent », Le Parisien, 4 octobre [En ligne) et renouvellent le convenience store hyper urbain, tandis que Blue distrib’, service de logistique du groupe Bolloré, projette d’installer 500 consignes automatiques en Ile-de-France d’ici 2020 (Libeskind, 2015[31]Libeskind J. (2015). Logistique urbaine, les nouveaux modes de consommation et de livraison, Limoges, Fyp, 192 p.). En revanche, Paris a perdu plus de la moitié de ses cafés en 20 ans (Lefebvre, 2018[32]Lefebvre A. (2018). « Paris a perdu plus de la moitié de ses cafés en 20 ans », Express Business, 23 juin [En ligne), la fin des hypermarchés sous leur forme actuelle est annoncée (Bertrand, 2018[33]Bertrand P. (2018). « La concentration n’empêchera pas la fin des hypermarchés », Les Échos, 17 octobre [En ligne) pendant que Leclerc inaugure à Saintes son premier « marché bio » de 400 m2 (Harel, 2018[34]Harel C. (2018). « Leclerc inaugure son 1er marché bio dans le Grand Est », LSA, 17 décembre [En ligne), et qu’à Paris, Carrefour recycle une dizaine de magasins de proximité en drives piétons qui permettront aux clients de l’enseigne de récupérer leurs courses commandées en ligne (Ugoloni, 2018[35]Ugolini S. (2018). « Carrefour va ouvrir de nouveaux “drives piétons” à Paris dès décembre », Capital, 1er octobre [En ligne). Devant l’essor du commerce électronique et hybride, le magasin physique traditionnel est appelé à disparaître ou à se réinventer (Picot-Coupey, 2013[36]Picot-Coupey K. (2013). « Les voies d’avenir du magasin physique à l’heure du commerce connecté », Gestion – HEC Montréal, vol. 38, p. 51-61.).
Les transformations du commerce hybride affectent les espaces urbains et contribuent à leur mutation. Elles questionnent les enjeux d’accompagnement, de prise en considération des effets de la technologie numérique appliquée au secteur marchand par les politiques publiques. Le développement polymorphe du commerce hybride en cours oblige d’abord la sphère publique à s’adapter en repensant la mutabilité et la réversibilité de la ville. L’enjeu d’accompagner et d’aider à la mutabilité des friches commerciales mais aussi à la mutabilité des boutiques traditionnelles dans des perspectives d’intégration de nouveaux outils numériques d’information, de conseil et d’aide à la vente, devient incontournable. Il doit obliger les politiques publiques à s’emparer de la question du commerce, non pas seulement en termes de régénération économique mais aussi de réversibilité des espaces urbains, des équipements privés et des bâtiments qu’utilise l’activité marchande. C’est en architecture que le concept émergent de réversibilité est le plus avancé : la capacité programmée d’un ouvrage neuf à changer facilement de destination fonctionnelle grâce à une conception préalable qui minimise l’ampleur et le coût des adaptations (Rubin et al., 2017[37]Rubin P et al. (2017). « Construire réversible », Canal-Architecture, 16 février [En ligne) est une posture interventionniste dans la construction (évolutivité, modularité, hybridation, démontabilité) que les politiques publiques devront intégrer dans la planification urbaine. Cette démarche sous-entend celle de penser l’aménagement urbain comme un syncrétisme de fonctions, non pas étanches les unes aux autres, mais complémentaires (espaces de coworking, de connexion wifi, de services et de commerces dans les gares parisiennes, aujourd’hui).
Selon les principes d’une ville plus sobre et soutenable (Carnoye, 2013[38]Carnoye L. (2013). « Reterritorialisation et développement durable : contraintes écologiques et logiques sociales, Développement durable et territoires. Économie, géographie, politique, droit, sociologie, vol. 4(1). ; Theys, Vidalenc, 2013[39]Theys J, Vidalenc E. (2013). « Repenser les villes dans la société post carbone », Commissariat général au développement durable du ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, et ADEME, 310 p. ; Magnaghi, 2014[40]Magnaghi A. (2014). La biorégion urbaine, petit traité sur le territoire bien commun, Paris, Eterotopia/Rhizome, 174 p.), le développement du commerce hybride suppose des modes d’accompagnement des pouvoirs publics en vue de construire une gouvernance plus large et plus ouverte aux nouveaux acteurs privés, capable de monter des projets public/privé de plus en plus transversaux (densification commerciale des nœuds de transport, par exemple), multifonctionnels, et plus seulement opportunistes et expansionnistes (Madry, 2012[41]Madry P. (2012). « La fin de l’urbanisme commercial », Études foncières, no 160, p. 20‑24.). L’enjeu de régulation territoriale des nouvelles formes de commerce et de leur participation dans des opérations de renouvellement urbain demeure sensible et complexe. La complexité provient à la fois de la multiplication des acteurs publics (intercommunalité) et privés (distributeurs, e-commerçants, services de logistique, promoteurs, exploitants, investisseurs), et des démarches de collaboration à enclencher. À la régulation opérationnelle (préemption de locaux vacants, achat-revente de cellules commerciales par les sociétés publiques d’aménagement, etc.), s’adjoint celle de la régulation d’une logistique en plein essor, capable d’éviter la prolifération des entrepôts de réception, stockage, redistribution de produits, et l’augmentation du trafic de véhicules motorisés de livraison. De plus, l’étalement urbain et périurbain réduit l’efficacité de la logistique et augmente ses effets négatifs sur l’environnement. Une approche environnementale de l’urbanisme commercial semble donc nécessaire pour mettre en œuvre la logistique du dernier kilomètre, qui nécessite alors l’intervention des collectivités en matière de gestion urbaine foncière et immobilière pour l’implantation d’une start up de livraison connectée ou d’un Espace de Logistique Urbain (ELU) (Libeskind, 2015[42] Op. cit.).
Enfin, l’enjeu de l’innovation conduit inévitablement les collectivités locales françaises à mener deux actions majeures : veiller à ce que l’iniquité d’accès des entreprises et des populations au réseau d’information et à la connexion soit combattue (Belton-Chevallier et al., 2014[43]Belton-Chevallier L, Motte-Baumvol B, Belin-Munier C et al. (2014). Les effets de la vente en ligne sur les inégalités territoriales d’accès au commerce. Vers un nivellement des disparités urbain-périurbain ?, IFSTTAR, université de Bourgogne, 191 p.), d’une part, former les commerçants aux nouveaux usages du numérique, d’autre part. Afin d’accompagner la transition numérique des commerces, le Royaume-Uni a mis en place via le Department for business, innovation and skills, le Small business digital capability programme challenge Fund, programme d’investissement lancé en 2014 par le ministère des Finances et de l’Économie britannique pour accroître la transformation numérique des PME. En Allemagne, l’initiative Go digital 56 finance jusqu’à 75 % des coûts liés à une prestation de conseil extérieure pour les PME et l’artisanat sur les sujets de cybersécurité, marketing en ligne et numérisation des processus commerciaux (Gasnier, 2017[44] Op. cit.).
Ainsi, la lecture des recompositions du commerce hybride, au regard des outils urbanistiques mis en œuvre, dégage des ambivalences partagées entre les problèmes posés par ces reconfigurations e-commerciales à l’urbanisme et les opportunités régénératrices qu’elles représentent et auxquelles les politiques urbaines commencent à s’adapter.
Les problèmes posés à l’urbanisme
par ces reconfigurations e-commerciales
Autant dans le domaine de la planification que dans celui de l’urbanisme opérationnel, les problèmes d’adaptation de l’urbanisme au développement du commerce hybride sont nombreux. Alors que la loi portant sur l’Évolution du Logement, de l’Aménagement et du Numérique (ÉLAN), votée en novembre 2018, renforce, au sein des centres-villes et des périphéries, la stratégie d’aménagement commercial, le Document d’Orientation et d’Objectif (DOO) du SCoT réintègre obligatoirement un Document d’Aménagement Artisanal et Commercial (DAAC). Ce dernier détermine les conditions d’implantation commerciale, le type d’activités et la surface maximale des équipements. Pour autant, dans ces trois domaines, les lacunes e-urbanistiques de la planification sont criantes.
Tout d’abord, les conditions d’implantation continuent massivement de se préoccuper des établissements commerciaux « en dur ». Or certaines fonctions du commerce sont de plus en plus dématérialisées. Leur fonctionnement ne passe alors pas ou plus par l’implantation d’établissements de vente mais par la construction de réseaux d’acheminement de produits dépassant largement le cadre communal ou intercommunal des territoires politiques. Le commerce électronique des pure players[45]Entreprises de plateformes de vente et de livraison de produits sur Internet., loin de devenir a-territorial, reterritorialise la commercialité par le biais de l’hybridation sur des interfaces de l’espace numérique et de l’espace public ou collectif privé. Ces interfaces sont, encore aujourd’hui, largement ignorées des décideurs politiques et peu intégrées aux politiques publiques de redynamisation territoriale (entrées de ville, parkings, carrefour de lignes de bus, etc.). Actuellement, y compris dans la loi Élan, les premières actions observées ont trait, plus qu’à l’aide à l’adaptation des magasins physiques à la numérisation de leurs activités, à l’aide aux commerçants à se moderniser et s’hybrider. Mais ce travail de formation des acteurs économiques et publics locaux au e-commerce apparaît encore lent en France, dans la mesure où, dans un contexte national de suppression d’emplois et de baisses généralisées des ressources fiscales affectées aux CCI, le financement de l’information sur la transition numérique des commerçants indépendants tarde à se réaliser. De même, alors que le Fisac finance seulement, en 2019, les opérations en cours, la régénération des magasins physiques face à la montée de l’e-commerce apparaît également très lente. Il est à noter que l’approche politique d’opposition, et non de mise en complémentarité entre commerce traditionnel et e-commerce, domine nettement le champ des travaux à mettre en œuvre. En effet, l’hybridation commerciale comme source de redynamisation territoriale n’est pas une réflexion réellement engagée au sein des politiques locales. Sans doute nécessite-t-elle une approche plus transversale (transport, entreposage, logistique, distribution, vente) et plus partenariale : partenariat public/privé à redéfinir face à de nouveaux opérateurs urbains (plateformes, logisticiens, ingénieurs en traitements de données et algorithmes, etc.) et à l’identification d’acteurs nombreux qui ont parfois du mal à coopérer et à mutualiser, à l’exemple des opérateurs de centres de distribution urbaine (Libeskind, 2015[46] Op. cit.). Enfin, l’approche politique suivie, en général, tend à minorer les nouveaux besoins immobiliers et fonciers de la distribution numérique et hybride : les nouvelles grandes et moyennes surfaces deshowrooms ou les GMS alimentaires de type convenience store connecté, sans caisse et approvisionnés régulièrement (drive piéton de Leclerc, Auchan, etc.), ou encore les magasins éphémères d’ouverture discontinue aux baux commerciaux spécifiques nécessitent de réfléchir aux modalités d’adaptation morphologique de la ville dense à ces formats commerciaux émergents.
Par ailleurs, au regard de l’hybridation commerciale en marche, le type d’activité défini par le DAAC demeure incomplet. L’urbanisme demeure encore démuni ou décalé face à l’émergence d’une commercialité sans boutique, face à la multiplication de formats commerciaux diversifiés mêlant vente, services, logistique, face encore à la propagation de lieux de commerce eux-mêmes hybrides (gares, conciergeries d’entreprises ou de rez-de-chaussée d’immeubles, stations de métro, etc.). Si le rôle du SCoT est renforcé par la loi Élan en matière d’aménagement commercial, les objectifs du DAAC restent généraux et peu portés sur la réponse aux enjeux de numérisation commerciale dans les démarches de revitalisation des centres-villes ou de diversification des commerces de proximité. Les Opérations de Revitalisation de Territoire (ORT) approchent désormais la multifonctionnalité urbaine en exonérant de passage en CDAC (Commission Départementale d’Aménagement Commercial) les opérations immobilières de mixité habitat-commerce, si la surface de vente du commerce est inférieure au quart de la surface de plancher à destination d’habitation. Par contre, ces ORT ne définissent pas les conditions d’adaptation immobilière à l’hybridation commerciale, tant dans la recomposition de la boutique (vitrine connectée, local de mise à disposition des produits accessibles 24h/24) que dans le décloisonnement d’espaces de livraison.
Enfin, le commerce ne s’appuie plus seulement sur des surfaces de vente, troisième volet du DAAC. Il se développe aussi de plus en plus à partir de surfaces de stockage et de réseaux de livraison. Les bassins de chalandise se redéfinissent à partir de points et de flux dans l’espace, qui se multiplient dans les interstices urbains, le long des grands axes de circulation du périurbain ou aux portes des agglomérations, dans les stations-services, les gares, les lieux touristiques, etc. Alors qu’il a fallu attendre la loi ALUR (2014)[47]Loi pour l’Accès au Logement et un Urbanisme Rénové, mars 2014. pour réguler les drives, les plateformes de livraison à distance continuent de s’implanter dans les espaces périurbains et ruraux, en échappant à toute régulation de l’urbanisme commercial français. Ainsi assistons-nous depuis plusieurs années à un vrai engouement financier et politique pour la construction de ces zones logistiques, qui contribuent à un étalement urbain qui réduit l’efficacité de la livraison des marchandises et participe à un bilan environnemental négatif[48]La capacité à réintégrer, dans les villes, du foncier dédié à la logistique, puis d’inscrire de la logistique de proximité dans les cœurs d’agglomération afin de réduire la congestion routière, demeure encore timide de nos jours.. Cette frénésie actuelle résulte de plusieurs facteurs et logiques d’acteurs. Après la bulle financière du commerce des dix dernières années, les promoteurs immobiliers européens et les investisseurs se tournent aujourd’hui vers le financement de vastes hangars de stockage de biens en transit. Ce marché dépasse pour la première fois celui des bureaux ou des biens résidentiels, comme le révèle l’étude de CBRE (2018[49]CBRE. (2018). « Marché de la logistique : chiffres 2018 et perspectives 2019 », 29 octobre [En ligne), groupe spécialisé en immobilier d’entreprise, promettant emplois et activité aux collectivités locales, comme pour les implantations d’hypermarchés il y a quelques années. Selon A. Grassigny et M. Baléo, « les collectivités peinent à intégrer la complexité de la chaîne logistique et la multiplicité de ses maillons (des producteurs aux commerçants de détail et grossistes en passant par les transporteurs et distributeurs) à un projet urbain multisectoriel à l’échelle de la métropole ou de l’intercommunalité. S’ajoutent à cela les marges très faibles propres au secteur de la logistique, qui produisent des équilibres économiques tendus et facilement perturbés, ainsi que les attentes multiples et paradoxales de la part des consommateurs comme l’adoption rapide des logiques de livraison rapide (en moins de 24h, le dimanche, la nuit) combinée au rejet des nuisances qu’elles engendrent » (Grassigny et Baléo, 2016[50]Grassigny A, Baléo M. (2016). « Vers un nouveau rôle des collectivités locales dans la logistique urbaine ? », La fabrique de la Cité, 30 novembre [En ligne). Tel est donc le cadre complexe et peu contraignant que définit la situation actuelle et qui voit les acteurs privés relativement libres d’imposer leurs modèles.
Plus que la surface de vente, la logistique devient partie intégrante du commerce de détail. Avec la numérisation du commerce, nous assistons à une hybridation de plus en plus marquée de la boutique et d’une logistique qui consiste à l’approvisionner in situ ou ailleurs, mais aussi à livrer en divers lieux de la ville et au-delà. De ce fait, l’intensification des flux de marchandise nécessite une prise en compte de l’urbanisme via le Plan de Déplacement Urbain (PDU). Si la problématique du dernier kilomètre commence peu à peu à être intégrée dans les politiques locales, celle de la livraison à domicile, sur les lieux de travail, à proximité des stations de bus ou de tramway, n’est jamais abordée : Plans de Déplacement d’Entreprise (PDE) ou Interentreprises (PDIE) approchent les flux de salariés et non les flux de marchandises destinées à ces mêmes actifs. Toutefois, la loi Élan conditionne depuis peu l’implantation d’une construction logistique commerciale à la capacité des voiries existantes ou en projet à gérer les flux de marchandises. Mais si les règles d’usage de la voirie, principalement coercitives, existent, il est difficile de les faire respecter.
L’urbanisme opérationnel est lui aussi déficient vis-à-vis de la croissance du commerce électronique. Les problèmes d’adaptation à l’environnement socio-économique et technologique du commerce sont de plusieurs natures.
Tout d’abord, la numérisation de la cité et du commerce devient l’apanage de nouveaux acteurs privés, de grandes entreprises, à l’instar des firmes transnationales de commerce électronique regroupées sous l’acronyme des GAFAM[51]Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.. Dans le domaine de la logistique précédemment développé, la typologie d’acteurs privés se diversifie. Les opérateurs d’un ELU peuvent être des sociétés indépendantes spécialisées dans le dernier kilomètre et la livraison écologique des centres-villes (Triporteurs de l’Ouest, Le Kangourou vert, Labatut, etc.). Une partie du marché peut être constituée de gestion de flux à destination du centre-ville pour le compte de grands groupes de messagerie express (GLS, UPS, Fedex, Géodis, Heppner, etc.). Dans le domaine public ou semi-public, on note la présence de La Poste et d’Oxipio, société dans laquelle la Caisse des dépôts a pris des participations. Quant à Achetezaupuy.com, elle reste la première place de marché française, née en 2009 de la volonté collective des commerçants et artisans de contrer la désertification du centre-ville. Avec la ville de Sceaux (sceaux-shopping.com), elles demeurent les premières rares expérimentations omnicanales qui bénéficient de subventions ou de conventions partenariales avec les collectivités locales[52]Étude logistique urbaine et commerces dans l’agglomération mancelle, mars 2017 (Logicité-Samarcande).. Face aux nombreux secteurs économiques touchés par l’e-commerce, la coordination de l’ensemble des fonctions et des acteurs concernés apparaît complexe : collectivités locales, chambres consulaires, enseignes physiques, e-commerçants, transporteurs, logisticiens, concepteur de plateformes, etc. ne fonctionnent pas encore de manière concordante et synchronisée, du fait d’un manque de stratégie opérationnelle territoriale d’ensemble.
Dans cette gouvernance encore hésitante et déséquilibrée, les élus locaux commencent seulement à s’approprier la question du commerce ; celle de l’e-commerce et de l’hybridation leur apparaissent plus éloignée et encore nébuleuse.
La deuxième faiblesse de l’urbanisme opérationnel est liée à son manque d’adaptation aux fermetures d’établissements. Si l’e-commerce n’est pas réellement responsable de cette situation aujourd’hui, la tendance risque de se confirmer voire de s’accélérer sous la croissance de l’achat en ligne dans quelques années. Face à la révolution digitale en cours, « les commerces indépendants (72 % des points de vente et 31 % du chiffre d’affaires) sont en recul constant depuis 2007. La crainte d’un resserrement encore plus marqué autour des réseaux et franchises laisse entrevoir de nouvelles fermetures, en centre-ville de toute évidence, mais aussi dans les centres commerciaux » (Deprez, 2018[53]Deprez S. (2018). « Le commerce de détail à l’heure du numérique : bref panorama d’un secteur en r-évolutions », Belveder, n° 4.). L’action publique sera nécessaire pour assurer la mutabilité de locaux commerciaux devenus vacants et inadaptés à l’e-commerce. En périphérie, les hypermarchés de plus en plus fragilisés posent aussi la question de leur réversibilité et du rôle à jouer par les collectivités locales.
Sur le plan de l’innovation, l’e-urbanisme ne parvient pas encore totalement à renforcer la numérisation de la cité, à articuler le matériel à l’immatériel, à renforcer l’ancrage territorial des plateformes de l’e-commerce sous forme de boutiques, showroomsou points de retrait précités. Pourtant, le Plan Action Cœur de Ville (PACV) devrait bientôt renverser cette tendance pour laquelle, selon Gerbeau (2018[54]Gerbeau D. (2018). « Les villes moyennes peuvent aussi être des villes intelligentes », La Gazette, 13 décembre [En ligne), il ressort que 75 % des conventions contiennent une action innovante. Le premier sujet visé est la digitalisation des commerces, avec des plateformes de e-commerce et la mise en place de dispositifs de click and collect. Or, au-delà de la mise en connexion très haut débit des territoires et en dehors du PACV, la plupart des schémas de développement n’intègrent pas assez le champ du numérique dans les projets de régénération urbaine et économique, à la fois dans la capacité à faire émerger des concepts commerciaux et e-commerciaux innovants, et dans celle d’accroître la visibilité numérique des commerces du centre-ville.
Au final, l’urbanisme actuel n’est sans doute pas assez nourri de culture politique de l’innovation numérique et de prospective smart city. Le défi majeur de l’e-urbanisme en construction devient celui d’accompagner les mutations sociétales, où le réel et le virtuel n’opposent plus l’espace au cyberespace ; ils appartiennent désormais à un même monde, à une même société dans laquelle la smart city intègre les principes urbains de cette double dimension, d’une part, d’une mutabilité et réversibilité augmentées, d’autre part. En effet, le commerce éphémère aux baux de courte durée, la succession d’évènements culturels sur une même place publique durant un mois ou une année, la transformation récente de dead mall (Whiteleys Shopping Centre de Bayswater, à Londres (Litzler, 2018[55]Litzler JB. (2018). « Cette start-up installe des logements dans des centres commerciaux vides », Le Figaro immobilier, 25 novembre [En ligne)) ou d’immeubles de bureaux en espaces résidentiels loués à la journée ou à la semaine, etc., illustrent des cycles de fonctionnement urbain de plus en plus rapides, en mode de recyclage et de réutilisation fonctionnelle accéléré. L’urbanisme doit donc intégrer ces nouveaux rythmes et temporalités urbains. Face aux bouleversements sociaux des flux de l’information et de la communication numérique qu’utilise aujourd’hui la distribution cross canal, adapter les espaces de consommation marchande aux nouvelles temporalités de la ville, puis gérer plus globalement et transversalement des mobilités multiscalaires et polychrones, deviennent des enjeux d’urbanisme et d’aménagement du territoire de premier ordre (Soumagne et al., 2015[56]Soumagne J, Desse RP, Gasnier A et al. (2015). Temps et usage de la ville, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Espace et territoires, 248 p.).
Cependant, malgré ces faiblesses constatées, des formes d’adaptation commerciale d’un e-urbanisme, certes encore incomplet, apparaissent peu à peu.
Des opportunités régénératrices de l’hybridation commerciale
aux premières formes d’adaptation
et d’expérimentation de l’e-urbanisme
Dans le cas de partenariats public/privé efficients, l’hybridation commerciale peut représenter un levier de redynamisation économique et d’adaptation aux modes de consommer d’aujourd’hui. Le commerce numérique est alors susceptible de renforcer la présence de points de vente dans les centres anciens et dans les quartiers suburbains, en portant des formats de distribution nouveaux et en renouvelant parfois l’offre des détaillants de centre-ville. Le web to store, le store to web, le Marketplace, le click & collect, les consignes, les points relais, etc., représentent des outils de régénération urbaine lorsque l’accompagnement public est avéré. La loi Élan, certes encore incomplète dans ce domaine, a le mérite de porter le numérique dans son acronyme et représente peut-être un tournant aménagiste dont nous établirons les effets dans quelques années.
Cependant, en ce qui concerne l’accompagnement public du commerce hybride, trois domaines d’action sont particulièrement engagés depuis peu. Le premier relève de programmes ou projets de connexion numérique des espaces publics et privés. Le deuxième renvoie au système logistique du dernier kilomètre repensé au service de centralités commerciales renforcées et du commerce de proximité en renouveau. La forte intrication du commerce hybride sur les nœuds de transport et la volonté politique de rentabiliser les transports publics représentent une troisième piste de remédiation expérimentée.
On assiste d’abord à un e-urbanisme de plus en plus attentif à l’aménagement et à l’équipement de territoires multicanaux de requalification urbaine. Aux créations innovantes de Marketplace ou de site webdédié à un centre-ville commerçant correspondent la mise en place de bornes interactives et de mobilier connecté, la possibilité via une application mobile d’offrir en même temps des informations concernant l’accessibilité aux quartiers, par voie piétonne, routière et à partir des lignes de transports en commun. Pour cela, un plan « Fibre » est souvent mis en place. À l’exemple de l’Action cœur de ville de Montélimar[57][NDLR : cette fiche action n’est plus disponible en ligne], l’installation de bornes wifi publiques et de click & collect en centre-ville permet de répondre aux nouvelles attentes des usagers connectés : recharge de téléphone, hotspot wifi, espace de détente, navigation en réalité augmentée connectée aux commerces, accès à des parcours touristiques, récupération des achats, etc. Outre de nouveaux mobiliers connectés à installer et de nouveaux équipements à implanter, la question de la logistique ressurgit.
Dans quelques métropoles, le plan local d’urbanisme s’adapte aux mutations logistiques de l’e-commerce. Adopté par le Conseil de Paris le 4 juillet 2016, le PLU consacre le classement des ELU dans la catégorie des Constructions et Installations Nécessaires Aux Services Publics d’Intérêt Collectif (CINASPIC) en ciblant la potentialité logistique des souterrains de la capitale pour résoudre les problèmes de congestion en surface et permettre de redistribuer les flux de marchandises au cœur de quartiers denses en population et urbanisation (Cousin, 2017[58]Cousin C. (2017). « E-Commerce, le nouvel architecte de la ville ? », VoxLog, 23 octobre. [En ligne). Par ailleurs, dès 2010, Nice inscrit dans son PLU un ratio logistique au sein des constructions neuvespermettant de réserverune surface dédiée à la livraison et à l’enlèvement des marchandises.
Cette multiplication des points de vente, accompagnée du développement de multi-services intégrant des services marchands et non marchands (service postal, service Internet, conciergerie, relais-livraisons de colis, activités associatives, offres de mobilité alternative du type autopartage, distribution automatique de pain, etc.), est susceptible de renforcer la centralité de petites villes ou bourgs ruraux. C’est ici un objectif opérationnel affiché des schémas départementaux d’accessibilité aux services inscrits dans la loi NOTRe depuis août 2015. Il consiste à renouveler l’offre de services marchands et non marchands de grande proximité en accompagnant la revitalisation des bourgs centres selon une approche intégrée et des démarches innovantes. De même, le Pays de Vitré (35) a obtenu le financement de sa marketplace en 2018 par l’aide de l’État via le Fisac[59]Fonds d’intervention pour la sauvegarde de l’artisanat et du commerce pour lequel les députés, le 9 novembre 2018, ont acté la disparition en 2019.. Or si quelques initiatives de commerce digital voient le jour en milieux urbain et rural, elles restent limitées du fait d’une prise en charge de ces questions par les politiques publiques encore insuffisante. Nous sommes encore loin du modèle des konbini japonais, qui constitue un concentré de (e)-services aux populations[60]Concentration de commerces, services de e-commerces, distributeurs automatiques, wifi, services administratifs et à la personne, déchetterie, etc. (Dablanc, 2009[61]Dablanc L. (2009). « Le territoire urbain des konbinis et des takkyubins au Japon », Flux – Cahiers scientifiques internationaux Réseaux et territoires, université Paris-Est Marne-la-Vallée, p. 68-70.). Pourtant, en France, les clubs e-commerce se multiplient ; associations d’entrepreneurs et chambres consulaires y favorisent les échanges d’expériences (espaces collaboratifs, tables rondes) entre e-commerçants, pure players et entreprises physiques réalisant de la vente en ligne afin de diffuser les pratiques de digitalisation du commerce et des services. En même temps, depuis 2017, à travers le programme Go Trade, l’Union européenne finance et soutient les commerçants indépendants en les aidant à utiliser des méthodes modernes de communication pour commercialiser leurs produits et à introduire les technologies numériques telles que le clic & collect dans leur activité (Louvigné-du-Désert, Ile-et-Vilaine[62]Chambre d’agriculture du Nord-Pas-De-Calais. (2019). « Dynamiser nos marchés locaux avec le projet Go Trade » [En ligne).
En milieu urbain, l’accompagnement politique peut aller jusqu’à proposer aux porteurs de projet une structure d’accueil et d’hébergement à l’exemple de la création des pépinières commerciales. L’initiative de ce type de projet peut provenir de la commune mais aussi d’un établissement public de coopération intercommunale ou d’une société d’économie mixte, en partenariat avec les chambres consulaires. La pépinière de commerces de Grasse bénéficie de l’intervention de l’Établissement Public d’Aménagement et de Restructuration des Espaces Commerciaux et Artisanaux (EPARECA), et de l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU). Afin de renforcer les centralités initiales en voie d’obsolescence, cet outil permet de sélectionner, en outre, des cellules commerciales vacantes afin de favoriser la continuité du linéaire commercial et de fusionner plusieurs boutiques pour qu’elles correspondent mieux aux standards actuels d’implantation du commerce et de l’e-commerce. Cette démarche permet ainsi le développement d’une multiplicité de formats complémentaires de distribution en centre-ville ou encore de transformer le commerce de proximité en entrepôt déporté pour e-commerçants, nécessaire dans le cas de la création d’une place de marché. À cet égard, le marketplace de Dieppe, issu d’une convention signée en janvier 2017 entre la ville de Dieppe, la communauté d’agglomération, la CCI et l’Union commerciale des vitrines de Dieppe, confiée à Marche-prive.com, apporte une plateforme numérique qui permet au commerçant de recevoir directement les commandes et d’assurer des services de livraison ou de click & collect en magasin (Libeskind, 2015[63] Op. cit.). De même, partant du constat selon lequel les commerçants ne peuvent rivaliser avec les « grands du e-commerce », la CCI des Hauts-de-Seine a proposé à la ville de Sceaux de travailler, en partenariat avec La Poste, à la création d’une plateforme numérique mutualisée de vente en ligne afin de dynamiser l’activité des commerçants locaux et faciliter les achats des consommateurs à partir d’une conciergerie numérique[64]Mission Société Numérique pour le Laboratoire Société Numérique. (2018). « Connectivité et plateformes numériques pour revitaliser les villes moyennes », 28 mars [En ligne.
La transformation de la boutique en péages d’accès, de retrait, de renvoi des commandes, etc., révolutionne à la fois le secteur de la distribution, de la logistique et de l’urbanisme. En effet, Espaces de Logistique Urbains (ELU), Centres de Distribution Urbaine (CDU), espaces de retrait de colis, points de retrait de produits locaux, livraison de produits sur le lieu du travail, service de portage des courses de proximité, etc., participent de ce renouveau commercial dont l’hybridation entre commerce de détail et circuits logistiques devient plus centrale que jamais, sous couvert d’accompagnement public.
Un projet d’ELU, envisagé en 2020 dans l’hypercentre du Mans (sous-sol de la place de la République), accompagné de points services de retrait de colis, de restitution d’articles, de commande, d’essayage, de consignes, etc., est en projet pour renforcer la commercialité en déprise aujourd’hui de certains quartiers commerçants du centre-ville. L’ELU permettra de centraliser dans l’hypercentre les flux de colis redistribués et éclatés sous forme de tournées locales réalisées en modes doux (véhicules électriques, cargocycles, triporteur ou à pied) pour le compte de certains expressistes, tant pour des flux BtoB que BtoC[65]BtoB (Business to Business) : ensemble des activités d’une entreprise visant une clientèle d’entreprises ; BtoC (Business to Consumers) : architectures techniques et logiciels informatiques permettant de mettre en relation des entreprises directement avec les consommateurs.. À proximité de quartiers urbains denses facilement accessibles en transports doux, la faisabilité immobilière du projet nécessite l’intervention de la collectivité locale, Le Mans Métropole, et de sa société d’économie mixte, Cénovia, gestionnaire d’un des parkings souterrains du centre-ville où le projet sera implanté.
Enfin, le commerce hybride se localise massivement sur les principaux nœuds de déplacements individuels et collectifs, motorisés et doux, multimodaux et intermodaux. La relation entre e-commerce et mobilités sur des registres multiples pose de facto le principe d’une dépendante réciprocité, que l’urbanisme des transports et les plans de déplacement urbain ne peuvent écarter. L’activité de transport et de distribution de marchandises reste cependant la responsabilité des acteurs économiques, qu’il convient d’associer aux plans de déplacement et de mobilité. Dans les gares, Blue Distrib[66]Service de logistique urbaine du groupe Bolloré. cherche à distribuer des produits issus de l’agriculture locale et régionale, permettant ainsi de renforcer les ventes et de trouver de nouveaux débouchés aux AMAP. La société de Marketplace Dropbird, initiée par Claude Le Brize en 2014, lauréate de la Société du Grand Paris, est à ce jour intéressée par une implantation de consigne collective dans plusieurs gares de l’Ouest français (Rennes, Nantes) où les navetteurs auront la possibilité de récupérer leurs produits achetés avant de prendre le train du retour au domicile. Le partenariat public/privé, observé aujourd’hui dans la transformation commerciale des halls et des quartiers de gare, concernera demain l’utilisation des lignes de transport public, à l’image d’Amazon qui utilise les transports publics albanais (sous convention), et peut-être bientôt ceux de Seattle pour livrer ses colis face à des possibilités logistiques restreintes dans le premier cas, face à des coûts élevés d’exploitation du fait de la concurrence d’Uber et de Lyft dans le second[67]Actu-Transport-Logistique. (2019). « Amazon pourrait utiliser les bus publics comme lieux de collecte », 14 février [En ligne. Quelques grandes villes européennes (Zurich, Amsterdam) ont lancé des expériences de tram-fret, ces dernières années, avec plus ou moins de succès. Les livraisons par le tramway de marchandises aux entreprises situées dans les cœurs d’agglomération ont encore du mal à dépasser le stade de l’expérimentation : à Saint-Étienne, le partenariat mis en place en 2017 avec la SEM (Saint-Étienne Métropole), la Stas (transport de voyageurs), Efficacity (institut de recherche et développement pour la transition énergétique des villes) et l’enseigne Casino est arrêté du fait des difficultés financières du CDU et du positionnement encore difficile à trouver pour une collectivité locale dans la logistique privée des groupes de la distribution[68]Actu-Transport-Logistique. (2017). « Coup de frein ou coup d’arrêt pour le Tramfret de Saint-Étienne ? », le 07 décembre [En ligne. Quoi qu’il en soit, malgré l’échec des premières expérimentations dans ce domaine, la démarche de coproduction de projet et de contractualisation urbanisme-transport-commerce, actuellement en vigueur dans les contrats d’axe, chartes de mobilité, opérations de réaménagement des gares métropolitaines, continue à se diversifier.
Ces quelques exemples d’expérimentations urbaines engagées et opérées dans la sphère de l’e-commerce et d’une activité commerciale en hybridation déterminent de nouveaux champs d’action, que l’urbanisme de la planification et de l’opérationnalité commence à intégrer peu à peu. Le passage de l’urbanisme à un e-urbanisme commercial demeure encore partiel et transitionnel. Trois types de transition peuvent être dégagés des exemples étudiés : la transition gestionnaire et politique d’une puissance publique en adaptation plus ou moins lente à la révolution numérique que traverse le commerce mais aussi la ville ; la transition servicielle de territoires urbains défonctionnalisés mis au défi de leur refonctionnalisation et mutabilité ; la transition mobilitaire, enfin, sur la base de l’accessibilité des commerces et des produits via des pôles de transit connectés.
Conclusion : un urbanisme commercial encore dépassé
par les dynamiques émergentes
de l’hybridation des activités marchandes
Aujourd’hui, la puissance publique n’est pas au rendez-vous de l’émergence du commerce hybride. Même si l’e-commerce n’excède pas 7 % de part de marché en 2018, il pourrait atteindre les 20 % d’ici 2020 et impacter plus fortement les politiques urbaines. Les effets de l’hybridation commerciale commencent à se faire sentir sur les plans immobiliers en termes d’adaptation des boutiques (showrooms[69]Présentation de produits en magasin pour évaluation, expérimentation et achat en ligne des consommateurs., conveniences[70]Un convenience store propose des produits alimentaires courants et des produits de grande consommation : commerce de proximité, de passage ou de dépannage. connectés sans caisse, etc.), de transformation des locaux vacants en ELU et d’accueil de nouvelles fonctions et surfaces logistiques intra-urbaines. Ces surfaces peuvent être internes, proches ou déportées de la boutique, selon les stratégies de digitalisation de l’e-commerçant. La question de l’implantation des consignes ou des casiers de retrait du drive fermier, majoritairement implantés sur des espaces privés, interroge aussi la capacité de l’urbanisme à proposer des emplacements sur l’espace public, à utiliser les transports publics pour l’acheminement des marchandises en milieux à la fois densément urbanisés et dédensifiés. Les documents d’urbanisme français n’intègrent pas ou encore très peu ces considérations et ces mutations de l’offre commerciale, alors qu’ils ciblent plutôt des moyens de redynamisation des centres-villes et de restructuration des polarités à dominante commerciale en périphérie de manière traditionnelle : effacer la vacance des quartiers centraux par l’attraction de nouvelles activités traditionnelles de commerce, de services ou de loisirs, et remplir les dents creuses des parcs d’activités commerciales par l’implantation de nouvelles enseignes nationales et internationales de la grande distribution (Foucher, 2018[71]Foucher Y. (2018). « Mutation des zones d’activités commerciales suburbaines. Le renouvellement des entrées de ville, jeux d’acteurs et formes urbaines », thèse de doctorat, université de Montpellier 3, 315 p.). Le Document d’Aménagement Artisanal et Commercial (DAAC) du SCoT, à nouveau obligatoire depuis la loi Elan, examine dorénavant les conditions d’implantation commerciale des enseignes demandant une Autorisation d’Exploitation Commerciale (AEC) sans aucune considération pour les nouveaux formats du commerce hybride, pour leur fonctionnement et leurs conditions d’implantation sur l’espace public. Certes, le permis d’innover de cette même loi est étendu à tous les centres-villes en Opération de Revitalisation Territoriale (ORT) : si les objectifs affichés sont clairement de faciliter la créativité dans le champs de la transition écologique (structures bois, béton recyclé, conception bioclimatique des immeubles) et de la réversibilité des bâtiments (modularité des logements), l’affichage de l’innovation numérique reste encore secondaire et flou dans ses domaines d’application, notamment commerciale.
Les premières formes d’intégration urbanistique en cours de ces nouvelles problématiques de redéploiement spatial d’une offre commerciale hybride se classent en deux domaines principaux : la logistique, d’une part, et l’expérimentation des acteurs publics, d’autre part. La valorisation et l’intégration des fonctions logistiques dans l’urbanisme transparaissent à la lueur d’une appropriation politique progressive de la problématique du dernier kilomètre. À Paris, le pacte pour une logistique métropolitaine, adopté par le Conseil métropolitain du 28 juin 2018, recommande de valoriser la logistique dans le SCoT (de l’entrepôt central multimodal au point relais de centre-ville) et dans le PLUI, selon les densités urbaines des territoires. L’État impose la logistique dans les documents d’urbanisme. Par contre, le programme de transition numérique destiné au commerce, lancé par l’État en 2012, demeure moins appliqué, hormis quelques opérations emblématiques comme la conciergerie électronique de Sceaux qui permet au commerce de proximité de mutualiser des services, dont celui de la livraison multipolaire. Pour autant, en dehors des e-logisticiens, les nouveaux acteurs internationaux mais aussi locaux de l’e-commerce (plateformes d’e-commerçants, concepteurs de plateformes, FabLab numérique, distributeurs du store to web, AMAP connectées, entrepreneurs indépendants de type drive fermier, etc.) restent encore assez massivement écartés des projets d’aménagement de l’urbanisme opérationnel. La prise en compte par l’urbanisme des mutations commerciales en cours et des modes de consommation des usagers connectés nécessite d’abord d’élaborer une culture partagée de la révolution numérique que vivent le commerce et d’autres secteurs d’activité aujourd’hui. L’échange d’expérimentation d’opérations multifonctionnelles, au sein desquelles l’hybridation marchande est susceptible de constituer un élément du projet urbain, en fait partie. Sur ce dernier point, le plan Action cœur de ville commence seulement ; dans d’autres contextes politiques, en dehors des démarches de renouvellement des gares où le commerce numérique est particulièrement développé, l’innovation digitale demeure encore peu appropriée par les décideurs et concepteurs d’espaces.
[1] Douai N. (2018). L’urbanisme à l’heure du numérique, Iste éditions, coll. Systèmes d’information, web et société, 184 p.
[2] Le multicanal ou l’omnicanal désigne le phénomène d’utilisation simultanée ou alternée des différents canaux de contact pour la commercialisation des produits et/ou la relation client. Il ne se réduit pas pour autant à la seule prise en compte des canaux digitaux.
[3] Cette réflexion s’appuie sur de nombreuses études antérieures (rapports et documents d’aménagement sur la logistique urbaine – DDT72 –, la transformation des quartiers de gare – Observatoire LGV Eiffage et Setec), sur l’animation d’un observatoire du commerce pour le Pays du Mans, sur la participation au comité de gouvernance créé fin 2018 pour la redynamisation du centre-ville manceau, et enfin sur la participation au comité de pilotage local de l’AMI, stratégie d’aménagement commercial dont le SCoT du Mans a été l’un des trois lauréats en décembre 2018. Elle se nourrit d’entretiens qualitatifs menés auprès d’acteurs institutionnels, d’acteurs privés (SNCF retail & Connexion, foncières, commerçants, etc.) et de sociétés d’aménagement local.
[4] Peron R. (1993). La fin des vitrines – Des temples de la consommation aux usines à vendre, Cachan, Éditions de l’École Normale Supérieure de Cachan, coll. Sciences Sociales, 306 p.
[5] Barba C. (2013). Le magasin n’est pas mort. Comment réussir la transition numérique de votre activité en 15 sujets clés, FEVAD, 51 p.
[6] Espace réservé sur le site de grandes plateformes de commerce électronique à des vendeurs indépendants, moyennant une commission prélevée sur leurs ventes. En 2017, 29 % des 204 000 e-marchands français vendent sur des places de marché qui leur permettent de commercer sur des canaux différents (source : Chardenon A. (2018). « La moitié des marketplaces BtoC en France ont moins de 5 ans », LSA, le 06/12/2018. [En ligne]. Disponible sur : https://www.lsa-conso.fr/lentement-mais-surement-les-marketplaces-s-installent-dans-le-paysage-e-commerce-francais-etude,305301).
[7] Masboungi A. (2013). (Ré)aménager les rez-de-chaussée de la ville, Paris, Le Moniteur, 144 p.
[8] Rallet A. (2001). « Du commerce électronique à l’électronisation du commerce », Réseaux, no 106, p. 19‑72.
[9] Deprez S, Gasnier A. (2016). « De la vente à distance au cross canal : quand la technique renouvelle le regard des géographes du commerce », Bulletin de la Société Géographique de Liège (BSGLg), n° 66, p. 71-76.
[10] Moati P. (2009). La vente à distance dans la nouvelle révolution commerciale, Paris, Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, 124 p.
[11] Op. cit.
[12] Extrait de Gasnier A, Raveneau A. (2016). « Effets territoriaux de la connectivité des drives », dans Desse RP, Lestrade S (dir.), Mutations de l’espace marchand, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 45-58.
[13] Butery L, Lemoine JF, Badot O, Morel J. (2014). « La performance marketing des centres commerçants urbains : quels rôles et quels leviers d’action pour les managers de centre-ville ? », 30e congrès de l’Association française de marketing, Montpellier, 12 p.
[14] Différents canaux de distribution physique et numérique.
[15] Op. cit.
[16] Rallet A, Perrin-Boulonne H. (2010). « L’évolution du commerce à l’ère de l’économie numérique », Études CCIP, coll. Prospective et entreprise, n° 11, 20 p.
[17] Gwiazdzinski L. (2016). L’hybridation des mondes, Grenoble, Elya Éditions, coll. L’innovation autrement, 344 p.
[18] Motte-Baumvol B, Belton-Chevallier L, Schoelzel M, Carrouet G. (2012). « Les effets de la livraison à domicile sur l’accès aux produits alimentaires : le cas des grandes surfaces alimentaires et des cybermarchés de l’aire urbaine dijonnaise », Flux, no 88, p. 34‑46.
[19] Morvan B. (2016). « La ville numérique », conférence d’Antoine Picon, Quaderni, n° 90, L’innovation dans tous ses états, p. 113-120.
[20] Baron N, Hasan A. (2016). « Des pratiques numériques aux transformations digitales des gares. Des gares au cœur de l’innovation urbaine », Paris, France, HAL SHS, 22 p. [En ligne].
[21] Traganou J. (1999). « Transit et destination dans l’espace public japonais : la gare de Nagoya », Annales des Ponts et Chaussées, n° 89, p. 65-73.
[22] Gasnier A. (2019). Le commerce dans la ville, entre crise et résilience. Comment réparer, adapter, aménager les territoires marchands ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Espace et territoires, 297 p.
[23] Retail Detail. (2019). « Ikea ouvre un magasin urbain au cœur de Paris » [En ligne].
[24] Madry P. (2016). « Ville et commerce à l’épreuve de la déterritorialisation », thèse de doctorat, université de Bretagne Occidentale, 329 p.
[25] Op. cit.
[26] Albino V, Berardi U, Dangelico RM. (2015). « Smart cities: Definitions, dimensions, performance, and initiatives », Journal of Urban Technology, n° 22(1), p. 3-21.
[27] Op. cit.
[28] Bouvier M, Madry P. (2017). « La vacance commerciale dans les centres-villes en France : mesure, facteurs et premiers remèdes », Cahiers de l’Institut pour la Ville et le Commerce, n° 1, 58 p.
[29] Neerman P. (2019). « Amazon conçoit également de plus grands supermarchés sans caisse », Retail Detail, 4 décembre [En ligne].
[30] Plichon O. (2018). « Les magasins sans caisses arrivent », Le Parisien, 4 octobre [En ligne].
[31] Libeskind J. (2015). Logistique urbaine, les nouveaux modes de consommation et de livraison, Limoges, Fyp, 192 p.
[32] Lefebvre A. (2018). « Paris a perdu plus de la moitié de ses cafés en 20 ans », Express Business, 23 juin [En ligne].
[33] Bertrand P. (2018). « La concentration n’empêchera pas la fin des hypermarchés », Les Échos, 17 octobre [En ligne].
[34] Harel C. (2018). « Leclerc inaugure son 1er marché bio dans le Grand Est », LSA, 17 décembre [En ligne].
[35] Ugolini S. (2018). « Carrefour va ouvrir de nouveaux “drives piétons” à Paris dès décembre », Capital, 1er octobre [En ligne].
[36] Picot-Coupey K. (2013). « Les voies d’avenir du magasin physique à l’heure du commerce connecté », Gestion – HEC Montréal, vol. 38, p. 51-61.
[37] Rubin P et al. (2017). « Construire réversible », Canal-Architecture, 16 février [En ligne].
[38] Carnoye L. (2013). « Reterritorialisation et développement durable : contraintes écologiques et logiques sociales, Développement durable et territoires. Économie, géographie, politique, droit, sociologie, vol. 4(1).
[39] Theys J, Vidalenc E. (2013). « Repenser les villes dans la société post carbone », Commissariat général au développement durable du ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, et ADEME, 310 p.
[40] Magnaghi A. (2014). La biorégion urbaine, petit traité sur le territoire bien commun, Paris, Eterotopia/Rhizome, 174 p.
[41] Madry P. (2012). « La fin de l’urbanisme commercial », Études foncières, no 160, p. 20‑24.
[42] Op. cit.
[43] Belton-Chevallier L, Motte-Baumvol B, Belin-Munier C et al. (2014). Les effets de la vente en ligne sur les inégalités territoriales d’accès au commerce. Vers un nivellement des disparités urbain-périurbain ?, IFSTTAR, université de Bourgogne, 191 p.
[44] Op. cit.
[45] Entreprises de plateformes de vente et de livraison de produits sur Internet.
[46] Op. cit.
[47] Loi pour l’Accès au Logement et un Urbanisme Rénové, mars 2014.
[48] La capacité à réintégrer, dans les villes, du foncier dédié à la logistique, puis d’inscrire de la logistique de proximité dans les cœurs d’agglomération afin de réduire la congestion routière, demeure encore timide de nos jours.
[49] CBRE. (2018). « Marché de la logistique : chiffres 2018 et perspectives 2019 », 29 octobre [En ligne].
[50] Grassigny A, Baléo M. (2016). « Vers un nouveau rôle des collectivités locales dans la logistique urbaine ? », La fabrique de la Cité, 30 novembre [En ligne].
[51] Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
[52] Étude logistique urbaine et commerces dans l’agglomération mancelle, mars 2017 (Logicité-Samarcande).
[53] Deprez S. (2018). « Le commerce de détail à l’heure du numérique : bref panorama d’un secteur en r-évolutions », Belveder, n° 4.
[54] Gerbeau D. (2018). « Les villes moyennes peuvent aussi être des villes intelligentes », La Gazette, 13 décembre [En ligne].
[55] Litzler JB. (2018). « Cette start-up installe des logements dans des centres commerciaux vides », Le Figaro immobilier, 25 novembre [En ligne].
[56] Soumagne J, Desse RP, Gasnier A et al. (2015). Temps et usage de la ville, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Espace et territoires, 248 p.
[57] [NDLR : cette fiche action n’est plus disponible en ligne]
[58] Cousin C. (2017). « E-Commerce, le nouvel architecte de la ville ? », VoxLog, 23 octobre. [En ligne].
[59] Fonds d’intervention pour la sauvegarde de l’artisanat et du commerce pour lequel les députés, le 9 novembre 2018, ont acté la disparition en 2019.
[60] Concentration de commerces, services de e-commerces, distributeurs automatiques, wifi, services administratifs et à la personne, déchetterie, etc.
[61] Dablanc L. (2009). « Le territoire urbain des konbinis et des takkyubins au Japon », Flux – Cahiers scientifiques internationaux Réseaux et territoires, université Paris-Est Marne-la-Vallée, p. 68-70.
[62] Chambre d’agriculture du Nord-Pas-De-Calais. (2019). « Dynamiser nos marchés locaux avec le projet Go Trade » [En ligne].
[63] Op. cit.
[64] Mission Société Numérique pour le Laboratoire Société Numérique. (2018). « Connectivité et plateformes numériques pour revitaliser les villes moyennes », 28 mars [En ligne].
[65] BtoB (Business to Business) : ensemble des activités d’une entreprise visant une clientèle d’entreprises ; BtoC (Business to Consumers) : architectures techniques et logiciels informatiques permettant de mettre en relation des entreprises directement avec les consommateurs.
[66] Service de logistique urbaine du groupe Bolloré.
[67] Actu-Transport-Logistique. (2019). « Amazon pourrait utiliser les bus publics comme lieux de collecte », 14 février [En ligne].
[68] Actu-Transport-Logistique. (2017). « Coup de frein ou coup d’arrêt pour le Tramfret de Saint-Étienne ? », le 07 décembre [En ligne].
[69] Présentation de produits en magasin pour évaluation, expérimentation et achat en ligne des consommateurs.
[70] Un convenience store propose des produits alimentaires courants et des produits de grande consommation : commerce de proximité, de passage ou de dépannage.
[71] Foucher Y. (2018). « Mutation des zones d’activités commerciales suburbaines. Le renouvellement des entrées de ville, jeux d’acteurs et formes urbaines », thèse de doctorat, université de Montpellier 3, 315 p.