juillet 2019
Nouveaux acteurs de l’urbanisme
Influence de la prise en compte
de la nature sur les pratiques
des professionnels de l’aménagement
à la recherche de collaborations « authentiques »
Influence de la prise en compte de la nature sur les pratiques des professionnels de l’aménagement : à la recherche de collaborations « authentiques »,
Riurba no
8, juillet 2019.
URL : https://www.riurba.review/article/08-acteurs/nature/
Article publié le 1er juil. 2019
- Abstract
- Résumé
Influence of the consideration of nature
Environmental awareness brings urban design to become more sustainable. One argument is that nature is a guarantee of urban quality, with recognition of the need to preserve a green frame in the city. This issue is crucial to current debates on urban planning and design practices. Five case studies located in western French cities should enable the reader to better understand the place of nature in design process. How the care of nature do interacts with projects trough stakeholders?
À partir des résultats d’une thèse menée de 2014 à 2018 (« La nature en ville : comment les pratiques aménagistes s’adaptent en continu. Étude à partir de cinq projets du Grand Ouest »), cet article propose un focus sur les acteurs professionnels. La dimension environnementale des programmes d’urbanisme s’affiche et se présente comme une garantie de la qualité des projets. La nature fait partie de ces arguments, encore davantage avec la reconnaissance de l’intérêt des « trames vertes urbaines ». Cette question de la nature en ville et de la végétalisation urbaine est au cœur des problématiques des aménageurs et influence les pratiques professionnelles. À partir de cinq cas (Zones d’aménagement concerté) dans le Grand Ouest français, ce travail vise la compréhension de la place attribuée à la nature dans le processus d’aménagement urbain. Comment la prise en compte des éléments naturels interagit avec le projet par l’intermédiaire des acteurs ? Il s’agit de présenter l’évolution et la pluralité de la composition des équipes de maîtrise d’œuvre urbaine dans lesquelles les compétences liées à l’écologie et au paysage s’intègrent avec plus ou moins de pertinence. Ces résultats sont extraits d’un travail qui montre qu’une même ambition environnementale peut mener à une pluralité d’aménagements, souvent le reflet de la qualité de la collaboration entre les disciplines.
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La nature s’est inscrite de façon plurielle dans les villes. Elle a perdu peu à peu les liens systémiques qui la liaient à son milieu naturel à mesure que la technique a levé les contraintes qui y étaient attachées (Blanc, 2010[1]Blanc N. (2010). « Esthétique de la nature et place de l’environnement en sciences sociales », dans Paquot T (dir.), Philosophie de l’environnement et milieux urbains, Paris, La Découverte, p. 83-97.). Les caractéristiques des espaces naturels et urbains sont aussi le fruit de représentations qui évoluent dans le temps et s’hybrident, entre vecteur de ressources, support de bien-être, outil pour l’urbaniste ou objet de symboles (Gey, 2013[2]Gey A. (2013). « Évolution des rapports ville nature dans la pensée et la pratique aménagistes : la consultation internationale du Grand Paris. Architecture, aménagement de l’espace », université de Grenoble, HAL.). Ils sont composants de projets qui les déclinent au fil de leurs ambitions respectives. L’intérêt pour la nature urbaine n’est pas nouveau, mais à mesure que la ville s’étale et que les messages du sommet de Rio en 1992 se diffusent, les qualités des espaces urbains à caractère naturel font l’objet d’attentions nouvelles. Dès les années 90 en France, la gestion écologique de la nature en ville est portée par des ingénieurs des services d’entretien des espaces verts(Aggeri, 2004[3]Aggeri G. (2004). « La nature sauvage et champêtre dans les villes : origine et construction de la gestion différenciée des espaces verts publics et urbains. Le cas de la ville de Montpellier », thèse, ENSP-ENGREF, 329 p.). Ces praticiens seront les précurseurs d’une vision des espaces verts urbains comme porteurs de caractéristiques écologiques. Puis, il y a 10 ans, en 2008, Philippe Clergeau résume la poursuite de ce mouvement : « La création d’espaces verts (…) pour des seules causes hygiéniste et esthétique semble donc dépassée et prend aujourd’hui toute une valeur intrinsèque dans le cadre d’un développement durable qui peut aller jusqu’à proposer de nouvelles formes d’urbanisme »(Clergeau, 2008[4]Clergeau P. (2008). « Préserver la nature dans la ville », Annales des Mines, Responsabilité et environnement, 4/2008, n° 52, p. 55-59.).
Des travaux conséquents de recherche sur les aménités et le fonctionnement des écosystèmes urbains ont été vulgarisés par la publication d’ouvrages destinés aux aménageurs, de guides à l’attention des professionnels et des élus, avec des séminaires thématiques sur tout le territoire français. Dans le même temps, il devient acquis que mieux prendre en compte la nature dans les aménagements appelle de nouveaux métiers (Donadieu, 2013[5]Donadieu P. (2013). « Faire place à la nature en ville. La nécessité de nouveaux métiers », Métropolitiques, 11 février 2013. [En ligne]. Disponible sur : http://www.metropolitiques.eu/Faire-place-a-la-nature-en-ville.html). Des compétences dissimulées dans l’envers d’un décor naturel dont l’esthétique, souvent trompeuse, efface l’intervention humaine.
La nature urbaine est ici proposée comme un élément qui participe de la complexité des professions liées à l’urbanisme. Il s’agit de ce que nous appelons couramment les espaces verts urbains. Elle est ici envisagée sur un processus qui permet de passer des objectifs posés par les porteurs d’un projet à la réalisation effective, c’est-à-dire la matérialisation en chemins, parcs ou prairies urbaines. Sa prise en compte fait ainsi partie des « tâches urbanistiques qui s’appuient sur la revendication de compétences, notamment celle de pouvoir interpréter et résoudre les “problèmes urbains” » (Claude, 2006[6]Claude V. (2006). Faire la ville, les métiers de l’urbanisme au XXe siècle, Marseille, Parenthèses, 253 p.).
Il semblait pertinent d’interroger la manière dont la prise en compte de la nature peut interagir avec la production spatiale. Cet article synthétise une partie des résultats d’une thèse menée de 2014 à 2018 sur cinq opérations d’aménagement urbain situées dans le Grand Ouest français. Ce travail éclaire sur la pluralité des espaces fabriqués à partir d’objectifs paysagers similaires. Il est aussi révélateur de l’influence des jeux d’acteurs et pointe des professions à réconcilier, ainsi que la nécessaire évolution de certains métiers, parfois oubliés des discours sur le développement durable. Dans cet article, nous développerons les investigations qui ont permis de cibler les évolutions des métiers et des compétences existantes, ainsi que l’émergence de nouvelles professions hybrides entre écologie et production de la ville.
Au préalable, nous esquisserons la méthode qui a été employée pour observer la diversité des corps de métier impliqués dans un aménagement. Puis nous commencerons par décrypter quelques différences des regards sur la nature entre les années 1960 et aujourd’hui. Il s’agira ensuite de présenter comment cet enjeu ne saurait remettre en cause les objectifs fondamentaux de l’aménagement d’un quartier, mais qu’il vient effectivement influencer la manière de les atteindre et renouvelle les besoins en savoir-faire. L’histoire nous rappelle aussi que l’injonction au développement durable s’est accompagnée en France d’un changement de contexte économique et de gouvernance non négligeable. Une diversité de systèmes d’acteurs en découle avec de multiples façons d’intégrer les compétences écologiques et paysagères dans le processus de construction des quartiers. Les acteurs de l’aménagement inscrivent, sur ces espaces verts, à la fois des réponses aux obligations de prendre en compte la nature, mais aussi leurs engagements écologistes. La comparaison de sites aménagés indique des productions spatiales qui sont le reflet des pratiques et de la collaboration plus ou moins « authentique » entre les compétences.
Rappel méthodologique : appréhender des jeux d’acteurs complexes
et mieux comprendre la place de chaque métier
dans le processus d’aménagement
Pour trouver les cas et appréhender leur contexte respectif, la temporalité des projets et leurs principales caractéristiques (surface, budget, densité, etc.) ont été observées. Pour répondre à une question sur la nature en ville, les terrains potentiels sont pluriels. Le choix s’est orienté vers des Zones d’Aménagement Concerté (ZAC), dont le laps de temps minimum de réalisation entre l’idée politique et les premiers habitants est de 20 à 30 ans, car il s’agissait de comprendre, sur un temps long, ce que deviennent les ambitions naturalistes dans un projet. En France, la Zone d’aménagement concerté est une procédure d’aménagement régie par le code de l’urbanisme depuis la loi d’orientation foncière de 1967. Elle permet à la collectivité de mener des projets d’aménagement sur son territoire, souvent à l’échelle du quartier. La ZAC est l’une des procédures qui a progressivement délégué la compétence d’aménagement urbain de l’État vers les collectivités locales. Elle se traduit notamment par des obligations légales de présentation des projets aux services de l’État, ou encore de concertation avec les habitants. En moyenne, une période de 10 ans s’écoule entre le lancement officiel du projet voté en conseil municipal et les premiers logements proposés aux habitants.
Aussi, pour mieux appréhender les jeux d’acteurs, les quartiers choisis devaient être livrés partiellement, et les principaux rédacteurs du projet (élus, associations d’habitants et maîtrise d’œuvre) être toujours accessibles, qu’ils demeurent impliqués ou non. Le choix des cas répond ainsi à une exigence sur la temporalité du projet : chacun des projets de quartier étudié est habité au moment de la thèse, mais toutefois sans être totalement achevé. Il s’agissait de recueillir à la fois des éléments de processus pendant l’aménagement, mais aussi au moment de sa « mise en service », en particulier pour les espaces à caractère naturel. L’étude intervient ainsi en cours de processus pour observer comment la réalisation des objectifs de départ se déroule, quel paysage naturel urbain a été produit et pour quelles raisons. Un des cas est différent et date de la reconstruction d’après-guerre : c’est une Zone d’Urbanisation Prioritaire (ZUP), dont la sélection répond au souhait de compléter la réflexion sur l’évolution des pratiques (figure 1).
Pour appréhender leur processus respectif au regard de la prise en compte de la nature par les acteurs, ces projets ont fait l’objet d’investigations selon trois axes (figure 2).
Les travaux additionnent ainsi des données documentaires issues de la procédure administrative de l’aménagement (dossiers projets, dossiers de création, dossiers de réalisation et décisions en conseils municipaux), des témoignages des acteurs, puis des observations effectuées sur le terrain (configuration des espaces à caractère naturel, compositions, usages). Les 46 entretiens dactylographiés ont été reportés dans deux bases de données sous forme de traitement de texte et de tableur (une ligne par verbatim). Il s’agissait de rencontrer l’ensemble des parties prenantes des projets (figure 3).
Pour compléter cette vision d’ensemble, la démarche inclut une observation sur le terrain, sous forme de reportage photographique commenté par type d’aménagement.
Déchiffrer les documents, décrire les situations, écouter les acteurs, observer la matérialité des espaces, croiser les facteurs d’influence avec la perception des acteurs et les espaces qui existent aujourd’hui, toute la démarche a permis ensuite une analyse comparée et la mise en exergue de points communs éclairant l’évolution des pratiques et l’intégration de nouvelles compétences répondant à la prise en compte de la nature.
Une évolution des pratiques à double sens
dans un cadre hérité des ZUP de l’après-guerre
face à une pluralité d’injonctions
Les cas les plus récents montrent que la pratique actuelle de l’aménagement n’a pas opéré de rupture totale avec les principes de la Charte d’Athènes et le système de production de la ville de l’après-Seconde Guerre mondiale. Il s’agit davantage d’une évolution progressive via les discours sur l’environnement, qui s’appuient sur les techniques existantes en les adaptant. Les ambitions reflètent avant tout les besoins fondamentaux pour rendre un espace habitable, viabilisé. La synthèse de ces demandes adressées aux professionnels de l’aménagement dans les dossiers projets rappelle la nécessité de la production de logements pour répondre à l’accroissement démographique avec les besoins en infrastructures qui en découlent (réseaux, voiries, etc.) et le souci du cadre de vie produit (espaces verts, mobiliers, etc.). Vis-à-vis de l’eau, il s’agit bien d’assurer la salubrité des quartiers et la sécurité face aux épisodes pluvieux violents en prévoyant l’évacuation des eaux de ruissellement. Par rapport au projet de la ZUP Sud, les différences vont résider dans la manière de répondre à ces besoins et l’expression d’une conscience vis-à-vis des effets néfastes de l’étalement urbain, avec des arguments pour le développement durable. Ainsi, la part des tuyauteries se réduit au profit de noues, de fossés et d’espaces submersibles.
Les urbanistes retrouvent des approches plus naturalistes tout en maintenant les réflexions démographiques, sociales et économiques. L’objectif étant de ne plus aller contre les éléments naturels, mais de faire avec la nature pour livrer une ville plus soutenable. Aussi, les inventaires d’éléments marquants dans le paysage existant se multiplient dans l’espoir de les intégrer au futur quartier, par souci écologique, mais aussi et toujours par souci esthétique. Néanmoins, l’intensité et les modes d’application de ces nouvelles pratiques sont pluriels. Elle dépend en grande partie de la capacité à composer des équipes de réalisation compétentes, et de la volonté des commanditaires.
Deux types de changements apparaissent. Le premier est celui du langage pour décrire les espaces à caractère naturel et ce qu’ils engendrent comme missions pour les acteurs de l’aménagement. Le second réside dans l’évolution des modèles économiques et de gouvernance auxquels se sont adaptées les professions.
Espaces vides, espaces verts,
puis espaces à caractère naturel
À l’image des photos aériennes prises lors des opérations de terrassement pour préparer la réalisation de la ZUP Sud, les quartiers des années 1960 représentent une façon de concevoir qui commence par faire « table rase » du paysage existant pour modeler ces nouveaux morceaux de ville. Pourtant, si nous observons plus en détail les fonds d’archives et le terrain, les preuves d’une prise en compte de la nature apparaissent à mesure de la reconstitution du processus. Les deux images suivantes, extraites d’une démarche diachronique montrent l’ampleur des nivellements pour construire la ZUP Sud et les traces restantes d’un paysage de bocage vernaculaire (figure 4).
Dans les documents des architectes-urbanistes Didier Marty et Bruno Schneider- Maunoury, des courriers et des plans montrent qu’il y a eu un inventaire des arbres alors présents sur le site. Des courriers d’échanges houleux avec la direction de l’équipement font état de débats sur la préservation des chênes à proximité des opérations de construction. C’est le cas en 1972, lorsque la mise en place d’un chemin de grue par les services de l’équipement entraîne l’abattage d’une rangée de 7 chênes : « Les arbres en question figuraient très précisément sur tous les plans de ce quartier, ils avaient été relevés par nous-mêmes individuellement, ils étaient protégés par une clôture. Il était possible de sauver ces arbres dont le plus mal placé était à 8 mètres de la façade du bâtiment situé à l’ouest (…). Si j’insiste sur ce point, c’est qu’il ne me semble pas évident que vos services soient aussi respectueux que moi-même des arbres existants » (courrier du 26 septembre 1972, adressé par M. Marty à la direction de l’équipement de Rennes).
Une forme d’intention de sauvegarder des composantes paysagères apparaît. Il ne s’agit néanmoins pas d’une ambition à caractère écologique, mais davantage d’ordre esthétique, comme l’explique M. Marty dans cet entretien publié en 1976 dans le journal du quartier : « Cela n’a pas été sans difficulté, car huit chantiers se côtoyaient. Nous avons néanmoins réussi, grâce à la SEMAEB et à la Municipalité, à préserver les arbres existants, un de nos grands soucis, ce qui a permis de bénéficier d’espaces verts avancés tout de suite, le relais étant pris ensuite par les jeunes plantations » (Archives municipales de Rennes, Fonds Marty).
Cet objectif intervient de façon récurrente dans les documents du programme. La nature est d’abord citée par la couleur verte (« espaces verts » et « verdure ») et pour sa qualité ornementale. Il n’est fait mention dans aucun document de compétences agronomiques ou en hydrologie. D’ailleurs, les leviers financiers pour la création de ces « décors verts » proviennent du ministère des Affaires culturelles. Excepté les arbres, la nature existante, dont les terres agricoles, est considérée comme dénuée d’intérêt, voire « vide », donc « libre de construction ».
À partir des années 1990, le cheminement de la gestion différenciée et l’émergence du développement durable entraînent une modification de l’appréhension des périmètres d’aménagement. L’écologie du paysage, discipline systémique, s’insère progressivement dans un contexte nouveau, celui de la ville dense. La trame verte et bleue incorpore la trame verte urbaine comme pour finaliser des continuités écologiques malgré les infrastructures et les zones urbanisées denses.
La nature et le libéralisme s’invitent au projet :
intégration de nouveaux métiers et de nouveaux esprits ?
Alors que les idées du développement durable cherchent une application à la ville pour aboutir au « renversement de perspectives » (Emelianoff, 2004[7]Emelianoff C. (2004). « Les villes européennes face au développement durable : une floraison d’initiatives sur fond de désengagement politique », Cahiers du PROSES, n° 8, Sciences Po.) de la Charte d’Aalborg en 1994, en France, les processus de décentralisation des pouvoirs de l’État et de libéralisation des marchés s’intensifient. La modification des acteurs qui interviennent sur les projets d’aménagement est progressive. Le champ des possibles jeux d’acteurs s’étend mais doit répondre aux cadres légaux des opérations d’urbanisation.
Si la définition des métiers participant au projet urbain semble un exercice difficile, car les individus revendiquent des compétences qui se chevauchent et se croisent avec des niveaux de pratiques variés, les catégorisations restent importantes pour les acteurs de la commande publique. Ils expriment leurs besoins et sélectionnent les prestataires de ces « tâches urbanistiques » sur la base des nomenclatures professionnelles. Chaque catégorie de métiers présente des particularités évoluant au regard des changements politiques liés à la soutenabilité de la ville ainsi qu’au contexte technique et scientifique (connaissances, outils nouveaux). En France, trois métiers sont d’abord reconnus officiellement : architecte (1940), ingénieur (1934) et géomètre (1944-46). Avec les élus et l’État, ils sont les acteurs principaux du pendant professionnel de la fabrication d’un quartier depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dans les années 1980, deux influences fortes agissent sur la configuration de ces métiers, l’une institutionnelle, l’autre économique. D’abord, le processus de décentralisation des pouvoirs en France commence par transférer des compétences de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme et du logement, de la formation professionnelle et de l’aménagement du territoire de l’État vers les collectivités territoriales[8]Loi n° 83-663 du 22 juillet 1983 complétant la loi n° 83-8 du 7 janvier 1983 relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État.. Les Communes possèdent alors la compétence en matière d’urbanisme et les Directions départementales de l’équipement, qui participaient activement aux projets d’aménagement, voient peu à peu leur présence se restreindre et leur mission se réduire sur la conception pour se limiter au contrôle de la conformité des quartiers avec les exigences nationales (Tissot, 2007[9]Tissot S. (2007). L’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique, Paris, Le Seuil, 304 p.). Progressivement, la maîtrise d’ouvrage locale dispose donc du choix de la composition des équipes de maîtrise d’œuvre et peut ainsi imposer des exigences particulières sur le projet d’aménagement. Des équipes pluridisciplinaires émergent, avec un potentiel croissant d’expertises au niveau local, qui répondent à la demande des collectivités. Mais, en contrepartie de cette indépendance, l’État demande une formulation plus rigoureuse des intentions d’aménagement dans les documents administratifs (dossiers de création, dossiers de réalisation, etc.). Dans le même temps, la législation environnementale accentue les obligations de prise en compte de la nature. Par exemple, en 1993, la loi Paysage impose un volet paysager dans la demande de permis de construire, puis, en 2000, la loi pour la solidarité et le renouvellement urbain impose l’insertion des projets dans leur environnement existant. C’est par l’intermédiaire de ces documents justifiant les projets que les exigences environnementales commencent à se formaliser dans les contenus des rapports de présentation, par exemple.
En réponse à ces besoins naissants, les compétences nécessaires à ces nouveaux cadres juridiques se développent, en particulier sur des missions d’assistance à maîtrise d’ouvrage et d’assistance à maîtrise d’œuvre. La présence des architectes paysagistes s’affirme, et des expertises sont sollicitées (inventaires faune/flore, inventaires des arbres, pédologie, hydrologie, etc.). Les trois exemples suivants montrent comment les compétences de l’hydrologue, de l’hydraulicien, du pédologue se mutualisent sur le projet, ainsi que celle de l’ingénieur arboriste. Il s’agit de documents, supports d’échanges entre les métiers, retrouvés dans les archives de trois opérations d’aménagement (figures 5, 6 et 7).
Un des principaux enjeux semble désormais de rendre compatibles les outils de représentation des métiers de l’écologie et ceux de la conception urbaine et architecturale. En effet, les premiers sont coutumiers des SIG (Système d’Information géographique) constitués de bases de données avec des objets, des espaces référencés, alors que les seconds utilisent le dessin, avec une logique de superposition d’informations, mais dont les données ne sont pas structurées de la même façon. D’où la nécessité pour les intervenants de bien cerner la différence entre une carte et un plan, et d’échanger pour que chacun appréhende la discipline de l’autre. L’adaptation des outils aiderait beaucoup les acteurs à se réapproprier les échelles du réel, d’autant que nombre d’entre eux travaillent « hors-sol » pour des raisons de rentabilité économique.
Parallèlement, l’économie se dirige, depuis les années 1990, vers la libéralisation des marchés et la privatisation, dont celle de missions auparavant emblématiques de l’État, comme l’assainissement ou la voirie (Acte Unique Européen de 1986). L’ouverture progressive à la concurrence et ce transfert des compétences sur l’occupation des sols et l’aménagement aux collectivités locales entraînent la réduction de l’influence des ingénieurs d’État au profit de ceux qui exercent dans des structures de statut privé. Ce nouveau système d’acteurs complexe est régi, dès 1985, par la loi MOP (loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’œuvre privée) pour préserver des bases communes. Les catégories de tâches confiées à des partenaires privés par la collectivité sont décrites dans la loi selon des étapes de projets, de l’esquisse jusqu’à la réception des travaux. Ainsi, une pluralité de compétences et de métiers s’est développée dans le secteur privé pour aider à construire la ville, à chaque phase de projet. Ce marché d’études « atypique » (Linossier, 2012[10]Linossier R. (2012). « Le conseil en stratégies et projets urbains : un marché atypique », Politiques et management public, vol. 29(1). [En ligne) entre service public et économie privée semble vecteur de créativité et de flexibilité. Et ce changement ne concerne pas que de nouveaux métiers. Nous avons en effet observé des professionnels qui, par la prise en compte de la nature, donnent un sens à leur métier. Par exemple, des terrassiers se forment à ressentir les racines des arbres, des jardiniers s’intéressent au développement des massifs arbustifs au regard de leur intérêt écologique, ou encore des ingénieurs horticoles s’engagent dans des missions de concertation avec les habitants.
Cette diversification et ce désir de proximité avec des disciplines tournées vers la prise en compte de l’écologie ne garantissent pourtant pas la transversalité dans les projets, alors que c’est un enjeu repéré pour assurer la pertinence de l’aménagement. Il existe dans le processus une part d’explication politique et managériale qui est importante lorsque l’on s’intéresse à la prise en compte de la nature, objet transversal. À travers les cinq équipes de maîtrise d’œuvre au travail sur les quartiers étudiés, une typologie de fonctionnement de ces équipes pluridisciplinaires est apparue avec des places très inégales pour les compétences de l’écologie et du paysage.
Transparence du management
et capacité à équilibrer un système de compétences plurielles :
pour une pluridisciplinarité opérationnelle
L’objectif était d’écouter la description par chaque acteur du système dans lequel il s’inscrit et de repérer certains indices sur les niveaux d’échanges entre les disciplines, en particulier sur la prise en compte de la nature (l’interlocuteur connaît-il le nom des autres acteurs, a-t-il connaissance des études menées sur la nature, parvient-il, dans les discours, à lier ces actions aux objectifs posés, etc.).
La place des métiers de l’écologie et du paysage est plurielle, elle dépend en partie de la volonté politique avec l’inscription, par la maîtrise d’ouvrage, des exigences sur les compétences nécessaires à la réalisation de son projet. Mais la seule présence d’un professionnel ne suffit pas à prouver la prise en compte des éléments à caractère naturel. Par exemple, ce n’est pas parce qu’un inventaire des arbres existants est effectué que ces objets seront intégrés de façon pertinente au projet. Il est nécessaire de s’assurer que les professionnels échangent régulièrement et parviennent à construire un langage commun pour faire évoluer ensemble le dessin architectural au regard des enjeux environnementaux.
La matérialisation des idées : un parcours du combattant,
reflet des collaborations interprofessionnelles
Cependant, si l’équilibre peut sembler parfois difficile à trouver, nous avons aussi pu constater que la diversification des professionnels présents sur un projet ouvre la voie à des dynamiques internes, par binôme ou trinôme. Dans les processus, nous avons pu observer ce qu’Adèle Debray a appelé, en 2015, « la compartimentation de l’expertise » et « l’absence d’hybridation » des connaissances au service de la réalisation[11]Debray A. (2015). « La trame verte et bleue, vecteur de changement des politiques de protection de la nature ou des politiques d’aménagement », thèse de doctorat, université François Rabelais, Tours, 576 p.. Il est vrai que le mélange des disciplines est aléatoire. Cependant, la proximité grandissante entre les bâtiments, les infrastructures et la nature appelle de véritables réflexions techniques. Dans le cadre de ces défis grandissants apparaissent des petits groupes d’acteurs, au sein des systèmes, qui se mobilisent sur des aménagements précis dans le projet. Ces binômes ou trinômes sont des porteurs d’expérimentation pour perméabiliser la ville et assurer le fonctionnement de ces micro-milieux écologico-urbains. Il peut s’agir de la collaboration étroite entre un ingénieur des voiries et réseaux, un hydraulicien et un ingénieur horticole pour fabriquer des noues fonctionnelles et végétalisées. Nous pourrions citer également les échanges entre un hydraulicien et un ingénieur forestier pour diriger les eaux de ruissellement vers les boisements à préserver. Comme ces mises en œuvre sortent un peu des pratiques traditionnelles, les acteurs doivent s’accorder une certaine confiance, car ils mettent en jeu leur responsabilité sur le fonctionnement des ouvrages futurs. Ces sous-systèmes nous ont amenés dans le registre de l’expérimentation, tel que décrit par Marc Dumont en 2013[12]Dumont M. (2013). « L’aménagement urbain face à l’expérimentation, actions publiques, dynamiques sociales », Habilitation à diriger des recherches, université de Rennes 2, vol. 2, p. 79., parce qu’il s’agit bien ici de situations particulières de rencontres, de configuration de travail, de collaborations, qui conduisent ensuite à des productions d’aménagement très spécifiques pour prendre en compte la nature. De cette manière, les professionnels redonnent du sens à leur métier.
Mais cela en reste ensuite à un statut d’expérience, une sorte d’innovation informelle. D’abord, parce que ces acteurs n’ont que rarement l’occasion de revenir sur ces ouvrages. Souvent, les témoignages évoquent un regret de ne pouvoir observer à plus long terme les effets de la réalisation. Les combinaisons d’acteurs pour ces expériences sont éphémères, ce sont des expériences agréables, mais la possibilité de les recréer reste aléatoire, en fonction des occasions économiques. La « continuité de l’engagement » (Dumont, 2007[13]Dumont M. (2007). « Le projet social de territoire nantais au prisme des épreuves métropolitaines de l’action sociale », dans, Bouquet B, Madelin B, Nivolle P (dir.), Territoires et action sociale, l’Harmattan, 350 p., p. 31-47.) se poursuit souvent chacun de son côté. Ensuite, si les relations évoluent, les mondes de l’entreprise et de la recherche restent relativement cloisonnés. Les professionnels, en particulier dans les TPE, sont peu informés sur les possibilités de partenariats et les leviers existants qui leur permettraient de consacrer du temps au transfert d’innovation. Sur le terrain, quotidiennement, ils demeurent aussi une source de données riche, en particulier sur des aspects très techniques et pratiques de la prise en compte de la nature, mais elle est peu valorisée. Il s’agirait de développer le socle des connaissances sur les relations entre matériaux et éléments vivants, car cette proximité grandissante entre le bâti et la nature appelle le souci du détail et des réflexions techniques plus approfondies.
Les cas de figure sont nombreux et représentatifs de dualités de métiers, qui, lorsqu’elles se transforment en binôme collaboratif deviennent les garants de la réalisation matérielle des ambitions environnementales :
– Concepteurs/gestionnaires : les gestionnaires sont associés de plus en plus tôt au projet d’aménagement. Cela permet de mesurer les possibilités d’entretien des espaces qui seront livrés dans le futur. Cet échange est complexe, car il faut à la fois pouvoir faire évoluer les espaces verts urbains vers des milieux écologiques plus riches, tout en maintenant leurs fonctions urbaines et en assimilant les contraintes d’entretien. Si ce binôme ne fonctionne pas, nous avons constaté :
– des collectivités qui refusent de faire la réception des espaces, et la délégation de maîtrise d’ouvrage se retrouve gestionnaire tant qu’un accord n’est pas trouvé ;
– des espaces à peine livrés qui entrent dans un processus de requalification ;
– des collectivités qui confient ces espaces à des entreprises spécialisées dans ce type d’entretien.
Mais les gestionnaires n’ont pas toujours tous les éléments pour juger de leur capacité de gestion de ces futurs espaces, dans la mesure où le matériel comme la ressource humaine seront dépendants de la décision politique. Aussi, ils ne disposent pas toujours du temps nécessaire pour suivre la conception des espaces.
– Architecte paysagiste/bâtiment : la prise en compte de la nature amène, dans les marchés, l’exigence de ce binôme. Soit plusieurs agences s’associent, soit des agences intègrent la compétence paysage en interne. La cohabitation est plurielle. Pour les espaces les plus naturels, nous constatons que plus le paysagiste peut intégrer ses travaux au projet, plus la réalisation sera effective. La relation d’égal à égal avec un échange permanent porte ses fruits, avec souvent des binômes qui se représentent ensemble sur d’autres projets. Mais ce n’est pas systématiquement le cas. Nous avons perçu une place encore prédominante pour l’architecte bâtiment qui n’accepte pas toujours de laisser une position de « co-urbaniste » à son confrère du paysage. Dans les situations les plus extrêmes, le paysagiste peut même s’effacer de la dynamique une fois l’avant-projet acté. Le versant économique vient ajouter à la complexité puisque l’architecte bâtiment doit répartir le budget, déjà contraint, avec d’autres compétences.
– Architectes/écologues: la place de l’écologue varie selon sa position. Les écologues qui répondent à une injonction réglementaire (étude d’impact, compensation, etc.) sont de mieux en mieux intégrés aux systèmes puisque leurs travaux conditionnent la faisabilité du projet. Nous avons plutôt ciblé des écologues qui ont été intégrés au projet pour répondre à des ambitions pour la nature, non pour valider une réglementation. Le fossé de départ est plus conséquent que dans le duo précédent. L’écologue est celui qui va devoir faire modifier le dessin pour que les éléments à caractère naturel soient mieux préservés. Réduire les voiries au profit des noues ou reculer les bâtiments pour garder un arbre : les frustrations du dessinateur peuvent s’avérer nombreuses et coûteuses en temps. À l’inverse, des architectes considèrent que l’échange avec l’écologue est une garantie de fonctionnement des aménagements, tout comme un ingénieur-structure assure la stabilité d’une œuvre architecturale.
– Ingénierie du végétal, hydrologie / Ingénierie des réseaux et des structures: ces disciplines sont à la fois proches et opposées. Le traitement des eaux de pluie à ciel ouvert remet en lumière les relations entre ces deux compétences. Après un siècle de bataille pour l’hygiène (Frioux, 2013[14]Frioux S. (2013). Les batailles de l’hygiène, Ville et environnement de Pasteur aux Trente Glorieuses, Paris, Presses Universitaires de France, 387 p.), les ingénieurs sont sommés de « sortir des tuyaux » (Narcy, 2004[15]Narcy JB. (2004). Pour une gestion spatiale de l’eau, ou comment sortir du tuyau, Bruxelles, Peter Lang éditions, 342 p.). Mais les enjeux divergent (figure 10).
Aussi, l’espace étant limité, et les réglementations sur l’eau opposables, la trame verte urbaine suit rigoureusement la bleue. C’est pourquoi, à mesure que cette enquête avançait, les acteurs ont expliqué que les structures/services dont la compétence est de gérer les eaux pluviales, les voiries, fusionnent avec les services dédiés à la nature. Mais c’est une relation encore fragile, et cette nouvelle façon de voir le métier de VRD (celui qui s’occupe des Voiries et Réseaux Divers) s’installe très progressivement et dépend du choix de chacun dans la manière de pratiquer sa profession.
Plus généralement, au-delà des métiers, il s’est agi de comprendre la place de l’écologie et du paysage dans les processus d’aménagement. Les disciplines sont multiples et les spécialisations fines, si bien que les porteurs du projet feront des choix de compétences en fonction de la géographie des lieux mais aussi de leur budget et de leurs connaissances de l’existence même des disciplines, ce qui conditionnera la précision des analyses. Nous avons par ailleurs remarqué que l’écologue intervient à différents stades du projet en tant que professionnel du secteur privé. Dans le cas d’une dynamique collaborative, où il est intégré en amont, les alternatives sont, pour les acteurs, plus faciles à construire pour prendre en compte la nature, il arrive désormais qu’il soit le lien entre la maîtrise d’œuvre et les associations de protection de la nature. Mais encore souvent, ils interviennent à un moment où le bâtiment est déjà dessiné, de plus en plus fréquemment, au moment du dépôt de permis de construire, dans la mesure où les collectivités ont accru leurs exigences, y compris sur des éléments non classés dans les documents d’urbanisme. Ils effectuent alors un inventaire du patrimoine naturel sur la parcelle et constatent les défauts ou les efforts de prise en compte qui les amènent à proposer au concepteur une modification de ses plans. Il arrive aussi qu’ils soient médiateurs lorsque les habitants s’opposent à un projet sur des arguments qui touchent à la nature. L’écologue doit alors trouver des alternatives d’amélioration de la qualité environnementale du projet. C’est encore un positionnement en devenir, parfois ambigu, où l’acteur doit avoir une forme d’impartialité dans l’évaluation de la prise en compte de la nature et tenir compte d’éléments sociopolitiques.
En fait, les métiers de l’écologie et du paysage se retrouvent bien au cœur des rapports de force que comporte le projet urbain. Alors que l’hygiénisme utilisait ces disciplines pour viabiliser des espaces en vue d’installer la ville, elles peuvent désormais opposer des exigences naturalistes qui amèneront à une urbanisation plus perméable, moins « table rase ». Mais cette place de la nature dans le processus d’aménagement ne peut exister pleinement que par le portage politique et la volonté des acteurs de maintenir les exigences. La législation peut impulser la prise en compte de la nature, mais la matérialisation dépendra fortement de la dynamique collaborative sur le chantier, une dynamique qui doit assurer la multidisciplinarité effective.
Les professionnels de l’aménagement partagent plus ou moins volontiers leurs interrogations sur les caractéristiques des échanges avec la maîtrise d’ouvrage, avec les habitants et au sein même de leurs équipes de maîtrise d’œuvre. L’évaluation du niveau « d’authenticité » démontre un lien avec la durabilité des espaces urbains à caractère naturel et leur potentiel en tant qu’habitat écologique à proximité ou au cœur d’îlots urbanisés.
Vous avez dit « authentique » ?
C’est dans la littérature sur la gouvernance et les méthodes participatives que nous avons choisi ce mot pour qualifier les relations entre les professionnels des différentes disciplines et leurs partenaires. La notion d’authentic dialogue, développée par Judith E. Innes pour décrire les opérations de concertation et de participation entre la collectivité et les habitants, semble pertinente pour observer les relations au sein des jeux d’acteurs d’un projet d’aménagement. La méthode DIAD (Diversity, Interdependence, Authentic Dialogue, Diversité, interdépendance et dialogue authentique) pose des conditions pour l’effectivité de la concertation selon un schéma que nous avons adapté au projet d’urbanisme (Judith E. Innes & David Booher, 2010[16]Innes JE, Booher D. (2010). Planning with complexity, an introduction to collaborative rationality for public policy, Londres, Routledge, 256 p.) :
Quels que soient les types de contraintes concernées, le type d’acteurs interrogés, la multidisciplinarité est présente comme un élément indispensable pour une meilleure prise en compte de la nature dans les opérations d’aménagement. En revanche, les modalités de mise en pratique semblent encore fragilisées. Les espaces ne sont pas seulement le résultat d’ambitions posées au démarrage du projet, ils sont aussi le reflet de la qualité collaborative du système d’acteurs qui participe de sa matérialisation. Au-delà des besoins en termes d’organisation et de management pour croiser les disciplines, pour trouver des compromis entre les enjeux urbains, nous avons observé trois facteurs clés, les uns agissant sur les autres en permanence : Le principe du contradictoire, l’empathie et la transparence, le décloisonnement et l’hybridation.
Décloisonner, c’est voir son métier, son rôle sous d’autres angles. Une fois ce caractère effectif, l’étape suivante est l’hybridation des connaissances pour matérialiser des espaces urbains à caractère naturel. Dans les savoir-faire, les expériences, les acteurs cherchent les moyens matériels de répondre aux ambitions posées. À partir de ce matériau, et en fonction de la qualité des échanges, les espaces urbains à caractère naturel se dessinent, issus de choix, de compromis, qui tentent de donner une place, la plus juste possible, à la nature dans l’aménagement.
Matérialité des espaces à caractère naturel,
fruits des échanges interdisciplinaires
Les cas montrent que la prise en compte de la nature dans les opérations d’aménagements amène des plans-masses plus imbriqués à l’armature paysagère.Les témoignages des professionnels nous ont guidée vers des aménagements récurrents mais aux matérialités plurielles. Leurs caractéristiques sont en partie issues des possibilités d’échanges entre les disciplines, mais aussi de la conduite des opérations par les élus et les délégués à la maîtrise d’ouvrage.
L’arbre, que ce soit sous forme de haies, de bois ou solitaire, est toujours l’un des principaux objets pris en compte au moment de l’aménagement. Il est visible, les acteurs connaissent la temporalité longue nécessaire à son développement et la façon dont il structure l’esthétique paysagère. En revanche, si le sol est pris en compte au sens du nivellement, les problématiques de fertilité sont moins présentes au premier abord, elles apparaissent au fil du chantier. Pour les acteurs qui l’évoquent, la législation protectrice de l’eau, des zones humides, compte tenu de la concurrence spatiale, amène quasi systématiquement à construire sur la terre agricole. La préservation des objets peut être partielle ou entière. Il convient de noter que l’aménagement amène de nouveaux éléments, en particulier la redécouverte de l’hydrologie des lieux et l’enrichissement du végétal. Ces éléments peuvent être très marquants sur les vues aériennes des sites. Aussi, la véritable pérennité de ces espaces à caractère naturel et leur intérêt écologique varient fortement d’une entité à l’autre. L’exemple suivant propose de mieux comprendre les enjeux de la multidisciplinarité sur la qualité écologique (figure 12).
Dans les deux opérations de la ZAC des Rives du Blosne à Chantepie (35) et de la ZAC des Perrières à La Chapelle-sur-Erdre (44), la même ambition de préserver les haies existantes est inscrite dès le départ, et la trame bocagère a fait l’objet d’un inventaire précis. Dans le premier cas, les haies ont conservé l’ensemble de leurs strates végétales et se situent à une distance de plus de 15 mètres des bâtiments. Dans le second, seuls les arbres ont été préservés, ils ont souffert des opérations de nivellement, sont très proches des bâtiments (pourtant 5 mètres), et le gazon à leur pied ne favorise pas les apports hydriques. C’est la capacité à superposer les études sur le paysage avec l’implantation des bâtiments, ainsi que la présence de professionnels de l’écologie lors de l’implantation des chantiers (pour installer des protections et surveiller les chemins) qui ont fait la différence.
Quels que soient les objets visés, la qualité des espaces urbains à caractère naturel et leur durabilité dépendent de la capacité à rendre réelle la multidisciplinarité, c’est-à-dire à trouver un équilibre au sein des équipes de maîtrise d’œuvre (échanges, budget, temps alloués, etc.) avec la construction d’un langage commun sur le projet.
Quand la prise en compte de la nature
agit sur les professions de l’urbanisme :
des compétences à usages modifiables
et de nouveaux positionnements professionnels
« L’authenticité » est une condition pour trouver les meilleurs compromis possibles entre besoins de l’urbanisation et besoin de maintenir une nature urbaine plus en phase avec les recommandations écologiques. Ce désir d’échanges de qualité entre les professionnels traduit en fait le défi que représente la mise en place de l’interdisciplinarité sur l’opération d’aménagement. Une épreuve que la prise en compte de la nature est venue accentuer, avec la recherche de perméabilité des espaces urbains et le souhait de ne pas intervenir plus que nécessaire sur le paysage existant avant l’aménagement. Ainsi, progressivement, l’architecte-urbaniste fait appel, plus au moins volontiers, à l’architecte paysagiste, qui devient urbaniste à son tour. Puis ces derniers se font accompagner par les pédologues, les entomologistes, les arboristes, les hydrologues ou encore les ornithologues, à des degrés très variés. Les savoirs fondamentaux de ces disciplines viennent compléter le socle nécessaire à la production urbaine. La nature urbaine canalise des énergies, des paradoxes, des conflictualités. Les espaces urbains à caractère naturel, en particulier lorsqu’ils restent publics, sont des objets du laboratoire de la ville. Ils sont le reflet de l’usage des connaissances, de la collaboration des acteurs, du climat politique, de la société. La thèse dont cet article est issu aura tenté de restituer les complexités des processus, qu’elles soient techniques ou humaines. Elle révèle que la place des porteurs d’exigence écologique dans le projet urbain reste aléatoire ainsi que la pérennité des engagements dans ce domaine. La nécessité de développer des partenariats de recherche avec les professionnels qui réalisent les chantiers apparaît, dans la mesure où elle permettrait d’enrichir les connaissances des comportements du vivant en milieu urbain dense. Il serait aussi judicieux de davantage croiser les sciences du vivant avec celles de la construction et du génie civil. Cela ouvrirait dans le même temps la question de l’adaptation des outils entre disciplines, notamment ceux des écologues et des concepteurs. L’intégration des écologues dans la mécanique de l’opération d’aménagement est un enjeu important (contrats, assurances, formalisation des attentes, etc.), qui passera peut-être par une meilleure fédération de ces professions encore naissantes dans le cadre urbain. Tout comme elle pourrait promouvoir la question de l’authenticité et du respect interdisciplinaire/inter-métiers (publication, formations, pédagogie, etc.). Mais l’ensemble de nos constats et de nos préconisations tout au long ne seraient totalement pertinents sans le partage et l’échange avec des habitants aux appréhensions plurielles, du plus novice au plus averti, sur les questions de la nature urbaine. Il nous semble en effet urgent de porter à connaissance l’envers du décor de la fabrique urbaine pour construire un sens commun de la ville.
[1] Blanc N. (2010). « Esthétique de la nature et place de l’environnement en sciences sociales », dans Paquot T (dir.), Philosophie de l’environnement et milieux urbains, Paris, La Découverte, p. 83-97.
[2] Gey A. (2013). « Évolution des rapports ville nature dans la pensée et la pratique aménagistes : la consultation internationale du Grand Paris. Architecture, aménagement de l’espace », université de Grenoble, HAL.
[3] Aggeri G. (2004). « La nature sauvage et champêtre dans les villes : origine et construction de la gestion différenciée des espaces verts publics et urbains. Le cas de la ville de Montpellier », thèse, ENSP-ENGREF, 329 p.
[4] Clergeau P. (2008). « Préserver la nature dans la ville », Annales des Mines, Responsabilité et environnement, 4/2008, n° 52, p. 55-59.
[5] Donadieu P. (2013). « Faire place à la nature en ville. La nécessité de nouveaux métiers », Métropolitiques, 11 février 2013. [En ligne]. Disponible sur : http://www.metropolitiques.eu/Faire-place-a-la-nature-en-ville.html
[6] Claude V. (2006). Faire la ville, les métiers de l’urbanisme au XXe siècle, Marseille, Parenthèses, 253 p.
[7] Emelianoff C. (2004). « Les villes européennes face au développement durable : une floraison d’initiatives sur fond de désengagement politique », Cahiers du PROSES, n° 8, Sciences Po.
[8] Loi n° 83-663 du 22 juillet 1983 complétant la loi n° 83-8 du 7 janvier 1983 relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État.
[9] Tissot S. (2007). L’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique, Paris, Le Seuil, 304 p.
[10] Linossier R. (2012). « Le conseil en stratégies et projets urbains : un marché atypique », Politiques et management public, vol. 29(1). [En ligne].
[11] Debray A. (2015). « La trame verte et bleue, vecteur de changement des politiques de protection de la nature ou des politiques d’aménagement », thèse de doctorat, université François Rabelais, Tours, 576 p.
[12] Dumont M. (2013). « L’aménagement urbain face à l’expérimentation, actions publiques, dynamiques sociales », Habilitation à diriger des recherches, université de Rennes 2, vol. 2, p. 79.
[13] Dumont M. (2007). « Le projet social de territoire nantais au prisme des épreuves métropolitaines de l’action sociale », dans, Bouquet B, Madelin B, Nivolle P (dir.), Territoires et action sociale, l’Harmattan, 350 p., p. 31-47.
[14] Frioux S. (2013). Les batailles de l’hygiène, Ville et environnement de Pasteur aux Trente Glorieuses, Paris, Presses Universitaires de France, 387 p.
[15] Narcy JB. (2004). Pour une gestion spatiale de l’eau, ou comment sortir du tuyau, Bruxelles, Peter Lang éditions, 342 p.
[16] Innes JE, Booher D. (2010). Planning with complexity, an introduction to collaborative rationality for public policy, Londres, Routledge, 256 p.