juillet 2019
Nouveaux acteurs de l’urbanisme
Les prestataires privés
en urbanisme et aménagement
face au politique
Les prestataires privés en urbanisme et aménagement face au politique,
Riurba no
8, juillet 2019.
URL : https://www.riurba.review/article/08-acteurs/prives/
Article publié le 1er juil. 2019
- Abstract
- Résumé
Private providers of planning facing politics
Firms of planners, urban designers, technical specialists and consultants working on behalf of public urban authorities: who are they and what part do they play in urban projects? How did their experiences and careers, their skills and their practices evolve for the last decades? Our research reveals simultaneously a growing specialization of their expertise, and their increasing role in coordination tasks. Furthermore, an organizational analysis reveals the diversity of their roles and positions in public urban policies, and emphasizes their growing proximity with the political field, which transforms their professional practices.
Qui sont les prestataires privés en urbanisme et en aménagement travaillant pour le compte des maîtres d’ouvrage publics, et comment interviennent-ils dans les projets urbains ? À travers une enquête de terrain auprès d’un échantillon diversifié de bureaux d’études et de consultants, cet article s’intéresse aux évolutions de leurs profils, de leurs expertises et des missions qui leur sont confiées. On observe un double mouvement de spécialisation croissante et de montée en puissance des tâches de coordination. Par ailleurs, nous adoptons un regard organisationnel en examinant les transformations de leurs rôles dans l’action publique urbaine, et en particulier des relations qu’ils entretiennent avec les élus. L’enquête souligne la proximité croissante des consultants en urbanisme et en aménagement au champ politique, ce qui transforme leurs pratiques et leurs positionnements professionnels.
post->ID de l’article : 3326 • Résumé en_US : 3339 • Résumé fr_FR : 3334 •
Le monde de l’aménagement urbain français semble en grande transformation depuis plus d’une dizaine d’années. Les aménageurs privés montent en puissance, alors que les institutions publiques sont handicapées par la baisse de leurs budgets. La chaîne de l’aménagement se complexifie et se déséquentialise (Baraud-Serfaty, 2011[1]Baraud-Serfaty I. (2011). « La nouvelle privatisation des villes », Esprit, n° 373.) : les opérateurs de l’immobilier et même de la gestion, situés en aval, se déportent progressivement vers l’amont en investissant l’aménagement et la planification. Alors que les formes traditionnelles d’intervention reculent (à commencer par les grands projets), de nouveaux types d’action s’imposent très rapidement dans le paysage, comme les appels à manifestation d’intérêt et les appels à projets innovants (Gréco et al., 2018[2]Greco L, Josso V, Rio N. (2018). « Les “Réinventer” : un concours de programmation… sans programmiste ? », Métropolitiques, 4 juin 2018. [En ligne).
Ces transformations vont de pair avec d’apparentes mutations très fortes du côté des acteurs, publics et privés, de l’aménagement. Coté public, on a beaucoup parlé de la maîtrise d’ouvrage urbaine il y a quelques années (Frébault, 2005[3]Frébault J (dir.). (2005). La maîtrise d’ouvrage urbaine, Paris, Le Moniteur.). On parle aujourd’hui beaucoup du rôle nouveau des promoteurs-investisseurs. Mais des changements semblent également s’opérer chez les prestataires intellectuels privés qui répondent à la commande publique en matière d’aménagement et d’urbanisme, ceux que Rachel Linossier (2012[4]Linossier R. (2012). « Le conseil en stratégies et projets urbains : un marché atypique », Politiques et Management Public, vol. 29(1).) nomme les acteurs du « conseil en stratégies et projets urbains ». Leurs appellations et leurs rôles sont très divers : maîtres d’œuvre urbain, architectes-urbanistes, programmistes, bureaux d’études, assistants à maîtrise d’ouvrage, experts, consultants, etc. Ils ont en commun d’être des structures de statut privé mobilisées dans les projets d’aménagement et les politiques urbaines, de la planification urbaine ou environnementale à la politique de la ville en passant par les politiques de mobilité urbaine ou la concertation.
Que deviennent-ils dans un contexte de transformation profonde des modes de production de l’aménagement ? Quelles nouvelles spécialités apparaissent ? Comment évoluent les missions, etc. ? Notre article s’intéresse à ce qui change. Il s’intéresse également aux permanences, là où on ne s’y attendait pas : ce milieu professionnel semble aujourd’hui en plein bouleversement, les appels à manifestation d’intérêt mettent sous les projecteurs de nouveaux types de prestataires et de missions, mais les transformations peuvent être, au moins en partie, relativisées sur un temps long.
Nous adoptons un regard organisationnel sur les évolutions. L’analyse montre en effet qu’on ne peut considérer les prestataires privés en urbanisme et aménagement comme des acteurs extérieurs aux systèmes d’action, qui agiraient comme de simples exécutants au service de leurs commanditaires publics. Ils tiennent une place spécifique dans l’organisation de l’action collective, ils jouent un rôle dans les jeux d’acteurs et dans la conduite des projets, que nous nous attachons à décrypter. Nous faisons en particulier l’hypothèse que les évolutions les plus importantes sont celles de leurs rapports au politique, de leurs relations aux élus et de leur rôle dans la décision politique.
Notre travail d’enquête nous a permis de rencontrer une vingtaine de prestataires privés exerçant dans le champ de l’urbanisme et de l’aménagement, principalement en Ile-de-France[5]Ce choix territorial présente un biais : une partie des prestataires basés en région parisienne interviennent également sur l’ensemble du territoire national, alors que les prestataires basés ailleurs sont un peu plus tournés vers des marchés locaux. Néanmoins, notre terrain a l’avantage d’offrir une grande variété de profils. Certains présentent une perspective détaillée sur un pan très précis ou sectoriel de ce système d’acteurs à l’étude, tandis que d’autres, par leur ancienneté dans le domaine ou leur positionnement généraliste, nous amènent du recul sur les évolutions.. Ils présentent des profils très différents[6]Les vingt structures que nous avons rencontrées reposent pour la plupart sur des équipes de 5 à 10 personnes, mais l’échantillon va de l’entreprise unipersonnelle à la structure de plus de 200 salariés. Beaucoup sont des entreprises classiques (entreprise unipersonnelle, SA, etc.) mais certaines ont un statut associatif ou coopératif. Le cœur de leur activité est l’aménagement et l’urbanisme, sauf pour trois d’entre elles (un artiste, une structure d’hébergement et une entreprise dans le domaine des nouvelles technologies) qui y sont, temporairement ou durablement, intimement liées par leur activité du moment. La grande majorité des individus rencontrés a une formation initiale en urbanisme, architecture ou sciences sociales., tant en termes de formation initiale que de parcours professionnels, de modalités d’exercice de leur profession ou encore de missions réalisées.
Nous présentons d’abord un état des lieux de l’évolution de ces acteurs majeurs de la production urbaine. Nous nous intéressons ensuite au travail concret qu’ils effectuent, en insistant sur la dimension politique que celui-ci peut parfois prendre. Enfin, nous mettons en évidence les principales évolutions de leur place dans l’organisation de l’action en matière d’urbanisme et d’aménagement.
La montée en puissance et la diversification
des structures de prestation privées
Qui sont les prestataires privés qui interviennent aujourd’hui en matière d’aménagement urbain ? Au-delà de leur grande diversité, comment évoluent les structures de conseil ? Assiste-t-on vraiment aujourd’hui à l’émergence d’une nouvelle génération de bureaux d’études qui transforme en profondeur le paysage de l’aménagement ? Notre enquête, notamment à travers les entretiens avec les plus anciens, permet de revenir sur les évolutions des quarante dernières années, et montre un mouvement de fond d’une lente montée en puissance, tout en relativisant en partie les transformations récentes.
Un recours croissant à l’expertise privée
porté par les transformations de l’action publique
Les quarante dernières années sont caractérisées par la place croissante des consultants et des experts privés dans l’action publique (Poupeau et al. 2012[7]Poupeau FM, Gueranger D, Cadiou S. (2012). « Les consultants font-ils (de) la politique ? », Politiques et Management Public, vol. 29(1). ; Barthélémy, 2008[8]Barthélémy JR. (2008). « L’expertise entre connaissances, coaching et communication. Le conseil aux collectivités territoriales », Annales de la recherche urbaine, n° 104.), et l’urbanisme n’y échappe pas (Claude, 2010[9]Claude V. (2010). « Postface : pour une description du monde des études », Géocarrefour, vol. 85(10).) – malgré une certaine persistance de l’ingénierie publique plus forte que dans d’autres champs d’action (Linossier, 2012[10] Op. cit.). Notre enquête confirme la tendance et en donne quelques explications.
Ce mouvement renvoie à l’externalisation partielle de l’expertise publique d’État en matière d’aménagement urbain, qui va de pair avec le recul de son intervention directe dans ce champ. Un de nos interlocuteurs cite l’exemple représentatif des Directions Départementales de l’Équipement (DDE), qui depuis le début des années 1990 ont progressivement restreint leurs équipes de maîtrise d’œuvre interne (voiries, équipements publics, etc.) et leurs équipes de planification, pour déléguer ces tâches à des prestataires extérieurs privés.
En parallèle, les vagues successives de décentralisation donnent petit à petit aux collectivités les capacités d’intervention en matière d’aménagement urbain, ce qui ouvre aux prestataires privés de nouveaux marchés d’étude et de conseil. La commande publique locale prend progressivement le pas sur la commande étatique. Un consultant rapporte ainsi que son activité, initiée au début des années 1980, a été portée par l’élaboration des premiers Plans d’Occupation des Sols (POS) communaux. D’autres soulignent que la montée en puissance de l’intercommunalité a occasionné de nouvelles missions, de l’élaboration des Plans Locaux de l’Habitat (PLH) à celle des premiers contrats d’agglomération.
Enfin, la codification de la commande publique, notamment à travers la loi relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’œuvre privée (loi MOP) de 1985 et ses décrets d’application ultérieurs, est un facteur central dans la montée en puissance du recours à l’expertise extérieure. Elle impose aux maîtres d’ouvrage de définir leurs besoins, ce qui explique le recours croissant à des prestations de programmation, d’abord pour les équipements publics, puis progressivement de programmation urbaine (Allégret et al., 2005[11]Allégret J, Mercier N, Zetlaoui-Léger J. (2005). L’exercice de la programmation architecturale et urbaine en France, Paris, PUCA.). Paradoxalement, en matière d’aménagement, le caractère très cadré de la loi MOP pousse également à la multiplication des missions, dans un contexte où les projets peuvent évoluer significativement et où les maîtres d’ouvrage doivent reprendre régulièrement les programmes.
Le développement des activités de conseil a été porté par les cycles de la commande publique (Linossier, 2012[12] Op. cit.). Les grandes politiques sectorielles nationales (habitat, planification urbaine, environnement, etc.) jouent un rôle clé dans l’émergence de nouveaux champs d’expertise des bureaux d’études privés. La politique de la ville en est une bonne illustration. Un de nos interlocuteurs explique que les politiques de rénovation urbaine du milieu des années 2000 ont porté l’émergence de nombreux prestataires, les procédures de contractualisation mises en place par l’Agence Nationale de la Rénovation Urbaine (ANRU) instaurant un recours systématique aux experts extérieurs, à travers « la batterie d’études prévue dans le protocole de préfiguration de l’ANRU ». Plus généralement, les dispositifs contractuels entre État et collectivités, qui se sont multipliés depuis les années 1990 (Gaudin, 1999[13]Gaudin JP. (1999). Gouverner par contrat. L’action publique en question, Paris, Presses de Sciences Po.), reposent souvent sur l’intervention d’un tiers extérieur privé comme cheville ouvrière de la définition, voire de l’exécution, du contrat.
Depuis quelques années, on constate en parallèle que des dispositifs d’action non sectoriels, plus ponctuels et plus transversaux jouent un rôle similaire dans la structuration des expertises privées. Plusieurs de nos interlocuteurs évoquent, par exemple, les « ateliers territoires » du ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, qui visent à faire travailler des experts privés de natures très diverses dans des territoires où l’expertise publique fait défaut (zones rurales, petites communes, villes moyennes, etc.).
Entre maintien des grands bureaux d’études
et foisonnement de petites structures de conseil
Le recours croissant à l’expertise privée s’accompagne d’une hétérogénéité croissante des structures assurant les prestations. Le temps des années 1960 où seuls quelques grands bureaux d’étude privés agissant en quasi-filiales de l’État se partageaient le gâteau de la commande publique (Roux, 2019[14]Roux JM. (2019). « Urbanisme opérationnel, budgets d’étude et donneurs d’ordre : un survol sur une longue période », Tous urbains, n° 25, p. 52-57.) est révolu. On trouve aujourd’hui, d’un côté, quelques grandes structures généralistes, rassemblant parfois des centaines de salariés ; c’est le cas des grands bureaux d’ingénierie, travaillant au moins en partie sur les questions urbaines (Artélia, Egis, Ingerop, etc.). Dans un autre registre, on trouve ceux qu’un de nos interlocuteurs appelle les « rois des projets urbains de ces 40 dernières années : Devillers, Fortier, Castro, etc. », gérants des quelquesgrands bureaux d’études d’architecture et d’urbanisme ayant conçu la plupart des grands projets d’aménagement urbain français. D’autres grandes structures, issues du conseil en organisation, ont marginalement développé une activité dans le champ de l’urbain et dans le conseil stratégique aux collectivités (Algoe, Ernst & Young, etc.).
D’un autre côté, les structures beaucoup plus petites (moins d’une vingtaine de salariés voire pour beaucoup unipersonnelles) se multiplient, sous des formes diverses allant de l’entreprise classique à la coopérative ou l’association loi 1901, en passant par le recours au statut d’autoentrepreneur. À l’inverse des plus grands bureaux d’études, elles sont souvent beaucoup plus spécialisées. Elles fonctionnent en réseau avec un fort degré d’interconnaissance et des coopérations régulières : réponse en groupement aux appels d’offres, coopération de recherche et développement, etc. Plusieurs de nos interlocuteurs parlent d’un petit milieu professionnel, d’autres évoquent une « génération » de consultants qui ont commencé à exercer au même moment.
On ne saurait interpréter le foisonnement actuel des petites structures comme les signes avant-coureurs du déclin à venir des gros bureaux d’études généralistes. Si le phénomène peut sembler assez nouveau dans le paysage de l’urbanisme et de l’aménagement français, plusieurs témoignages conduisent à relativiser les transformations. Un phénomène similaire a déjà eu lieu au moment de la première vague de décentralisation, comme le souligne un de nos interlocuteurs ayant créé son activité à cette période : « il y a eu, après 68, un développement de gros bureaux d’études parapublics ou privés. Un creux où ils disparaissent. Et ensuite, un foisonnement de petites structures, comme aujourd’hui. Je suis frappé par le parallèle de ce qu’on a vécu dans les années 1980 et ce qui se passe aujourd’hui. Avec la création de plein de petites boîtes assez militantes, assez intello. On a l’impression de retrouver cette espèce de milieu coopératif ». Ces petites structures sont par ailleurs loin d’être déconnectées des grands bureaux d’études, qui répondent rarement seuls aux appels d’offres. Ils sous-traitent une partie du travail ou s’associent en cotraitance à de très nombreuses petites structures. Ils servent même parfois de vitrine à des missions entièrement effectuées par d’autres. Tels les grands groupes automobiles (Veltz, 1996[15]Veltz P. (1996). Mondialisation, villes et territoires : une économie d’archipel, Paris, PUF.), les grands bureaux d’études ont dans leur environnement une galaxie de sous-traitants réguliers, avec lesquels ils tissent des liens de coopération parfois très étroits.
Fragmentation et complexification croissantes
de la commande publique
Nos interlocuteurs soulignent la fragmentation croissante de la commande publique. D’un coté, les missions petites et partielles se multiplient, notamment en raison des restrictions budgétaires qui pèsent sur les collectivités. De l’autre, les plus grandes missions sont extrêmement composites, agrégeant de nombreuses compétences très diverses dont les prestataires eux-mêmes se demandent parfois à quoi elles vont pouvoir être employées, comme l’explique l’un d’eux : « ils demandent une liste de compétences longue comme le bras et ils ne savent pas vraiment à quoi ça va leur servir. Un maître d’ouvrage, aujourd’hui, va forcément mettre “développement durable” comme compétence. Sauf qu’il ne sait pas ce qu’il veut, quels sont les sujets. Il ne dégrossit rien et il n’est pas capable de rentrer dans le chou d’un consultant en développement durable qui fait un powerpoint et dit : là, c’est pollué ; là, il y a du vent ; là, il y a un papillon. Tu as dix pages, le mec prend un chèque de 5 000 € et tu ne sais pas quoi faire avec ça. En tant que matière de projet, c’est neutre, ça ne sert à rien ». Cette complexité des demandes exprimées (ou non exprimées) dans les cahiers des charges confirme les résultats d’autres travaux (Devisme et Ouvrard, 2015[16]Devisme L, Ouvrard P. (2015). « Acteurs intermédiaires de la mobilisation territoriale : les enseignements des démarches de prospective-action », Lien Social et Politique, n° 73.).
Les plus grosses missions, en particulier les contrats-cadres de maîtrise d’œuvre urbaine des grands projets d’aménagement, font appel à des groupements pléthoriques rassemblant de nombreuses spécialités très pointues, de l’expert technique (eau, énergie, etc.) au conseiller juridique spécialisé dans l’immobilier, sans oublier les économistes, les sociologues ou les agronomes. Un consultant parle de la « multiplication des missions satellites. Avec une variété et une multitude de cabinets qui interviennent et un foisonnement extrêmement riche et divers, qui fait que toutes les missions de maîtrise d’œuvre urbaine sont à la fois uniques et standards ». Même les plus gros bureaux d’études ne peuvent envisager aujourd’hui de répondre seuls à ce type d’appel d’offres. Les prestataires se retrouvent dans une situation paradoxale de concurrence systématique pour les appels d’offres, doublée d’une obligation de coopération pour pouvoir former des groupements circonstanciés.
En parallèle, les dénominations des missions se sont considérablement diversifiées. En même temps que se développait le recours à la maîtrise d’œuvre externe, le recours aux assistants à maîtrise d’ouvrage s’est généralisé pour piloter les prestations des premiers. Un même prestataire peut se retrouver assistant à maîtrise d’ouvrage sur une opération et dans l’équipe de maîtrise d’œuvre urbaine sur une autre. Un expert interrogé relate un cas où il a une position d’assistance à maîtrise d’ouvrage mais où il lui est néanmoins demandé de produire des études. Dans le même temps, le recours à un maître d’œuvre urbain (parfois aussi nommé architecte coordonnateur, urbaniste conseil, etc.) pour les projets d’aménagement urbain s’est généralisé, y compris pour les plus petits projets. Ces missions prennent juridiquement des formes différentes, de la simple étude circonstanciée sur six mois à l’accord-cadre sur une dizaine d’années, qui ne conduisent pas à la même implication du prestataire dans le suivi des projets.
La diversité des appellations que peuvent revêtir les missions traduit souvent le flou de leur contenu. La notion de maîtrise d’œuvre urbaine, par exemple, n’a aucun caractère juridique, contrairement à celle de maîtrise d’œuvre d’un bâtiment ou d’une infrastructure, ce qui entretient des ambiguïtés sur son rôle dans les projets. Un de nos interlocuteurs souligne à son tour que « l’assistance à maîtrise d’ouvrage est une notion très vague. Tu assistes une maîtrise d’ouvrage, mais tu peux l’assister parce qu’elle manque de temps, parce qu’elle manque d’expertise, parce qu’elle a un positionnement qui ne lui permet pas de faire certaines choses ». Un autre évoque dans les mêmes termes la programmation urbaine, qui est « très peu codée et normée, ce qui est une chance mais aussi une difficulté. Elle n’a pas la même saveur en fonction de qui prononce ce mot ». Beaucoup insistent sur le fait que les cahiers des charges sont souvent assez incomplets et imprécis, et que les commandes sont à réinventer au cours de leur exécution : « souvent, la commande est flottante. Ça nous arrive assez souvent d’interpréter un cahier des charges, de mettre en face la note méthodologique qui va bien, d’être retenus et de s’apercevoir au moment du lancement que ce n’est pas ça qu’ils veulent faire ».
Une évolution notable de la commande est la multiplication pour une partie des prestataires des missions hors appels d’offres, sous le seuil d’obligation légale de suivre les procédures complexes de mise en concurrence définies au code des marchés publics. Les missions avec un commanditaire privé sont par ailleurs de plus en plus fréquentes. Les prestataires travaillent alors directement pour des aménageurs ou des maîtres d’ouvrage privés. Le recours aux Appels à Manifestation d’Intérêt (AMI) et aux appels à projets innovants contribue à renforcer cette tendance. Les promoteurs qui répondent à ce type d’appels à projets s’entourent d’équipes conséquentes, à la fois de porteurs de projets (agriculture urbaine, économie sociale et solidaire, etc.) mais aussi de prestataires d’étude et de consultants qui les aident à construire leur réponse, dans l’espoir de se voir confier ultérieurement une mission plus rémunératrice en cas de victoire.
Enfin, un positionnement assez nouveau de certains bureaux d’études consiste à croiser leur position de prestataire d’études avec une position de porteur de projets sur leurs fonds propres. Ils investissent alors, en complément de leur activité traditionnelle, dans le développement et la gestion d’un bâtiment, d’un lieu ou encore d’un logiciel. C’est le cas de cette structure qui combine des activités diverses et complémentaires autour de l’occupation temporaire du parc immobilier vacant : « notre premier métier, c’est les études. Deuxième, le montage de projets pour mettre à disposition un bâtiment pour son usage temporaire. Troisième, la gestion de bâtiments. On parvient à équilibrer des modèles qui, sinon, ne sont pas rémunérateurs ou sont extrêmement risqués ». De son côté, une autre structure de conseil en urbanisme s’est placée comme porteur de projet dans le cadre de l’appel à manifestation d’intérêt « Réinventer Paris », en utilisant ses propres compétences en matière de montage de projet urbain : « on avait largement initié. On avait trouvé notre lieu, la problématique, et on a cherché un investisseur qui voulait rentrer dans l’équipe ».
Entre l’hyperspécialisation du travail
et l’essor des tâches de coordination
Que font ces prestataires ? Quelles tâches leur sont confiées et quel travail exercent-ils concrètement ? Les évolutions semblent plus importantes que celles des structures elles-mêmes. Les champs d’expertise traditionnels se recomposent, comme l’ingénierie, en particulier avec la montée en puissance des expertises du développement durable (Lacroix, 2019[17]Lacroix G. (2019). « Les équilibristes du développement durable. Une ethnographie des experts et de l’expertise en durabilité dans la fabrique urbaine », thèse de doctorat en Études urbaines, UMR LAVUE, université Paris 8.) ; d’autres émergent plus ou moins durablement, de l’urbanisme transitoire à l’énergie en passant par les expertises de la participation.
Deux tendances de fond se dessinent et se cumulent. D’un côté, l’apparition de niches et l’hyperspécialisation de certaines structures, qui constituent à la fois une réponse à une demande de plus en plus précise des collectivités face à la complexification de l’aménagement urbain et une façon de se différencier sur une scène hautement compétitive[18]Ce mouvement n’est pas incompatible avec une certaine standardisation des études urbaines observée par d’autres (Bataille N, Lacroix G. (2019). « Standardisation de la conception et sur mesure organisationnel : la sous-traitance de l’ingénierie urbaine », Annales de la recherche urbaine, n° 113), dans la mesure où l’usage des missions hyperspécialisées se diffuse également très rapidement au sein des maîtres d’ouvrage.. De l’autre, la montée en puissance des missions de coordination, qui constitue elle-aussi une réaction à la complexification des systèmes d’action. Ce double mouvement, caractéristique des professionnels de l’urbanisme, était déjà à l’œuvre dans les années 1980 (Verpraet, 1988[19]Verpraet G. (1988). « Experts ou médiateurs ? Les professionnels de l’urbanisme », Les Annales de la recherche urbaine, n° 37.) mais il continue encore à s’amplifier. Il traduit à la fois une technicisation plus poussée et une politisation plus grande du travail des prestataires privés.
Diversification des tâches
et multiplication des niches spécialisées
Notre enquête montre une grande diversification des tâches confiées aux prestataires extérieurs, ainsi que des objets et des thématiques de travail, et en réponse, une « plasticité » (Devisme et Ouvrard, 2015[20] Op. cit.) de leur rôle. Du bureau d’études spécialisé sur l’eau dans l’aménagement urbain à l’expert de l’urbanisme transitoire, en passant par le spécialiste de la coordination temporelle des projets ou l’entreprise qui vend aux collectivités un outil numérique de gestion du foncier, les activités sont très diverses. Une même structure peut proposer des missions variées : études de diagnostic amont (certaines spécialisées et d’autres très générales), montage opérationnel de projet, préconisations urbaines, assistance à l’organisation d’un AMI, etc.
Le cas des missions de maîtrise d’œuvre urbaine illustre bien cette diversité. Elles consistent, d’une part, à dessiner le plan masse des opérations, d’autre part, à assurer la maîtrise d’œuvre des espaces publics. Le recours systématique à des maîtres d’œuvre urbains extérieurs s’est aujourd’hui généralisé sur tous les projets d’aménagement urbain, alors que le travail était auparavant réalisé en interne par les collectivités, les aménageurs ou les agences d’urbanisme. Il s’est accompagné en parallèle de l’extension des tâches, au-delà de ces missions traditionnelles, à de très nombreuses missions complémentaires conçues sur mesure en fonction des caractéristiques propres des projets. Les architectes urbanistes doivent aujourd’hui pour cela s’entourer d’experts spécialisés, comme l’explique un de nos interlocuteurs : « les concepteurs urbains savent créer un contenant, ils savent dessiner, etc. Mais ils ne savent pas travailler sur le contenu, sur les objets un peu sophistiqués, un peu compliqués, sur des échelles prospectives, sur les projections démographiques ou sur les besoins en équipement ».
Des niches spécialisées de plus en plus nombreuses apparaissent. L’un se spécialise sur la prospective en matière de services urbains. Un autre est particulièrement reconnu dans la prospective et la programmation culturelle. Un autre encore se positionne à l’interface entre les techniques environnementales et le métier d’aménageur : « je ne l’ai trouvé nulle part, je me suis dit qu’il y avait un créneau à prendre » explique-t-il. Les niches peuvent être très thématiques : elles renvoient à la complexité croissante de certains sujets, techniques (eau, énergie, etc.) ou sectoriels (logement, environnement, etc.). Les niches peuvent aussi renvoyer à une approche ou à une manière de traiter les problèmes, comme pour ce consultant qui nous présente sa marque de fabrique : « on propose une assistance à maîtrise d’ouvrage en aménagement dont les méthodes et le champ temporel d’intervention, de la stratégie à l’accompagnement opérationnel, sont assez larges, mais qui, par contre, est centrée sur les sujets non standards ».
Les prestataires revendiquent la spécificité de leur positionnement. Ils parlent de leur « créneau », de leur « niche », de leur « positionnement de métier » ou encore de leur « étiquette », qu’ils cherchent à mettre en valeur et à exploiter. Le dirigeant d’un bureau d’études souligne que dans son domaine très particulier, ses concurrents se comptent sur les doigts d’une main : « c’est un petit milieu très spécialisé ». Un consultant souligne l’intérêt d’être ainsi identifié, à tort ou à raison, sur un créneau précis : « les gens vous collent une étiquette, donc il vaut mieux la maîtriser. C’est cette étiquette qui fait qu’on fait appel à vous. Si elle est trop large, on ne viendra jamais faire appel à vous. Donc il vaut mieux une étiquette plus réduite par rapport à ce que vous faites vraiment, quitte à élargir après ».
Une déclinaison un peu particulière et en croissance de ces niches renvoie aux entreprises qui développent un outil spécialisé d’aide à la décision. Le responsable d’un bureau d’études de programmation explique ainsi avoir élaboré un outil de modélisation et d’aide à la prospective scolaire. Un certain nombre de bureaux d’étude vont même jusqu’à commercialiser leurs outils et proposent des logiciels de réalité virtuelle ou de cartographie spécialisée. La prestation consiste alors à personnaliser l’outil pour les besoins du client, à assurer la formation du personnel et les évolutions du produit. Un bureau de conseil sur les questions foncières s’est ainsi reconverti en proposant aux collectivités un outil informatique personnalisé de gestion du foncier.
La diversité des tâches de coordination
En parallèle de la spécialisation croissante des missions, on observe la montée en puissance des missions d’interface, de coordination ou d’aide à l’organisation (ce qui confirme d’autres travaux, par ex. Barthélémy, 2008[21] Op. cit.). Les deux tendances ne sont pas contradictoires, dans la mesure où les besoins en matière de coordination augmentent avec la multiplication et l’approfondissement des spécialisations et avec la division croissante du travail. Par ailleurs, les formes que prennent ces missions de coordination sont elles-mêmes de plus en plus spécialisées, en fonction des méthodes utilisées comme des acteurs à coordonner. De l’avis des plus anciens, ces missions ne sont pas nouvelles. En revanche, elles se généralisent. Les besoins en matière de coordination imprègnent aujourd’hui toutes les missions, y compris des missions a priori très techniques.
Le travail de coordination, lorsqu’il est assuré par un prestataire extérieur, passe par la création d’espaces de dialogue entre les protagonistes de l’action, que le prestataire organise et qu’il maîtrise. Les formes possibles sont nombreuses. Les missions de conception urbaine, voire les missions techniques, peuvent y contribuer, à partir du moment où elles visent à organiser les interactions et les coopérations entre les acteurs. L’élaboration d’un plan ou d’un programme, le travail sur un plan, un texte ou un schéma, peuvent ainsi être l’occasion de structurer le dialogue, d’expliciter des conflits et de construire des arbitrages. Un programmiste souligne le double rôle de ses missions : « la programmation, c’est d’abord élaborer le contenu mais c’est aussi manager le système d’acteurs dans la perspective d’élaborer ces contenus ».
D’autres se centrent sur la question du montage économique et financier, comme support du dialogue et des partenariats entre acteurs. Le bilan d’une opération ou un engagement de cofinancement sert à discuter des programmes et du contenu de l’action, ainsi que des contributions des uns et des autres. Le prestataire propose des scénarios budgétaires, des pistes d’optimisation, réalise un travail de lobbying pour obtenir des subventions, etc. Un bureau d’études explique ainsi avoir joué un rôle dans la construction d’un accord de cofinancement de l’enfouissement d’une ligne à haute tension : « au départ, personne ne voulait rien payer. Personne ne savait comment prendre cet objet-là, et comment se mettre d’accord sur la répartition. On a mis le truc en débat en imaginant des règles de proportionnalité bénéficiaires/payeur ». Ce travail économique et financier va souvent de pair avec une contractualisation, qui sanctionne les accords entre les protagonistes. Beaucoup de ces consultants ont exercé auparavant dans des structures publiques d’aménagement et sont rôdés à cet exercice financier.
D’autres prestations, de plus en plus nombreuses et diversifiées, portent sur la construction d’outils de coordination et de gouvernance à destination des porteurs d’action. On retrouve ici l’essor du conseil en management dans le secteur public (Boni-Le Goff, 2012[22]Boni-Le Goff I. (2012). « “Trois mois pour faire la différence”. Usage et effets des instruments d’intervention dans le conseil en management auprès du secteur public », Politiques et management public, vol. 29(1).) appliqué au champ de l’urbanisme. Le travail va de la formalisation de circuits de prise de décision, à l’organisation d’instances de pilotage, en passant par la gestion temporelle de l’action ou par la définition des procédures. Les consultants se positionnent ici sur l’organisation, les méthodes et les processus de l’action. Certains proposent des outils assez standardisés de revues de projet. D’autres se spécialisent dans l’élaboration de dispositifs de coordination sur mesure, comme ce consultant : « pour nous, il n’y a pas de méthode a priori, il faut faire une méthode de projet un peu ad-hoc. Ça passe toujours par la verbalisation des objectifs, déjà exprimés ou latents qu’il faut révéler. Et un travail de maïeutique ». Certaines missions de conception se doublent d’une mission d’organisation. Un expert en donne un exemple : « la commande, c’est : on vous demande des choses sur le PLUi, mais on vous demande aussi de nous conseiller sur la manière de nous organiser pour faire le PLUi. Qu’est-ce que ça a comme impact sur l’organisation des services, etc. C’est nouveau que dans le travail d’une équipe pilotée par un architecte urbaniste, on ait cette dimension organisationnelle ».
Les méthodes dites « collaboratives », visant à organiser les coopérations, se généralisent. Certains utilisent des jeux de rôles, d’autres des outils de réalité virtuelle, d’autres encore des méthodes du design avec un travail sur des types d’usagers et de besoins. Le vocabulaire est ici foisonnant : « diagnostic en marchant », « méthode immersive dans un territoire », etc. Un expert nous donne une description sceptique d’un cas extrême : « il y a un clown qui anime le workshop, il est vraiment habillé en clown. On est dans un endroit un peu alternatif. Le clown fait une introduction, les experts interviennent, il y a des tables autour des projets, tu travailles puis après tu changes de position. Il y a du post-it, il y a du marqueur, il y a des couleurs. Les gens écrivent des trucs et, à la fin de tout ça, tu ne sais pas à quoi ça sert. Tu pourrais te dire que ça sert à quelque chose, mais tu ne sais pas comment c’est capitalisé. In fine les archi vont faire leur projet, et qu’est-ce qu’ils vont retenir de tout ça… je n’en sais rien ».
Enjeux politiques du travail des prestataires
Une évolution centrale du travail des prestataires privés est son caractère globalement de plus en plus proche du politique. Un consultant note le glissement : « depuis les dix dernières années, il y a des bureaux d’études qui se cassent les dents. Parce que la légitimité d’un bureau d’études, avant, c’était d’apporter une technicité, une réponse technique à partir d’une commande. “Bonjour, quelle est votre question ? Boum, voilà le rapport. Au revoir Monsieur”. Et de plus en plus, maintenant, on n’est plus du tout sur cette légitimité-là. On est dans la légitimité de comment tu animes un processus de décision. Avec la maîtrise d’ouvrage technique et politique et avec les acteurs. On passe à un métier d’animateur ». Cette évolution va de pair avec le brouillage des frontières entre le champ politique et le champ technique (Idt, 2015[23]Idt J. (2015). « Quand le niveau technique de l’urbanisme opérationnelRevue internationale d’urbanisme, n °1.).
La proximité au politique dépend du rôle du prestataire dans l’action. Une première forme d’intervention proche du politique consiste à gérer l’interface entre les considérations techniques et les enjeux politiques de l’action. Les prestataires doivent concilier les attentes et les contraintes divergentes, faire en sorte qu’un discours technique soit appropriable par les élus, et inversement que les techniciens puissent comprendre les enjeux des élus. Le prestataire est ici à l’interface entre des rationalités différentes, comme l’explique l’un d’eux : « c’est parfois le grand écart. Le champ politique est souvent investi par des formules un peu fortes, et nous, on est dans un langage plutôt technique. Donc on fait se rencontrer des considérations politiques avec des considérations d’accueil capacitaire, de fonctionnalité, de dimensionnement, etc., qui sont d’un autre registre intellectuel et qu’il faut pourtant articuler ».
Certaines missions de ce type flirtent parfois avec la justification technique de choix des élus, comme dans cet exemple : « le maire demande une étude de marché très approfondie pour déterminer la taille du Zénith. On arrivait de façon très limpide et très justifiée à la jauge de 9 000 places. Il me regarde, me dit : “c’est quoi le plus gros Zénith de France ? – C’est Toulouse, avec 9 000 places. – C’est parfait, le nôtre fera plutôt 10 000, comme ça on sera le plus grand de France” ». Mais le plus souvent, les propositions techniques font plutôt office de boîte à idées, dans laquelle les élus puisent pour fabriquer des projets, des enjeux et des programmes, comme l’explique un autre : « on va chercher les technos, les experts et les chercheurs au moment des campagnes électorales pour dire “alimentez nos programmes”. Les élus viennent chercher les techniciens en disant “donnez-nous du matériau” ».
Une seconde forme d’intervention proche du politique consiste à contribuer aux arbitrages décisionnels des élus. Le travail consiste à mettre en évidence les enjeux, les contraintes et les contradictions d’une situation, pour formaliser les termes d’un arbitrage. Beaucoup ont alors recours à la proposition de scénarios, qui créent une alternative. Le travail préparatoire d’analyse des offres, lorsqu’il est assuré par un prestataire extérieur, est un peu du même ordre. Un assistant à maîtrise d’ouvrage d’une collectivité sur un appel à manifestation d’intérêt explicite son pouvoir de proposition : « on a un pouvoir énorme de suggestion et de fabrication de la décision. Les techniciens de la collectivité sont extrêmement forts, avisés. Mais ils manquent de temps. Donc on est force de proposition sur le cadre. Même si on donne le choix, on donne le choix entre trois options qu’on a choisies ». La position extérieure du consultant peut ici constituer un atout, par sa supposée neutralité, comme le montre cet exemple cité par un de nos interlocuteurs : « dans ces réunions qui rassemblent beaucoup de participants, on peut porter une parole qui est un peu autonome des différentes directions et des différentes tutelles élues. Ils auraient du mal à faire l’arbitrage, sinon. D’autant que le maire exerce par intérim et a une légitimité un peu limitée. Il n’a pas non plus cette capacité d’arbitrage entre les différents services, donc il y a besoin d’un apport externe de synthèse ».
Dans certains cas de figure, les arbitrages sont impossibles au niveau politique et se reportent au niveau technique. Un prestataire souligne les enjeux politiques sous-jacents des missions techniques : « sur n’importe quelle mission, le premier truc, c’est de prendre le cahier des charges et de le décrypter en se disant “ils ont écrit ça, mais pour de vrai, ils s’attendent à ça, et leurs enjeux politiques et stratégiques, c’est ça”. Donc comment on amène la mission à répondre à ça ? ». Ces situations se traduisent souvent par des contradictions très fortes dans la commande technique passée au prestataire, et que celui-ci doit reformuler. Le prestataire peut se retourner vers son commanditaire en mettant le doigt sur les incohérences. Il peut aussi, au contraire, chercher à concilier au niveau technique ces attentes contradictoires, soit à travers un travail de conception et de reformulation du contenu, soit en organisant de nouvelles scènes de dialogue entre les contradicteurs pour « débloquer les situations ». Un expert interrogé souligne que les commandes le demandent de plus en plus souvent, plus ou moins implicitement : « il y a des urbanistes qui attendent les arbitrages. Ils disent “vous n’avez pas arbitré, on ne peut pas avancer. C’est bloqué”. Ils sont dans une logique de prestataires. Mais nous, en tant que jeune génération, on sait que c’est tout le temps flexible, que rien n’est vraiment arbitré, que beaucoup de choses peuvent évoluer, et c’est ça qui nous excite. Et c’est ça qui est attendu dans la commande ».
Un troisième mode d’intervention proche du politique renvoie aux missions d’élaboration de stratégies. Certains bureaux d’études s’en font une spécialité et la déploient dans des champs très différents : projets d’agglomération des grandes intercommunalités ; stratégies d’évolution d’un territoire sur le long terme ; stratégies en matière de logement dans le cadre de l’élaboration d’un document réglementaire ; stratégie de positionnement d’un aménageur public ; etc. Ces missions sont considérées par les prestataires comme les plus politiques par leur contenu. Ce sont aussi celles où les contacts avec les élus sont les plus étroits, comme l’explique ce consultant : « j’ai travaillé sur l’évaluation du projet d’agglomération, sur le projet de mandat pour les élus, donc vraiment sur des trucs très politiques. On occupe une position très particulière, qui est globalement très très proche du politique. L’expertise technique, c’est ce qui nous rend crédible, ce qui nous rend légitime. Mais on est vraiment dans du conseil stratégique ».
Ces études stratégiques peuvent consister à synthétiser et prioriser des études techniques sectorielles, pour y trouver un fil conducteur. Elles consistent surtout à problématiser et mettre en récit des évolutions, ou à reformuler des problèmes. « On a une fonction de construction rhétorique », explique l’un d’eux : « on renverse le truc : on fabrique la problématisation, on met en avant des hypothèses et on met en place ensuite un processus d’argumentation, de vérification et d’implication ». Le processus de construction stratégique doit permettre d’enclencher l’adhésion. Les prestataires tiennent la plume, et leurs capacités d’écriture sont ici centrales pour produire un discours, construire un raisonnement, des formules choc, etc. Un consultant indépendant raconte ainsi être souvent appelé pour renforcer les groupements sur ces aspects : « mon métier, c’est de savoir écrire, ce qui est une compétence rare dans cet écosystème-là, et savoir écrire, ça veut dire savoir construire un discours marketing lisible et argumenté ».
Une place dans l’organisation de l’action collective
Quelle est la place des prestataires dans l’organisation de l’action collective ? Leur statut privé et le fait qu’ils soient extérieurs aux institutions publiques n’empêchent pas qu’ils soient partie prenante des systèmes d’action, lesquels transcendent les organisations formelles et se structurent autour des relations concrètes entre acteurs autour de la production des projets. Les consultants peuvent y tenir des positions parfois centrales d’interface, entre acteurs publics, au sein d’une structure politico-administrative, avec d’autres acteurs privés, etc. La complexification des systèmes d’acteurs tend à renforcer significativement ce rôle des consultants, qu’ils assurent dans des situations de plus en plus diverses.
Des relations régulières avec les techniciens et les élus
Le travail des prestataires privés renvoie en partie à la position qu’ils peuvent occuper dans l’organisation de l’action collective. Dans certains cas, les prestataires restent assez extérieurs au système d’acteurs. Ils exécutent une mission ponctuelle, et les contacts avec les élus et les techniciens des institutions se limitent à l’audition pour la sélection du prestataire, et au rendu de l’étude. On constate néanmoins que très souvent, les relations avec les commanditaires, élus ou techniciens, sont beaucoup plus régulières et stables. Les rencontres sont fréquentes, sur des durées assez longues de parfois plusieurs années. Certains multiplient les missions, les positions, les commanditaires sur un même territoire. Ils se constituent de véritables réseaux relationnels, comme cet expert évoqué par un de nos interlocuteurs: « il a beaucoup travaillé dans cette zone-là qu’il connaît extrêmement bien, Nord, Nord-Ouest de Paris. Il y a fait toute sa carrière d’architecte-urbaniste. Il connaît le personnel politique. Il connaît des techniciens. C’est quand même un de ses secteurs d’intervention très forts ».
Les prestataires acquièrent même parfois une place assez similaire à celle des techniciens d’une institution, qu’ils les complètent ou qu’ils les suppléent. Dans certains cas extrêmes, les techniciens de l’institution sont complètement écartés par les élus qui ne s’adressent qu’au prestataire. Dans d’autres cas, le prestataire renforce les services de l’institution. Plusieurs de nos interlocuteurs ont ainsi joué un rôle proche de celui d’un chef de projet d’une opération d’aménagement ou de renouvellement urbain, soit que la collectivité n’ait pas les compétences en interne, soit que les services soient en sous-effectif, comme l’explique un de nos interlocuteurs : « l’instance de pilotage est animée par nous parce que l’équipe est sous-staffée. Ils assument d’être sous-staffés et d’externaliser. Au début, ça répondait à un dysfonctionnement organisationnel, et puis ça s’est installé parce que ça répond à une surcharge chronique ». Dans plusieurs cas évoqués, les prestataires sont même mis à disposition une partie du temps chez leurs clients, fonctionnement assez classique dans l’ingénierie ou les services informatiques mais qui, jusqu’ici, était rare en urbanisme. L’un d’eux explique : « c’est une grande proximité avec la maîtrise d’ouvrage, parce qu’on est au quotidien dans les murs. Forcément, en termes d’infos, de connaissances, de relations clients, c’est du bonheur ».
Des relations privilégiées se tissent souvent directement avec les élus, que les prestataires peuvent rencontrer de manière formelle ou informelle, avec les services mais aussi en leur absence. Ils y vont souvent seuls dans les petites communes. Dans les plus grosses, un technicien (chargé de projet, directeur des services ou directeur de cabinet) peut assurer l’interface, mais c’est loin d’être systématique. Les missions les plus stratégiques sont les plus propices à des interactions directes et à huis-clos avec les élus, et à différents niveaux dans la hiérarchie élective. Certains consultants ont, plus que d’autres, une grande proximité aux élus, par leur ancienne carrière d’élu ou de cadre dirigeant en collectivité ou chez des aménageurs. Les parcours hybrides entre consultance et collectivités, cas fréquent chez nos interlocuteurs, sont à cet égard une ressource. Ils ont alors « l’oreille de l’élu », comme pour ce consultant cité en exemple par un de nos interlocuteurs : « c’est une personnalité, il a l’expérience, l’âge, et il a l’oreille directement [du président de Plaine-Commune]. Donc du coup, il prépare le terrain, et derrière ça glisse grâce à ça ».
Les relations aux élus sont une ressource pour l’action des prestataires, pour se faire un avis des attendus sous-jacents des commandes, pour faire passer une idée ou encore pour bénéficier de leurs réseaux, comme l’explique cet expert : « l’élu au développement économique nous a ouvert son carnet d’adresses en disant “appelez-le de ma part”. On devient un peu son bras armé sur certains aspects ». Le responsable d’un grand cabinet de conseil explique que son entreprise a créé des sortes de « grands comptes territoriaux » pour les plus grandes collectivités, avec des interlocuteurs privilégiés pour les élus : « on a plein de missions menées en parallèle. C’est important d’avoir quelqu’un qui ait une vision transversale. Dans notre organisation commerciale, on a des comptes territoriaux, qui gèrent tout le relationnel hors affaires, qui ont une vision transverse de ce qu’on fait chez ces clients, et qui font tout le travail de veille et de prospection ». Ces relations permettent aussi aux prestataires de partir avec une longueur d’avance dans les appels d’offres.
À travers ces relations soutenues, les prestataires se créent des positions particulières, parfois incontournables dans l’organisation de l’action. L’un assiste le responsable de l’urbanisme d’une petite collectivité sous-dotée en personnel, depuis plus de dix ans, sur toutes les questions d’aménagement urbain et le suivi des projets. Un autre évoque la diversité des missions qui lui ont été confiées sur un même territoire et qui lui donne une vue transversale des problèmes : « on y travaille depuis vingt ans et on a traversé toutes les vicissitudes de ce territoire. On a travaillé sur tous les points de vue. On a fait le projet d’agglomération, le projet du département, je ne sais quoi sur le rural. Des trucs sur les politiques européennes. Un exercice de prospective. On a pris plein de postures différentes par rapport à la décision publique ». Enfin, dans certaines collectivités, le turn-over est si fort dans les services que les prestataires privés ont finalement davantage de mémoire des projets et de recul sur les transformations urbaines.
La légitimité de l’expert extérieur
Une posture souvent adoptée par les prestataires consiste à jouer sur leur extériorité pour devenir des tiers de confiance (Bataille, 2016[24]Bataille N. (2016). « Les enjeux d’une “approche globale” en aménagement : quand les études cherchent leur place entre expertise, conseil et conception », Urbia : les cahiers du développement urbain durable, Observatoire universitaire de la ville et du développement durable, hors-série n° 3.). Le consultant est souvent le seul qui n’ait pas d’intérêt direct à défendre dans l’action collective. Il intervient sans être limité par des prérogatives et des compétences propres à un service ou à une institution. Il est parfois le seul à pouvoir défendre une position transverse qui mette les interlocuteurs d’accord. Un consultant explique comment il joue de cette position : « aujourd’hui, il y a une complexité institutionnelle, d’enchevêtrements contractuels. Nous, on a toujours un client, mais on revendique un positionnement avec des marges de manœuvre quasi absolues. Pour que ça avance, on est obligé de faire des trucs qui ne sont pas dans les lignes de compétences strictes de tel ou tel acteur ».
Les prestataires utilisent leur statut d’expert extérieur indépendant. Plusieurs soulignent que leur parole en est renforcée : « on dit le truc que le technicien dit tout doucement. Notre crédibilité change, parce qu’on est extérieur ». Les prestataires jouent également de la diversité de missions et des territoires sur lesquels ils travaillent. Ils servent en ce sens aux acteurs publics d’opérateurs de comparaison. Un consultant résume : « on fait des fois moins confiance aux gens qui sont juste à côté, et il y a une espèce d’effet d’expertise de l’extérieur réelle ou supposée. Le discours porte plus quand c’est quelqu’un qu’on ne connaît pas et qui, en plus, a la légitimité de travailler sur d’autres choses à côté, qui est multi-territoires. C’est la force du consultant par rapport au technicien, il peut se reposer sur des choses qu’il a faites avant, à côté, ailleurs ».
L’ancrage de certains experts dans la recherche, l’enseignement ou les activités de publication, que plusieurs pratiquent en complément de leur activité première, contribue à renforcer cette légitimité. Les sphères de l’expertise, de la recherche et de l’enseignement en urbanisme sont en partie poreuses (Cadiou, 2016[25]Cadiou S. (2016). « La circulation des savoirs de l’action urbanistique », dans Bourdin A, Idt J (dir.), L’urbanisme des modèles : références, benchmarking et bonnes pratiques, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, p. 23-51.) : il n’est pas rare qu’un consultant exerce par ailleurs comme professeur associé dans une formation en urbanisme, ou à l’inverse qu’un chercheur développe une activité d’expertise parfois soutenue. Ceux qui s’y adonnent en jouent. Certains s’en servent pour construire les discours qui organisent et fondent leurs pratiques professionnelles. Pour d’autres, l’ancrage dans la recherche constitue une marque de fabrique, entre originalité et réflexivité, qui les distingue sur les marchés de l’expertise et donne un poids supplémentaire à leur parole.
Des positions d’interface
Le prestataire occupe souvent une position organisationnelle d’interface, qu’il se construit en nouant des relations pluripartites et durables avec plusieurs acteurs au cours de sa ou ses missions. Le bureau d’études peut tenir un rôle au sein d’une institution, en assurant une médiation entre des techniciens de plusieurs services, ou encore entre les élus et les techniciens. Certains font office de tampons entre deux directions techniques qui peinent à coopérer, voire qui sont en conflit ouvert. D’autres contribuent à la réorganisation des procédures de décision internes à l’institution en animant des réunions régulières entre élus et services. D’autres encore sont mobilisés par les techniciens pour faire passer des messages dans la hiérarchie administrative ou aux élus : « ça n’a pas le même poids quand ça vient d’une personne extérieure un peu sachante que quand ça vient de leurs services. On est beaucoup utilisé pour faire passer des messages aux élus, ou par les N-1 et N-2 vis-à-vis de leurs chefs. D’autant plus qu’ils savent qu’on a l’oreille de leur maire ou président. On sert d’intermédiaire, ça facilite les relations, on envoie l’AMO en première ligne pour tester des trucs. Ça permet aux services de mieux comprendre ce que sont les priorités des élus, ce qu’ils ont en tête et qui n’est pas toujours exprimé de manière claire. Ça contribue à une meilleure relation élus-services ».
Les prestataires peuvent aussi tenir une position d’interface entre différentes institutions publiques et privées impliquées dans l’action, dans un contexte où l’action publique est de plus en plus interinstitutionnelle (Arab et al., 2015[26]Arab N, Idt J, Lefeuvre MP. (2015). « L’inter-institutionnalité technique au cœur de la construction métropolitaine », Espaces et sociétés, vol. 1, n° 160-161.). Le bureau d’études, par les relations qu’il entretient de part et d’autre, par le réseau qu’il a su tisser au gré des missions, joue un rôle de passeur au-delà des frontières administratives. Certains évoquent des missions où ils assurent l’interface entre des institutions publiques locales partenaires, vis-à-vis desquelles ils jouent de leur neutralité. D’autres évoquent leur rôle dans les relations entre une intercommunalité et les communes membres. D’autres encore servent d’intermédiaire entre les services de l’État et les acteurs publics locaux, comme dans le cas déjà évoqué des ateliers territoires, dont l’un de nos interlocuteurs explique les attendus sous-jacents : « c’est des ateliers avec les élus, parce que le discours de l’État, tel qu’il est transmis par les DREAL, passe mal auprès des élus, notamment ruraux. Et donc ils souhaitent qu’il y ait des intervenants extérieurs qui essaient de faire un peu l’interface. Ce n’est pas explicitement demandé, mais implicitement, oui ». Les consultants se font alors tour à tour arbitres, intermédiaires ou médiateurs, interprètes et porte-parole, ou encore chefs d’orchestre.
La position d’interface peut, dans certains cas, flirter avec celle de « bouc émissaire professionnel » (Pennac, 1985[27]Pennac D. (1985). Au bonheur des ogres, Paris, Gallimard Folio.), dont plusieurs prestataires nous ont fait part. Lors des négociations entre partenaires, le bureau d’études extérieur sert de fusible si des problèmes surviennent : dérapage du calendrier, incapacité d’aboutir à un accord, mauvaise anticipation des problèmes, etc. La désignation d’un fautif extérieur évite de remettre en cause la coopération entre les partenaires ou le fonctionnement d’une institution. Un consultant résume son rôle d’AMO : « quand une décision n’allait pas dans le bon sens, on nous envoyait au feu pour prendre des baffes. Je me suis fait remettre en place par le président un nombre incalculable de fois. Mais les messages passent. On est payés pour prendre des baffes, sinon on ne fait pas bien notre boulot. Surtout l’AMO, c’est un rôle extrêmement ingrat, dans l’ombre au côté du maître d’ouvrage mais surtout pas à sa place. Notre boulot, c’est fouetter les gens qui travaillent pour le maître d’ouvrage pour qu’ils tiennent leurs échéances, et prendre des baffes côté maître d’ouvrage quand ça ne va pas. »
Conclusion
Notre article montre que le paysage des prestataires privés de l’urbanisme et de l’aménagement est de plus en plus hétéroclite. Un certain renouveau récent des petites structures répond à la fragmentation et à la complexification croissantes de la commande publique. Mais au-delà de l’évolution des structures et des contrats de prestation, les changements les plus importants sont plutôt à chercher dans les tâches concrètes effectuées par ces prestataires. On observe un double mouvement complémentaire de spécialisation croissante et de montée en puissance des tâches de coordination. Le travail des consultants est également plus proche du champ politique, par le rôle qu’ils jouent dans la gestion des interfaces avec le champ technique, par leur rôle dans les arbitrages et par leur contribution à l’élaboration de stratégies. Enfin, leurs positionnements dans les systèmes d’action se transforment. À travers les relations régulières qu’ils entretiennent avec leurs commanditaires, notamment du côté des élus, ils en sont de plus en plus partie prenante. Leur statut extérieur leur permet de jouer le rôle de tiers dans les négociations et les coopérations. Alors que les systèmes d’action sont de plus en plus complexes, instables, interinstitutionnels, les prestataires privés investissent des positions d’interface.
Notre enquête souligne finalement la proximité croissante des consultants au champ politique, par leurs tâches concrètes autant que par leur place dans l’organisation de l’action. Leurs métiers semblent évoluer en ce sens, à l’instar de celui des ingénieristes qui se repositionnent aujourd’hui comme conseils aux gouvernements urbains (Bataille et Lacroix, 2019[28] Op. cit.). Si la figure de l’expert militant a toujours existé, en particulier en urbanisme (Nonjon, 2012[29]Nonjon M. (2012). « De la “militance” à la “consultance” : les bureaux d’études urbaines, acteurs et reflets de la “procéduralisation” de la participation », Politiques et management public, vol. 29(1), p. 79-98.), la politisation des positionnements professionnels des consultants semble aujourd’hui se généraliser, bien que sous des formes nouvelles, moins idéologiques et sur des bases généralement non partisanes. Les transformations des postures professionnelles des consultants traduisent en ce sens les évolutions du champ politique.
Doit-on aller jusqu’à souscrire à la thèse de la confiscation du pouvoir politique par les experts ? Le tableau que nous avons dressé, basé sur l’analyse des pratiques concrètes, est beaucoup plus nuancé à cet égard : le consultant est loin d’être un gourou se substituant au prince (Riffault, 2017[30]Riffault T. (2017). « Le consultant et le politique », Sociologie, vol. 8(3).). Même si leur statut est privé, les consultants agissent de manière finalement assez similaire aux techniciens des institutions publiques. S’ils acquièrent un pouvoir dans l’action, celui-ci ne se fait pas nécessairement au détriment des élus. Certains prestataires agissent comme des opérateurs de mobilisation de la société civile. S’ils prennent du poids dans les arbitrages politiques, ils contribuent aussi à les rendre possibles. Autrement dit, l’irruption d’experts et de techniciens dans le champ politique n’en implique pas la disparition.
[1] Baraud-Serfaty I. (2011). « La nouvelle privatisation des villes », Esprit, n° 373.
[2] Greco L, Josso V, Rio N. (2018). « Les “Réinventer” : un concours de programmation… sans programmiste ? », Métropolitiques, 4 juin 2018. [En ligne].
[3] Frébault J (dir.). (2005). La maîtrise d’ouvrage urbaine, Paris, Le Moniteur.
[4] Linossier R. (2012). « Le conseil en stratégies et projets urbains : un marché atypique », Politiques et Management Public, vol. 29(1).
[5] Ce choix territorial présente un biais : une partie des prestataires basés en région parisienne interviennent également sur l’ensemble du territoire national, alors que les prestataires basés ailleurs sont un peu plus tournés vers des marchés locaux. Néanmoins, notre terrain a l’avantage d’offrir une grande variété de profils. Certains présentent une perspective détaillée sur un pan très précis ou sectoriel de ce système d’acteurs à l’étude, tandis que d’autres, par leur ancienneté dans le domaine ou leur positionnement généraliste, nous amènent du recul sur les évolutions.
[6] Les vingt structures que nous avons rencontrées reposent pour la plupart sur des équipes de 5 à 10 personnes, mais l’échantillon va de l’entreprise unipersonnelle à la structure de plus de 200 salariés. Beaucoup sont des entreprises classiques (entreprise unipersonnelle, SA, etc.) mais certaines ont un statut associatif ou coopératif. Le cœur de leur activité est l’aménagement et l’urbanisme, sauf pour trois d’entre elles (un artiste, une structure d’hébergement et une entreprise dans le domaine des nouvelles technologies) qui y sont, temporairement ou durablement, intimement liées par leur activité du moment. La grande majorité des individus rencontrés a une formation initiale en urbanisme, architecture ou sciences sociales.
[7] Poupeau FM, Gueranger D, Cadiou S. (2012). « Les consultants font-ils (de) la politique ? », Politiques et Management Public, vol. 29(1).
[8] Barthélémy JR. (2008). « L’expertise entre connaissances, coaching et communication. Le conseil aux collectivités territoriales », Annales de la recherche urbaine, n° 104.
[9] Claude V. (2010). « Postface : pour une description du monde des études », Géocarrefour, vol. 85(10).
[10] Op. cit.
[11] Allégret J, Mercier N, Zetlaoui-Léger J. (2005). L’exercice de la programmation architecturale et urbaine en France, Paris, PUCA.
[12] Op. cit.
[13] Gaudin JP. (1999). Gouverner par contrat. L’action publique en question, Paris, Presses de Sciences Po.
[14] Roux JM. (2019). « Urbanisme opérationnel, budgets d’étude et donneurs d’ordre : un survol sur une longue période », Tous urbains, n° 25, p. 52-57.
[15] Veltz P. (1996). Mondialisation, villes et territoires : une économie d’archipel, Paris, PUF.
[16] Devisme L, Ouvrard P. (2015). « Acteurs intermédiaires de la mobilisation territoriale : les enseignements des démarches de prospective-action », Lien Social et Politique, n° 73.
[17] Lacroix G. (2019). « Les équilibristes du développement durable. Une ethnographie des experts et de l’expertise en durabilité dans la fabrique urbaine », thèse de doctorat en Études urbaines, UMR LAVUE, université Paris 8.
[18] Ce mouvement n’est pas incompatible avec une certaine standardisation des études urbaines observée par d’autres (Bataille N, Lacroix G. (2019). « Standardisation de la conception et sur mesure organisationnel : la sous-traitance de l’ingénierie urbaine », Annales de la recherche urbaine, n° 113), dans la mesure où l’usage des missions hyperspécialisées se diffuse également très rapidement au sein des maîtres d’ouvrage.
[19] Verpraet G. (1988). « Experts ou médiateurs ? Les professionnels de l’urbanisme », Les Annales de la recherche urbaine, n° 37.
[20] Op. cit.
[21] Op. cit.
[22] Boni-Le Goff I. (2012). « “Trois mois pour faire la différence”. Usage et effets des instruments d’intervention dans le conseil en management auprès du secteur public », Politiques et management public, vol. 29(1).
[23] Idt J. (2015). « Quand le niveau technique de l’urbanisme opérationnel structure la régulation politique de l’action publique urbaine. Le cas des projets d’aménagement urbain », Revue internationale d’urbanisme, n °1.
[24] Bataille N. (2016). « Les enjeux d’une “approche globale” en aménagement : quand les études cherchent leur place entre expertise, conseil et conception », Urbia : les cahiers du développement urbain durable, Observatoire universitaire de la ville et du développement durable, hors-série n° 3.
[25] Cadiou S. (2016). « La circulation des savoirs de l’action urbanistique », dans Bourdin A, Idt J (dir.), L’urbanisme des modèles : références, benchmarking et bonnes pratiques, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, p. 23-51.
[26] Arab N, Idt J, Lefeuvre MP. (2015). « L’inter-institutionnalité technique au cœur de la construction métropolitaine », Espaces et sociétés, vol. 1, n° 160-161.
[27] Pennac D. (1985). Au bonheur des ogres, Paris, Gallimard Folio.
[28] Op. cit.
[29] Nonjon M. (2012). « De la “militance” à la “consultance” : les bureaux d’études urbaines, acteurs et reflets de la “procéduralisation” de la participation », Politiques et management public, vol. 29(1), p. 79-98.
[30] Riffault T. (2017). « Le consultant et le politique », Sociologie, vol. 8(3).