janvier 2020
L'urbain en ses objets
Learning from Nantes City Lab
La ville en mode « démonstrateur urbain »
Learning from Nantes City Lab : la ville en mode « démonstrateur urbain »,
Riurba no
9, janvier 2020.
URL : https://www.riurba.review/article/09-objets/demonstrateur/
Article publié le 1er janv. 2020
- Abstract
- Résumé
Learning from Nantes City Lab: The city in « urban demonstrator » mode
This article examines the emergence of an exploratory regime of the urban fabric in a context of increasing resort from public action to innovation. The survey is based on three case studies in Nantes: a demonstration quarter, a house printed by a robot and an autonomous shuttle, from which it seeks to identify the achievement and reception tests by institutional and private actors. The proofs of concretisation of these three cases reveal a transversal impregnance of the digital and important legal issues to facilitate achievements that tend to divert technical standards and rules of the urban fabric. However, the plan regime remains present with an objective of realization of the objects which remains sometimes a pretext to the implementation of an exploratory regime of the urban fabric. This regime consists of mobilizing land —playgrounds— for the experimentation of technical objects user-oriented implying a transformation of professional cultures from urban design to service design.
Cet article interroge l’émergence d’un régime exploratoire de la fabrique urbaine dans un contexte de recours croissant de l’action publique à l’innovation. Cette enquête s’appuie sur trois cas d’études nantais : un quartier démonstrateur, une maison imprimée par un robot et une navette autonome. Il s’agit de renseigner leurs épreuves de réalisation et de réception par les acteurs institutionnels et privés dans leur concrétisation progressive. On y rencontre une prégnance transversale du numérique, d’importants enjeux juridiques pour la facilitation des réalisations détournant normes techniques et règles de la fabrique urbaine. Le régime en plan demeure toutefois présent avec un objectif de réalisation des objets qui reste parfois un prétexte à la mise en œuvre d’un régime exploratoire de la fabrication de la ville. Un régime marqué ici par la mobilisation de fonciers – terrains de jeux – pour l’expérimentation d’objets techniques orientés « usages » impliquant par là même une transformation des cultures professionnelles : du design urbain au design de service.
post->ID de l’article : 3033 • Résumé en_US : 3058 • Résumé fr_FR : 3054 •
Introduction
S’il est un vocable aujourd’hui passe-partout de l’action publique territoriale, c’est bien celui de l’innovation, injonction à faire différemment, expérimenter, sortir des routines professionnelles et organisationnelles[1]Voir le dossier de la Revue internationale d’urbanisme, n° 3 (2017) ou encore le premier dossier en ligne des Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère (2018), intitulé « Innover ? ».. Tous les congrès, salons, séminaires professionnels sont marqués par cette tendance, de même que les trophées récompensant des bonnes pratiques. Exemple parmi tant d’autres, le pavillon des innovations du Congrès de l’Union Sociale pour l’Habitat (USH), en 2017, montrait que les acteurs qui comptent sont désormais plus des financiers et des entreprises de solutions informatiques que des constructeurs. Dans ce contexte, on observe notamment un recours croissant, aussi bien idéologique que concret, aux démonstrateurs, qu’il est important d’analyser. En quoi des objets particuliers construits de manière expérimentale sont-ils en train de modifier l’aménagement des villes ? L’étude des objets dans l’action est riche d’une histoire passionnante, de la maison au laboratoire[2]Voir, par exemple, Raisons pratiques, n° 4 (1997), « Les objets dans l’action », EHESS. ; elle est moins développée pour ce qui relève des objets dans la ville. Dans un contexte d’injonction à l’innovation urbaine, il nous semble utile de poser une question simple : de quoi les démonstrateurs urbains sont-ils le nom ?
Notre réflexion part du cadrage du paradigme de la fabrique urbaine dont l’une des caractéristiques est de prendre au sérieux des systèmes d’action orientés vers la transformation matérielle des espaces urbains, perspective proche de l’économie politique du détail proposée par exemple par D. Lorrain (Devisme, 2014[3]Devisme L. (2014). « Urbanographie/urbanologie : les traverses de la fabrique urbaine », DHDR, ENS Lyon. [En ligne ; Lorrain, 2018[4]Lorrain D. (2018). Urbanisme 1.0. Enquête sur une commune du Grand Paris, Paris, Raisons d’agir. ; Blanchard, 2018[5]Blanchard G. (2018). « Comment la maîtrise d’ouvrage urbaine conçoit-elle les choix d’aménagement ? : élaboration et assemblage des choix énergétiques à Bordeaux Euratlantique », thèse en aménagement-urbanisme, Paris Est. [En ligne) ou encore de l’économie politique des promesses techniques (Socio, décembre 2019). Elle est en outre sensible au jeu des modèles, à la circulation d’inspirations et de scripts dans l’aménagement (Devisme, Dumont et Roy, 2007[6]Devisme L, Dumont M, Roy É. (2008). « Le jeu des “bonnes pratiques” dans les opérations urbaines, entre normes et fabrique locale », Espaces et sociétés, n° 131, p. 15-31. ; Beal, Epstein et Pinson, 2015[7]Béal V, Epstein R, Pinson G. (2015). « La circulation croisée. Modèles, labels et bonnes pratiques dans les rapports centre-périphérie », Gouvernement et action publique, n° 3, p. 103-127.). En outre, nos travaux sont marqués par une observation de long terme sur une région urbaine caractérisée par un certain dynamisme et régulièrement pointée, précisément, pour son audace – marketing urbain effréné aidant, modélisant un ADN ou encore un certain « jeu à la nantaise ». Si l’on se concentre sur ce terrain, ce n’est pas pour en faire un exemplum ou par valorisation de la monographie face au comparatisme, c’est précisément pour être en mesure d’approfondir ce qu’une localité peut aujourd’hui fabriquer, le genre de démonstrateurs qui en émerge : cela peut nous renseigner sur ce qu’est la capacité d’action d’un site.
Au sein d’une acception exploratoire qu’adopte volontiers l’action publique urbaine notamment inspirée par le design décliné dans de nombreuses dimensions, nous avons vu se superposer un cadrage environnemental (version dominante du développement durable) avec un cadrage citoyen (la coconstruction des politiques publiques), d’ores et déjà marqueurs de l’action métropolitaine nantaise. Notre intuition est qu’une nouvelle étape est franchie avec le déploiement d’actions et représentations relevant peu ou prou de la smart city. Comment s’articule cette nouveauté avec ces récents cadrages, d’autant qu’elle se signale aussi bien par une focalisation croissante de certains acteurs sur les usages, la maintenance, les pratiques ordinaires mais aussi, chez d’autres acteurs, par une gadgétisation technique ?
Trois exemples de démonstrateurs nous intéressent ici et à différentes étapes de leur carrière : réalisés et en cours d’appropriation, en montage et en préfiguration. Ce matériau principal auquel nous laissons une large place dans notre texte (section 2) est précédé d’une courte analyse de la place des démonstrateurs dans l’aménagement contemporain (section 1) et suivi d’une réflexion sur ce que les épreuves de concrétisation rencontrées par les démonstrateurs dans leur brève existence nous enseignent. C’est ainsi à une sociologie pragmatique que nous recourons, attentifs aux épreuves rencontrées par ces objets pour réussir leur sortie dans le monde. Il s’agit de reconstituer la chaîne de l’existence (Houdart et Thiery, 2011[8]Houdart S, Thiery O. (2011). Humains, non-humains : comment repeupler les sciences sociales, Paris, La Découverte.) des démonstrateurs, principalement pour les acteurs publics et privés qui les portent et projettent en eux de nouveaux usages, de nouveaux marchés, de nouvelles prises pour des habitants, des citoyens ou des usagers. Afin d’analyser la production et réception de dispositifs par les acteurs institutionnels et privés[9]Une autre enquête consisterait à questionner les usagers « finaux » (s’ils existent) de ces démonstrateurs, mais les temporalités du travail supposent une séquence bien plus longue., nous devons notamment suivre les phases d’intéressement, d’enrôlement et de médiatisation, fidèles aux principes de l’analyse des phénomènes sociotechniques dont les démonstrateurs font partie.
Les démonstrateurs dans l’aménagement :
instrumentation et matérialisation de l’action publique
Quelques boussoles théoriques sont nécessaires pour compléter le cadrage introductif. Notre focalisation fait converger deux lignes de réflexion, l’une sur l’évolution de la gouvernementalité et qui doit beaucoup à Michel Foucault cherchant à mettre en corrélation économies de pouvoir et formes sociales – État de justice, État administratif, État de gouvernement (Foucault, 1978[10]Foucault M. (1978). « La gouvernementalité », 4e leçon du cours au Collège de France, février 1978, dans Dits et écrits, n° 2, p. 635-657.). L’ouvrage collectif Gouverner par les instruments permet précisément de réfléchir au rôle des instruments comme institution sociale dans l’action politique (Lascoumes et Le Galès, 2005[11]Lascoumes P, Le Galès P. (2005). Gouverner par les instruments, Paris, Les Presses de Sciences Po.). L’instrument « dispositif technique à vocation générique porteur d’une conception concrète du rapport politique/société et soutenu par une conception de la régulation » (ibid, p. 14) est un point de départ que l’on peut faire nôtre, de même que l’idée selon laquelle l’instrumentation est au centre de la gouvernementalité et permet de compléter « les regards classiques sur l’organisation, les jeux d’acteurs, la croyance et les représentations qui dominent aujourd’hui largement l’analyse de l’action publique » (ibid., p. 364). La dimension technique de l’action publique est alors prise au sérieux. L’une des originalités de notre prisme est de considérer prioritairement l’action publique locale, en lien certes avec le niveau de l’État qui n’est pas absent mais plutôt dans le rôle de la mise en réseau et de la labellisation (Epstein et Maisetti, 2016[12]Epstein R, Maisetti N. (2016). « Gouverner par les labels. Le label Métropole french tech », rapport de recherche pour le PUCA.).
La deuxième ligne de réflexion est matérialiste, prenant au sérieux le rôle des objets, réhabilités depuis au moins deux décennies dans certaines traditions des sciences sociales mais qui ne sont pas encore légion, paradoxalement, dans l’aménagement-urbanisme. Les démonstrateurs dont il est question sont pourtant des objets spatiaux. À quelle classe d’objets appartiennent-ils ? Classiquement, ce sont des objets de la « recherche appliquée », qui sont des intermédiaires entre science et industrie et dont le trajet générique les fait passer de l’état de « proof of concept » à celui de « prototype » puis de « démonstrateur » et enfin de « minimum valuable product ». C’est bien moins linéaire, comme nous le verrons, dans le champ de l’aménagement. Un premier corpus de cas a été constitué à partir de l’analyse de publications académiques, appels à projets (cahiers des charges des Démonstrateurs Industriels pour la Ville Durable (DIVD) du Plan urbanisme construction architecture (PUCA), Agence nationale recherche technologie, Caisse des dépôts et consignations) et plus largement de documents institutionnels (rapports, conférences de presse…). De notre passage en revue, il ressort que le démonstrateur peut tantôt désigner une plateforme numérique, un quartier modèle, une opération immobilière pilote pour modération de la consommation énergétique, un projet urbain innovant mais aussi un mobilier connecté. Au-delà de cette variété, les domaines d’application relèvent principalement d’un ensemble serviciel[13]Voir le dossier de la revue Urbanisme, n° 407, 2017. au croisement entre révolution numérique dans les services et enjeux de la transition écologique.
Même si la perspective de cet article n’est pas archéologique, pointons une présence trans-scalaire (hégémonique donc) du démonstrateur dans l’action publique : de l’association soutenue par une collectivité locale à l’État, le démonstrateur est bien à l’ordre du jour. Au niveau de l’État, l’un des marqueurs de cette existence est le programme des Démonstrateurs Industriels de la Ville Durable (DIVD), lancé par le PUCA (rattaché à l’actuel ministère de la Transition), en 2015, suite à une politique d’étiquetage et de labellisation (Écocités, BEPOS…) ayant fait long feu. Dans un récit interne du ministère[14]Nous remercions François Ménard pour ses précieux éclairages à ce sujet., pointons au moins l’influence et les emprunts auprès des green deals anglais et néerlandais, dans lesquels il s’agit d’accompagner les porteurs de projets : l’État est un facilitateur. Dans le même temps, l’Association Française des Entreprises Privées (AFEP) a poussé à la création de l’institut pour la ville durable, notamment pour instruire des dérogations à des règles faisant obstacle à l’innovation. Côté PUCA, la recherche d’expérimentations dépassant la seule échelle du bâtiment peut être pointée avec une focalisation notamment sur l’énergie et le juridique. La démarche des DIVD consiste à flécher des consortiums d’entreprises avec lesquelles sont passées des conventions d’engagement réciproque. En fond de plan, l’enjeu de disposer d’un interlocuteur unique, accélérer des mises en œuvre. Sans qu’il s’agisse ici de développer cet aspect, résumons ce nouvel esprit de l’intervention étatique : du contrôle de légalité à… la dérogation, toujours accordée par l’État ! Les premières analyses de ce programme montrent que la démonstration de la capacité à innover est portée principalement par les directions du marketing et de la prospective des entreprises. Plus récemment, le véhicule législatif de la loi ELAN (portant Évolution du Logement, de l’Aménagement et du Numérique), dont l’un des objectifs est de simplifier les normes avec révision possible de la réglementation, a donné plus d’ampleur à ce qui était auparavant localisé dans une niche de l’appareil d’État.
Ces appels à projet d’échelle nationale sont un observable de choix pour qui s’intéresse à la transformation des rapports entre sphères publique et privée, ou entre les échelles locale et nationale. Deux des terrains évoqués à la suite ont ainsi été retenus par la Caisse des dépôts et consignations pour être objets démonstrateurs. Et le troisième objet (la navette autonome) est également très largement soutenu par le niveau national. Ainsi donc, même si les métropoles sont des plus actives sur le front démonstratif, c’est bien dans une articulation au niveau étatique que se jouent des circulations croisées, bien mises en avant dans le cadre du plan ville durable par Béal, Epstein et Pinson (2015[15]Op. cit.). Mais voyons désormais comment se manifestent ces démonstrateurs sur la scène locale nantaise.
Mises à l’épreuve des démonstrateurs locaux.
Une approche par cas
Les trois cas présentés ici sont décrits comme objets émergents : par leurs porteurs, volontiers enclins à se décrire aux prises avec l’innovation, l’incertitude et la transversalité ; par les commentateurs nourrissant la nouvelle rubrique de la smart city ; par nous-même enfin. Il convient de reconstruire leurs apparitions, motivations, caractéristiques, et nous sommes attentifs, chaque fois, à leur mise à l’épreuve afin de devenir des objets tangibles : ces épreuves relèvent de mobilisation d’acteurs, d’épreuves juridiques, techniques, communicationnelles… Rencontre-t-on les mêmes épreuves de réalisation suivant les démonstrateurs suivis ? Avant d’y revenir de manière plus synthétique (section suivante), le récit que nous proposons est issu d’un croisement d’entretiens et de documents institutionnels. Nous tentons chaque fois de comprendre comment les dimensions techniques, urbaines, transactionnelles et usagères se présentent, s’articulent, se superposent ou s’ignorent. Notre attention au langage est en outre permanente, montrant que l’émergence des démonstrateurs est aussi intrinsèquement langagière, et que le lexique de l’actuel et du disruptif fonctionne au cœur de nouvelles professionnalités.
Un quartier démonstrateur :
« reloader » l’Ile de Nantes
Naturalisation d’un écosystème :
attirer des donneurs d’ordres et mobiliser des terrains de jeux
Un objet démonstrateur à l’échelle urbaine se signale récemment sur l’Ile de Nantes, projet urbain sous les projecteurs depuis 20 ans. L’un des enjeux de ce projet est précisément celui de son renouvellement permanent et désormais de l’essentialisation d’un écosystème qui serait spécifique et qui donne le ton d’une ville créative. C’est un travail de longue haleine qui passe par des ouvrages de commande de la SAMOA[16]Société d’Aménagement de la Métropole Ouest Atlantique. (G. Le Cornec[17]Le Cornec G. (2011). De fer, de machines et de rêves. Histoire des Halles. Prairie-au-Duc // île de Nantes, 1850-2010, Samoa., F. de Gravelaine[18]De Gravelaine F. (2009-2016). « Les chroniques de l’île #1 à # 7 », Place Publique, Samoa.), des rapports d’études (Granem-Lemna ; Ars Industrialis et B. Stiegler) qui proposent de manière souvent convergente des récits articulant économie culturelle, vie numérique et création artistique. Territoire plus mental que géographique dans un premier temps mais qui, au fil des années, est lesté de preuves spatiales d’un territoire contributif et apprenant[19]Nous faisons ici directement allusion au Territoire Apprenant Contributif [En ligne. De fait, un véritable écosystème s’est construit, récemment bien décrit par le journal d’investigation Media Cités[20]Media Cités. (2019). Dossier « Start-up nantaise, ton univers impitoyable », notamment les volets d’enquête sur la start-up nation nantaise, disponibles sur abonnement en ligne..
Le quartier-démonstrateur de l’Ile de Nantes se situe dans la continuité d’une histoire aménagiste qui, en 2009, objective et médiatise un « quartier de la création » suite à plusieurs hésitations sémantiques. Depuis lors, l’aménageur a structuré une branche dédiée témoignant de l’importance de rendre tangible l’existence concrète d’un tel quartier. La creative factory se structure autour de nouveaux professionnels plutôt issus de l’ingénierie ayant développé « une culture du management de l’innovation »[21]Extraits d’entretien avec un chargé de mission à la creative factory, le 17 septembre 2018. Les deux chargés de développement interviewés au sein de la creative factory sont diplômés de Polytech Angers (ex ISTIA) en management de l’innovation. Leurs parcours sont marqués par des positions de chargés de mission orientées vers le management de projets de recherche et développement, d’abord au sein de structures privées (start-up et industries électroniques) puis de structures publiques (Universités, CCI) et parapubliques (pôles de compétitivité, Sociétés d’Accélération du Transfert de Technologies (SATT), Société Publique Locale (SPL)) du Grand-Ouest. ; la plupart sont chefs de projet chargés de mission « accompagnement des entreprises et open innovation »[22]Ibid.. Entre exploration des enjeux de la smart city et négociations avec des donneurs d’ordres qui « approchent la ville »[23]Ibid., un chargé de mission définit le rôle de cette structure : « on a des collègues au pôle aménagement urbain qui aménagent la ville, et nous, on est chargé de la faire vivre au niveau économique afin que des acteurs innovants puissent s’épanouir dans cet écosystème », avant de préciser les domaines d’activités transversaux : « On a quatre communautés créatives qui nous permettent de faire travailler les créatifs, avec des donneurs d’ordres, des établissements d’enseignement supérieur, des institutions sur des sujets d’ordre économique que sont la smart city mais que peuvent être le bien-être, la santé, l’aménagement, le design et puis tout ce qui est média. »
Les premières traces de l’émergence d’un quartier démonstrateur à Nantes nous mènent en 2016. À cette date, la creative factory est sollicitée par la Caisse des dépôts et consignations de manière opportune pour de nouveaux « terrains de jeux d’expérimentation des innovations de la smart city »[24]Ibid.. Par la suite, la Caisse des dépôts et consignations lance l’appel à projets « Quartier démonstrateur ville intelligente » duquel Nantes sera désignée lauréate avec huit autres villes en proposant notamment un projet comprenant une rue connectée et des « smart tiers lieux ». Aussi, l’appel à projets a accéléré la constitution du réseau d’acteurs nantais facilitant l’intégration de plus gros donneurs d’ordres, issus de l’industrie notamment, réunis autour du Nantes city lab, structure légère pilotée depuis un bureau de Nantes Métropole[25]Ce bureau a été mis en place début 2017, notamment en lien avec un adjoint au numérique apparu en 2014 dans la nouvelle municipalité élue, la direction de l’innovation de Nantes Métropole et la cellule Europe. Le pilote du bureau est un ex-acteur des services informatiques de la collectivité, tout disposé à s’emparer de cet enjeu. Voir : Nantes City Lab: l’expérimentation grandeur nature [En ligne. Ainsi, on identifie une chaîne d’intéressement dont la reconstitution logique peut être discutée : la Caisse des dépôts et consignations cherchait à obtenir des « terrains de jeux » (une expression récurrente) pour la smart city – nouvel axe de son développement – permettant à ses entreprises partenaires (La Poste, ICADE) d’expérimenter avec des start-up et au sein d’infrastructures du type tiers lieux qu’elle finance pour partie. Plus localement, la creative factory cherche à développer le quartier de la création en attirant des investisseurs aptes à s’appuyer sur l’écosystème local, le Nantes city lab agissant plutôt en agrégeant et labellisant des projets, en proposant des sites d’expérimentation dans la ville et en accompagnant les acteurs : « L’objectif est d’être facilitateur d’expérimentation pour les industriels, pour que ça puisse leur servir à eux et qu’ils puissent développer leurs produits »[26]Entretien avec le chargé de quartier démonstrateur à la creative factory, le 17 septembre 2018..
Faire la ville à l’heure de la « Civic Tech » :
entre concertation citoyenne et enjeux numériques
L’ambition d’expérimentations « orientées usages » est évoquée par un chargé de mission et relayée par la baseline du Nantes city lab « expérimentation grandeur nature » ou encore sur le site web d’un des partenaires qui parle de « construire sur le territoire un programme de maturation XXL en laboratoire urbain »[27]Voir le site web de la SATT ouest valorisation [En ligne. Elle est aussi le fruit d’une volonté politique dont on peut tracer l’émergence dans la presse locale et qui est régulièrement relayée par l’adjoint au numérique de la ville : « On ne veut pas faire un POC, un petit laboratoire dans une éprouvette, on veut vraiment tester cela avec les Nantais »[28]POC pour « Proof of Concept ». Propos de l’adjoint au numérique de la ville de Nantes lors de l’ « apéripitch » d’avril 2019.. Cette « culture de l’innovation »[29]Extraits d’entretien avec un chargé de mission à la creative factory, le 17 septembre 2018. où l’on peut « se donner le droit à l’erreur », « faire du test and learn » est bien en train d’intéresser l’ensemble des services de la métropole, diffusion d’un mode « agile » aujourd’hui largement attendu par les organisations déclinant la cité par projets et dont la grammaire fut décrite par Boltanski et Chiapello (1999[30]Boltanski C, Chiapello È. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.) : le fonctionnement en réseau comme l’épanouissement personnel y sont des valeurs cardinales. Ici, la collectivité se met au service de telles valeurs : tout le territoire de la métropole se trouve « au service de votre innovation », comme le précise la plaquette du Nantes city lab. Témoin de cette culture de l’innovation, la « rue connectée », située sur l’Ile de Nantes, mobilise le format des urban living laboratories (Bulkeley et al., 2019[31]Bulkeley H, Marvin S, Palgan V et al. (2019). « Urban living laboratories: Conducting the experimental city? », European Urban and Regional Studies, vol. 26, n° 4, p. 317-355.) caractérisés par une fonction d’apprentissage de l’expérimentation en contexte urbain associant les futurs usagers, et avec l’ambition d’évaluer et d’améliorer l’objet ou le service. Ici, deux modèles de participation sont convoqués : préconisations citoyennes – relatives à l’utilisation de données – mais aussi test d’usage au travers d’une triple interaction entre la ville, les citoyens et le numérique. Ces ingénieries alors plus complexes, émargeant du côté de la civic tech, impliquent des enjeux de traductions entre concertation et approche technologique et soulèvent des divergences d’interprétation parmi les répondants aux appels d’offres mobilisant des compétences variées. Le flou est ici inhérent au projet car la mission consiste à « définir la méthode d’expérimentation » et à « créer un démonstrateur, une chose reproductible dans d’autres villes »[32]Entretien avec un chargé de mission à la creative factory, le 17 septembre 2018.. Si, dans un premier temps, la commande semble verser dans le registre de « la carte blanche » (Devisme et Ouvrard, 2015[33]Devisme L, Ouvrard P. (2015). « Acteurs intermédiaires de la mobilisation territoriale : les enseignements des démarches de prospective-action », Lien social et Politiques, n° 73, p. 73-93.), les trois missions proposées dans le cahier des charges révèlent plutôt une prise de précaution de la collectivité autour de la collecte des données personnelles. Dans les faits, cela se traduit par le calibrage des dispositifs expérimentés et la prise en compte de figures d’usagers multiples, du « geek au militant anti-collecte de données »[34]Extraits d’entretien avec un chargé de mission en concertation et maîtrise d’usage, le 11 juillet 2018..
Le programme « rue connectée ».
Tests d’usages et expérimentations « crash-test »
Ce qui marque le plus sensiblement cette évolution de la fabrique de la ville reste probablement le second mode de participation invoqué : le test d’usage. Plusieurs praticiens interrogés témoignent de pratiques similaires visant à « préfigurer les usages »[35]Ibid. Deux exemples en témoignent : l’agence de communication, conseil et concertation Scopic, née à Nantes en 2004 et régulièrement retenue pour accompagner le dialogue citoyen à Nantes. Elle vise à proposer « des dispositifs surprenants et efficaces » à ses clients (présentation en ligne avec des ateliers qui permettent d’imaginer ces usages futurs sur le mode du « et si … » avant la réalisation de prototypes testés plusieurs mois dans l’espace public, devançant un retour des habitants. Entre transformation matérielle de l’espace public et concertation citoyenne, ces ateliers ont vocation à « créer l’événement » afin de répondre à un enjeu d’animation. Pour preuve, le glissement relevé par plusieurs praticiens vers une concertation « ludique » dans le cadre d’exercices prospectifs ou de construction qui voient mobiliser de nouveaux profils d’Assistants à Maîtrise d’Ouvrage (AMO) spécialisés en design de services urbains (au détriment d’acteurs prônant une participation plus classique).
Le programme « rue connectée » illustre bien un régime de fabrication de la ville tablant sur l’innovation numérique et mettant en avant le test. Tel chargé de mission nous parle « d’un site intéressant, car multimodal, de loisirs avec un volume de fréquentation intéressant »[36]Extrait d’entretien avec un chargé de mission de Nantes Métropole, le 7 octobre 2019.. Actuellement, la rue connectée comprend un éclairage public avec des mats connectés, une voie photovoltaïque et une station de gonflage, le tout réparti sur 1 km de berges en bord de Loire. Au registre des épreuves techniques, on relève le changement des candélabres de la rue, la réparation suite à détérioration de la voie photovoltaïque. Ce dernier point n’en est pas moins l’objectif final, figure d’une ville en mode « crash-test », comme l’évoque un chargé de mission : « On voulait les quatre saisons pour la voie photovoltaïque et tester sa tenue mécanique… Ce qui intéresse l’industriel, c’est la condition réelle, c’est-à-dire, le skate qui passe, le vélo mais aussi la balayeuse, cela peut aussi être graphé… donc c’est un crash test »[37]Extraits d’entretien avec un chargé de mission à la creative factory, le 30 août 2018.. Dernier projet en cours, le bean cloud, est un banc connecté avec visualisation de données météorologiques instantanées. Ce mobilier urbain s’inscrit dans le cadre d’un Appel à Manifestation d’Intérêt (AMI) lancé par la SAMOA en janvier 2019 et remporté par un consortium composé d’ARMOR, Ksculpture et VS Connect, qui affiche déjà l’enjeu de duplication du mobilier et publicise ses panneaux photovoltaïques, preuve que les enjeux de commercialisation sont aussi au cœur de ces projets.
Bien que plusieurs projets soient « dans le pipe »[38]Extension du domaine de l’ingénierie au sens commun !, il n’y a pas d’obligation de rythme de sortie des projets. L’enjeu est plutôt de montrer une collectivité réactive, « qui va vite, contrairement à l’inertie que certains peuvent lui prêter. »[39]Extraits d’entretien avec le directeur du Nantes City Lab, le 29 novembre 2018.
Les objets innovants ne sont pas ostentatoires, néanmoins c’est bien leur nombre, leur agrégation, qui produit la curiosité voire un intéressement du public et des investisseurs. Au sein d’un quartier démonstrateur à « bords flous », le rôle du Nantes city lab apparaît comme celui d’une vitrine de l’ensemble des projets métropolitains : « Le City lab, c’est la vitrine… Dès que l’on peut labéliser des projets sur IDN, on les présente et on espère qu’ils obtiennent tous le label City lab. On est là pour pousser le city lab. »[40]Propos du directeur général adjoint de la creative factory, à l’occasion de l’ « apéripitch » d’avril 2019. Au-delà du rôle de mise en visibilité de ce City lab, il s’agit d’intéresser et d’enrôler différents partenaires afin notamment de faire évoluer la législation.
Une maison imprimée par un robot (Yhnova) :
« varier » la focale du logement social
Prémisses d’une ingénierie de projet
« Ce qui est disruptif ici, c’est de croiser ces mondes »
Yhnova apparaît dans un contexte d’émulation technologique et de créativité, à l’occasion de la Maker fair, à Nantes[41]L’évènement « Maker fair » est né sous l’impulsion du magazine américain Make, décliné depuis 2006 dans différentes villes dans le monde et se voulant chaque fois être à la fois une rencontre des acteurs de l’innovation, une foire populaire et une fête de la science.. En 2016, on pouvait notamment y croiser Sophie la girafe, réalisée à partir d’une impression 3D en mousse expansée, ainsi qu’un habitat d’urgence réalisé par le département Génie mécanique et productique de l’IUT de Nantes. La présence de ces prototypes sous les nefs de l’Ile de Nantes n’a rien du hasard. Un enseignant-chercheur du laboratoire LS2N à l’université de Nantes avait déjà réalisé des études pour la compagnie Royal de Luxe et développe de l’impression 3D depuis 30 ans… bien avant l’engouement récent permis par un accès facilité (démocratisé ?) à ces outils numériques. Loin d’une simple démonstration, cet événement est l’occasion de rencontres entre chercheurs, industriels et collectivités. Dans ce cadre, la délégation métropolitaine repère le procédé constructif, et la directrice de l’habitat de Nantes Métropole challenge le chercheur et lui demande de réaliser un logement social sur ce principe.
Expérimentateur régulier du logement, Nantes Métropole Habitat (NMH) accepte de s’engager dans le projet avec pour condition la « reproductibilité » du projet, « un simple démonstrateur ne suffisait pas »[42]Extraits d’entretien avec le directeur de l’innovation de Nantes Métropole Habitat, 26 septembre 2018.. L’objectif affiché par NMH auprès de ses administrateurs était « de rendre la construction de maison plus rapide, moins polluante, moins chère, en gros un truc qui fait tout bien »[43]Propos du directeur de l’innovation de Nantes Métropole Habitat (26 septembre 2018)., ce pourquoi ils financeront le projet au prix d’une typologie classique. Au même moment, le Nantes city lab est en cours de concrétisation, l’élu au numérique repère le projet de maison qui aide à positionner Nantes dans la compétition interurbaine des smart cities dans la poursuite de la politique des labels (Epstein et Maisetti, 2016[44]Op. cit.).
« Croiser les mondes » représente un des défis majeurs pour ce projet exploratoire, à la croisée des mondes de la robotique, de l’immobilier et du logement social. Cela implique une forte dimension collective entraînant des épreuves aussi bien techniques que juridiques. La mise en œuvre des conditions de réalisation de l’objet constitue au demeurant un important travail diplomatique d’autant plus intense que les intérêts des acteurs peuvent s’avérer contradictoires. Ce qui importe pour le collectif reste de « faire en vrai », quitte à ne pas réaliser toutes les innovations techniques imaginées.
Conjonction de bonnes ondes,
épreuves de (dé)régulation juridique et agrégation d’intérêts
Un consortium de recherche est mis en place, sous l’égide de la SATT-ouest valorisation, dont le rôle est de financer une partie du projet pour sa maturation et d’assurer la valorisation de cette recherche publique par le biais de brevets et par la vente de ressources d’innovations aux entreprises. La mobilisation de différents acteurs du BTP s’effectue via différents canaux : des réseaux professionnels de l’impression 3D fortement liés aux activités du BTP, des réseaux personnels. Plusieurs acteurs du BTP investissent le consortium : Bouygues construction en tant que conseiller, d’abord, Lafarge en tant que fournisseur, et un maçon local pour la dalle. Pour ces acteurs, ce projet représente un marché émergent sur lequel ils se positionnent, mais la présence d’un entrepreneur local démontre ici les enjeux d’économie d’échelle. Cela permet également d’afficher un engagement « local » du projet (le local se trouve de plus en plus pointé comme ressource, on le voit fortement dans le cadre du Projet Alimentaire Territorial (PAT)[45]PAT qui fait l’objet d’enquêtes ethnographiques du CRENAU (Centre de Recherche Nantais Architectures Urbanités) (UMR AAU) dans le cadre du programme de recherche partenarial POPSU Métropoles.) et une innovation.
Un des actants majeurs du projet est le temps – court – que le consortium va considérer en mobilisant acteurs et outils permettant de valider les autorisations, de s’affranchir des procédures de concours. Côté techniques de construction et matériaux, les organismes de certifications sont intégrés au consortium de recherche en amont du projet. Du côté des organismes de contrôle, le Centre Scientifique et Technique du Bâtiment (CSTB) et la Socotec sont conviés au tour de table, de même que SMA BTP, assureur du démonstrateur pour le bailleur social dont la présence renforce l’enjeu de reproductibilité affiché par le projet. Côté Maîtrise d’Œuvre (MOE), les acteurs vont s’appuyer sur les nouvelles législations relatives aux contrats de Recherche et Développement (R&D) et à l’innovation dans la construction. Ainsi, Nantes Métropole Habitat va déléguer la MOE à Bouygues construction en évitant une mise en concurrence permise par la présence du contrat de R&D « une procédure conforme à la loi MOP qui, sous l’égide de l’innovation, permet de ne pas faire d’appel d’offres » ; l’architecte est retenu sur le même mode. Il s’agit ici, selon un membre du consortium, de « s’arracher les tripes afin de ne pas contourner les lois mais d’accélérer les prises de décisions »[46]Extraits d’entretien avec le directeur de l’innovation de Nantes Métropole Habitat, le 26 septembre 2018..
Les intérêts agrégés au projet varient suivant les acteurs et les groupes ; néanmoins, la problématique de réalisation de l’objet semble partagée. Pour les ingénieurs du laboratoire LS2N, il s’agit d’une innovation technologique sur le plan de la robotique et des matériaux avec la mise en œuvre de la mousse polyuréthane. Un des enjeux majeurs pour le laboratoire est de pouvoir déposer des brevets tout en associant les partenaires financeurs. Du côté du constructeur, si l’échelle reste trop réduite pour permettre une duplication, Yhnova valorise sa capacité à conduire des chantiers dans des temps restreints aux normes exigées par le CSTBet semble l’aider à se positionner dans le champ de l’innovation. Enfin, pour le bailleur, ce projet représente une occasion de valoriser l’image du logement social dans la poursuite des enjeux de renouvellement urbain en secteur ANRU, notamment en matière de diversification de l’habitat. Si le bailleur reconnaît la prouesse technique, ce projet reste loin des préoccupations quotidiennes : « les clés et la serpillère »[47]Extrait d’entretien avec le directeur de l’innovation de Nantes Métropole Habitat, 26 septembre 2018. sont aussi des objets pour lesquels une innovation serait bienvenue !
Preuve d’un intéressement réussi, les identités des acteurs vont se stabiliser après une redéfinition des rôles liée à des enjeux juridiques et transactionnels. L’impossibilité pour l’université de Nantes de se porter constructeur va faire évoluer le rôle de Bouygues, passant d’une posture de conseil à celle de maître d’œuvre du projet (cas rare) qui va également sous-traiter à l’université la phase initiale du montage du démonstrateur, à savoir la formation de la coque en mousse polyuréthane. Enfin, au-delà de renforcer la politique d’innovation métropolitaine, l’intégration de Yhnova au Nantes city lab permettra de déclencher des financements positionnant la collectivité non pas dans un rôle de financeur mais de facilitateur.
Si la dimension technologique du robot et la technique de la construction priment pour les acteurs, le projet est aussi porteur de dimensions transactionnelles importantes et constitue un analyseur de l’évolution de la fabrique urbaine.
Coordination de conception,
ajustement de chantier
et médiation à tous les niveaux
Disposition incontournable de ces démonstrateurs urbains, le foncier ou « terrain de jeu », dont la situation et les caractéristiques s’avèrent déterminantes dans l’exercice de démonstration. Ainsi, parmi les trois sites identifiés initialement par le bailleur, c’est le site le plus contraint qui est retenu pour sa forme complexe et la présence de boisements.
La phase de conception qui s’ensuit engage des enjeux de coordination situés dans un premier temps autour d’enjeux technologiques : articulation entre robotique et composition des matériaux – l’enjeu pour les chercheurs est d’abord d’assurer le choix d’une mousse compatible avec les règlementations constructives mais également avec le robot et son système de dépose ; robotique et conception architecturale –, la machine pose ici la contrainte de murs courbes, des contraintes avec lesquelles l’architecte va s’adapter pour optimiser la typologie du logement et s’adapter au site. Parallèlement, les enjeux juridiques vont également s’appliquer à l’ingénieur en génie des procédés devant intégrer les contraintes juridiques des assureurs pour l’élaboration de la mousse et les premiers murs. In fine, au-delà des temps de conception, c’est bien la mise en œuvre du démonstrateur et son chantier qui vont mettre en mouvement ces acteurs.
La matérialisation du démonstrateur a nécessité des ajustements tout au long du chantier, aussi court soit-il. Au registre des épreuves techniques : le poids des câbles, trop important, a imposé une révision du système de portage du robot, la non-planéité de la dalle pour le passage du robot a impliqué des ajustements liés à des marges d’erreurs variables entre robotique et mondes du BTP, le charpentier a dû attendre la fin du chantier pour lancer la réalisation des chéneaux. Ici, le chantier devient un enchaînement d’actes robotiques qui vient modifier le rôle des acteurs de la construction au travail ; les chefs de chantier ne peuvent plus improviser et se trouvent dirigés par des chercheurs, soulevant des enjeux de pouvoir ; les compagnons doivent suivre une cadence imposée par le robot, la figure du « sprint continu » est évoquée par un enquêté ne permettant pas de variations dans le travail ; enfin, la présence d’un robot sur site implique des enjeux de sécurité et de protection du matériel.
Si la conception et la mise en œuvre bousculent les pratiques professionnelles, les riverains du projet sont aussi sollicités dans le cadre de séances participatives visant à concerner, susciter un « désir d’habiter » tout autant qu’à informer. En partenariat avec la ville, les chercheurs rencontrent des riverains et proposent des séances immersives avec un casque à réalité virtuelle. Si la densité et la dégradation de la maison sont redoutées, l’adhésion au projet a été emportée selon ses acteurs grâce à la mise en visibilité du dispositif par l’ouverture du chantier aux riverains a contrario de démonstrateurs réalisés en chambre.
Plusieurs niveaux de coordination et de négociation sont en question : entre chercheurs et acteurs de l’immobilier et du BTP, entre chercheurs et collectivité, mais aussi entre l’équipe de recherche et les habitants.
La maison-témoin… de la médiatisation
Au-delà d’être un moyen d’action, cette expérimentation apparaît comme une finalité dont la mise en scène du chantier témoigne : barnum, groupes électrogènes, « espace journalistes » participent à en faire un véritable événement urbain. Ces dispositifs permettent d’assurer la mise en visibilité du projet à l’échelle de l’îlot, du quartier mais aussi au-delà par le biais des médias. Le démonstrateur devient ici un « objet » de communication du projet de recherche, mais on peut se demander dans quelle mesure il médiatise également le rapport entre les habitants du quartier et leur environnement. Yhnova a fait l’objet d’une large médiatisation auprès des médias nationaux et internationaux, la revue de presse en témoigne. Cette médiatisation a entraîné une révision, modeste certes, du classement de l’université de Nantes, et les retombées pour Nantes métropole ont été évaluées à plusieurs centaines de milliers d’euros. Ce projet de maison individuelle performe l’inscription de Nantes dans des réseaux de l’économie de la connaissance. Aujourd’hui, le projet Yhnova fait l’objet de recherches pour un développement en secteur diffus, soulevant des enjeux de territorialisation de telles expérimentations. Et en avril 2020, la start-up Batiprint 3D TM est lancée dans la halle 6 de l’Ile de Nantes, nouveau lieu interdisciplinaire de l’université dédié aux cultures numériques[48]Selon la dépêche de l’université, il s’agit de « réaliser de nouveaux logements écologiques et proposer de nouvelles solutions pour la robotisation BTP afin de devenir des leaders européens de la modernisation du BTP » (UN News, Création de la startup Batiprint3D issue de l’université de Nantes, 10 janvier 2020 [En ligne.
Singulière maison-témoin ! Elle apparaît aujourd’hui beaucoup plus comme un démonstrateur de méthode que d’usage – La lettre à lulu, journal satirique local, l’avait du reste bien saisi[49]Voir La lettre à lulu, n° 101, 2018. [En ligne. En outre, la durabilité de cet objet peut bien sûr être interrogée, de même que ses conséquences sur les filières métiers de la construction.
La navette électrique autonome
et ses atterrissages métropolitains
Mise à l’agenda et publicisation progressive
La mise à l’agenda des véhicules autonomes s’observe dans la plupart des métropoles pouvant y voir un nouvel objet fétiche. Une première feuille de route « industrielle »[50]Voir : Ministère de l’Économie (2014). La nouvelle France industrielle. Présentation des feuilles de route des 34 plans de la nouvelle France industrielle, p. 14 [En ligne sur le développement des véhicules autonomes avait été réalisée en 2014 par le gouvernement. Celle-ci s’est traduite par des premières expérimentations aux Pays-Bas de prototypes français, notamment sur route, contrairement aux expérimentations françaises plutôt en sites propres. D’abord centrées sur les problématiques techniques et les enjeux industriels, ces expérimentations sont assurément marquées par un référent « transport intelligent » et une vision technique de l’avenir des transports (Ygnace, 2010[51]Ygnace JL. (2010). « La construction sociale d’un projet technologique : le cas des transports intelligents », Réseaux, n° 163, p. 189-216.), mais un volet social (acceptation des voyageurs, enjeux pour l’emploi…) apparaît dans les écrits sur les récentes expérimentations et notamment à Nantes.
En l’occurrence, un consortium d’entreprises propose, fin 2017, au Nantes city lab une expérimentation de navette autonome sur l’agglomération pour une durée de 1 an. Impulsé par EDF dans le cadre d’une politique d’innovation en lien avec l’électrique et notamment les smart-grids, le consortium intègre également Navya, ID4Car, Lacroix et Logiroad mais aussi Charier, en quête de positionnement sur le marché de la route photovoltaïque, ainsi que la SEMITAN[52]La SEMITAN est l’autorité organisatrice de transports de la métropole nantaise.. Une fois la navette « labellisée », le développement de la technologie et les réflexions autour de la mise en œuvre du dispositif se déploient au premier semestre 2018 et aboutissent au lancement officiel de la navette autonome le 1er juin de la même année. Cette navette se déploie entre la station de tramway Gare Maritime et la carrière Misery, à Chantenay à l’occasion de la manifestation organisée par Nantes Métropole, intitulée Complètement Nantes. Ce premier test en situation réelle est présenté comme réussi par les acteurs du consortium et les institutionnels, la lenteur de la navette (10 km/h) ainsi que des freinages intempestifs sont néanmoins soulevés par les voyageurs et protagonistes du projet. La mise en place de cette navette a nécessité de neutraliser une voie bus/vélo, d’aménager un itinéraire cyclable en site propre, de louer un conteneur, d’aménager deux abribus, d’installer une barrière connectée, des unités de bords de routes, des détecteurs automatiques de piétons ainsi que divers repères (des bâches) le long de la route pour la navette[53]Entretien. Aux enjeux d’autonomie de conduite et de gestion de l’environnement, s’ajoute l’enjeu énergétique qui se traduit par le déploiement d’une route photovoltaïque afin de recharger la navette. L’expérimentation dure un mois.
L’épreuve de traduction du dispositif dans l’espace public apparaît particulièrement fertile ici car elle implique de repenser les vitesses de déplacements et l’organisation spatiale de cet espace (moins d’obstacles…). Même si le déploiement de bâches et kakemonos apparaît « bricolé », l’installation de capteurs dans les feux tricolores et de repères sur l’ensemble des candélabres montre l’arrivée de nouveaux objets.
Au même moment, le ministère de la Transition écologique et solidaire chargé des Transports lançait un appel à projets intitulé « Expérimentation du Véhicule Routier Autonome – EVRA », auquel ce consortium et d’autres vont répondre sur deux autres sites nantais : de Neustrie à l’aéroport et sur l’ancienne voie de chemin de fer entre Gare de Doulon et Carquefou. Cet appel à projets s’inscrit dans la continuité de la stratégie nationale pour les véhicules autonomes de mai 2018, qui vise à faire des véhicules autonomes « un axe structurant de la politique de mobilité »[54]Développement des véhicules autonomes, orientations stratégiques pour l’action publique – Un an d’action publique, mai 2018-avril 2019, ministère de la Transition écologique, 2018. ; l’enjeu affiché est aussi d’aller vite pour que les industriels français ne soient pas devancés par les industriels chinois ou américains (cf. le positionnement très concurrentiel aujourd’hui de tous les constructeurs automobiles à ce sujet).
Du local au global, il n’y a qu’un pas pour l’adjoint au numérique qui, en marge d’une manifestation organisée par la creative factory, s’exprimait ainsi : « La navette autonome, on voit bien qu’elle a fait des petits, le long de la Loire et puis à Bouguenais […] Hier, la ministre évoque le fait que Nantes Métropole est lauréate pour une expérimentation à grande échelle. Je peux vous dire que notre expérimentation (Gare maritime) n’y est pas pour rien ».
Une année d’expérimentations est planifiée avec un deuxième déploiement en site dit « ouvert à la circulation générale » autour de l’IRT Jules Verne conçu durant le second semestre 2018. L’objectif affiché est de tester le dispositif en situation réelle pour « faire une vraie démonstration »[55]Entretien avec le responsable de la mission d’appui à la direction des services de mobilité de Nantes Métropole, octobre 2019., de traverser ronds-points et feux tricolores, de rouler à 20 km/h pour raccourcir le temps de parcours, mais aussi de tester de nouvelles briques technologiques : feux communicants, comptages passagers. La mise en place de ce circuit de 2,5 km en boucle fermée a nécessité d’abaisser la vitesse à 30 km/h sur l’ensemble du parcours, d’installer trois arrêts de bus PMR, de modifier le régime de priorité de trois carrefours, d’installer un giratoire temporaire et des points de repères sur les candélabres, de tailler les buissons, de supprimer des places de stationnement. Cette expérimentation nécessitait une dérogation des services de l’État pour rouler à 20 km/h, obtenue suite à un travail d’analyse cartographique et de simulation vidéo sur quatre scénarios afin d’anticiper les interactions entre la navette et les usagers, les piétons, les cyclistes, les automobilistes ainsi que l’environnement (véhicules, arbres, signalétique). Ainsi, les partis pris technologiques guident le choix du site – ici identifié par déduction des contraintes plus que par choix – et entraînent des modifications de l’environnement. Les épreuves juridiques relatives aux autorisations de déploiement de l’innovation apparaissent majeures sur les enjeux de circulation car ils posent d’importantes questions de responsabilité pour les collectivités et pour un État qui appréhende difficilement ces risques. La dérogation a ici été assortie d’une obligation d’information des voyageurs sur l’expérimentation.
La forte publicisation du dispositif apparaît ici comme un gage d’implication des équipes projets et d’une réactivité des services de l’État dont témoignent les acteurs du projet, enjeux financiers liés à la location de la navette mais aussi politiques obligent. Au risque d’occulter certains dossiers structurants ?
Une innovation urbaine qui occulte des dossiers mobilitaires structurants
Cette expérimentation s’inscrit, selon le CEREMA et des élus, dans l’idée de « pouvoir évaluer les opportunités de déploiement pour une nouvelle offre de services de transport à Nantes[56]« Le Cerema évalue la navette autonome pour Nantes Métropole », avril 2019 [En ligne ».La société de transports publics nantaise, associée à l’expérimentation, la présente souvent comme un moyen de répondre aux problématiques des lignes collectives périurbaines décrites comme « peu rentables ». Notons que les expérimentations ont eu lieu pour l’une au cœur de la centralité métropolitaine, même si la seconde s’est déplacée en première couronne, à Bouguenais. De fait, ce site aéroportuaire fait l’objet d’une stratégie de redéveloppement suite à l’abandon de Notre-Dame-des-Landes, intéressant les entreprises mais aussi la direction du développement économique de la métropole. Face à ce déploiement technologique, certains élus métropolitains ont pu opposer le besoin de développement de lignes de transports en commun « ordinaires » : l’épreuve technologique est aussi politique (Latour, 1992[57]Latour B. (1992). Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte.).
De fait, la navette autonome apparaît ici comme un démonstrateur résolument technologique : « Nous l’avions plutôt présentée comme une expérimentation mais à chaque fois que l’on en discutait avec la SEMITAN, ils nous disaient non, on est plutôt sur un démonstrateur, c’est le fait de se dire que l’on se laisse la possibilité, que cela ne rende pas vraiment un service mais que l’on teste des technologies pour mieux les connaître, connaître leurs limites, leurs conditions de mise en œuvre. Un démonstrateur, je pense que cela se veut être un objet pas encore abouti, finalement. »[58]Entretien avec le responsable de la mission d’appui à la direction des services de mobilité de Nantes Métropole, octobre 2019.
Sur le plan de l’expérience, articles de presses mais également articles scientifiques témoignent de l’enjeu social de ces nouveaux véhicules. L’expérimentation viserait à démontrer la sécurité du dispositif à plusieurs échelles ; sécurité des passants, sécurité des voyageurs mais aussi cybersécurité pour la prise de contrôle à distance, par exemple. L’évaluation en cours du CEREMA permettra d’approfondir ces points. L’autonomie à 100 % semble par ailleurs toute relative sur la première expérimentation, le sol photovoltaïque étant très peu résistant à ce jour. La prouesse est avant tout le passage d’une épreuve sociale qui réinterroge des filières : rôle du chauffeur-superviseur[59]Ceux concernés par ces expérimentations avaient mis en place un groupe What’sApp dédié, réseau social qu’il serait sûrement judicieux d’analyser… encore présent au sein du véhicule autonome qui ne devrait plus l’être demain, choix des circuits… Cette expérimentation semble confirmer l’hypothèse d’une technicisation de l’action publique, qui se voit « obligée » de travailler à la mise en œuvre de briques technologiques proposées et conçues par les entreprises. En 2010, Ygnace écrivait : « Notre hypothèse principale est que les références aux systèmes techniques et aux usages sociaux de l’espace qu’ils sous-tendent sont le catalyseur de nouvelles formes de partenariat entre organisations publiques et privées, dans des configurations locales mais aussi dans des ramifications mondiales nouvelles pour le secteur des transports » (Ygnace, 2010, p. 194[60]Op. cit.). La politisation de l’objet n’est pas à exclure pour autant.
Mais que démontrent les démonstrateurs ?
Les épreuves de concrétisation des « nouveaux objets »
Rue connectée, maison 3D, navette autonome : ces objets existent désormais et tonalisent une production urbaine voulue innovante (Rosental, 2019[61]Rosental C. (2019). « Formuler des promesses technologiques à l’aide de “démos” », Socio, n° 12, p. 27-47 [En ligne). Ils ne relèvent pas d’une politique publique structurée (émargeant du reste à différents secteurs d’intervention) mais d’un marquage qu’est celui d’une mission, celle du Nantes city lab. De fait, le point commun de nos cas est, d’une part, qu’ils apparaissent sous la forme de démonstrateurs selon les acteurs (le dernier cas étant plus hésitant, entre expérimentation et démonstrateur) – nous les avons donc pris au sérieux et avons cherché à suivre ce que cela indiquait quant à l’action publique en train de se transformer – ; d’autre part, ils se déploient sur le territoire nantais. Cette métascène n’est pas uniforme, et nous avons souhaité repérer et documenter les occurrences de démonstrateurs via différents objets. Certes le Nantes city lab peut être considéré comme connecteur de ces initiatives, mais elles sont pour partie antérieures et sont plutôt fédérées par la mission que construites par elle. D’ailleurs, le Nantes city lab est aujourd’hui un outil, dont le contenu reste à définir avec ses parties prenantes émargeant tantôt du côté des industries, tantôt des universités et des collectivités.
Notre grille de lecture amène à formuler certaines remarques conclusives quant au rôle du démonstrateur dans la fabrique de la ville. Un premier point transversal tient évidemment à la place du numérique : l’apparition d’une nouvelle délégation municipale, en 2014, à Nantes suppose des objets de travail, des acteurs métropolitains à mobiliser. Si des entrepreneurs de cause sont bien à l’œuvre (cf. les analyses de la french tech à Nantes par Renaud Epstein et Nicolas Maisetti) avec un écosystème prenant de la consistance, il lui faut du grain à moudre ! Le numérique peut alors tantôt être l’aiguillon d’une mobilisation pour bousculer des routines, une voie explorée pour revaloriser l’image du logement social et/ou celle d’un quartier prioritaire de la politique de la ville, un opérateur de ludification de la ville.
Un deuxième point tient à la place particulière du juridique dans nos différents cas. Le démonstrateur vient en effet perturber un environnement : si l’on prend conseil auprès d’avocats, c’est pour aller plus vite, contourner la lourdeur d’une procédure, ne pas attendre l’autorisation pour faire… Normes et règles ne déterminent pas l’action (on se situe aux antipodes de l’urbanisme réglementaire), le mouvement est bien celui du droit à l’expérimentation, du permis de faire, de la simplification des procédures. Cela prend parfois le nom de « modernisation de l’action publique ». Les démonstrateurs rencontrés impliquent de passer outre certains dispositifs de concours et par des contrats de recherche-développement (où il faut, par exemple, pouvoir prouver que personne d’autre ne fait la même chose). Une fabrication de gré à gré est ainsi mise en exergue pour faciliter le processus de réalisation, cela peut aussi accentuer les effets de club ou d’écosystème dans la fabrique urbaine. Dans le même ordre d’idée, le leitmotiv de la vitesse et de l’agilité se repère. Il faut avancer vite, « on fait puis on regarde et on réfléchit »[62]Entretien avec le directeur du Nantes City Lab, le 29 septembre 2018. !
Troisième point, le régime de l’action en plan (Thévenot, 2006[63]Thévenot L. (2006). L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement. Paris, La Découverte.) reste présent mais discret[64]Dans la sociologie des régimes d’engagement proposée par L. Thévenot, le régime en plan ou régime de l’action planifiée apparaît comme celui qui a été le plus attaqué dans les organisations visant la flexibilité. Plus généralement, c’est la question de la place des représentations dans l’action qui est posée par le régime en plan.. Il importe certes d’obtenir la production d’un objet final, mais il comporte tout compte fait le risque d’être anecdotique – aux dires mêmes des acteurs. Aussi voit-on que c’est le parcours, l’excitation de la démarche à l’échelle 1 qui motivent ces cas de figure, au risque du déceptif en bout de course : tout ça pour ça. L’exploration du nouveau est fascinante bien entendu, mais l’action publique peut-elle s’en contenter ? Dans certains cas, les objets sont autant de prétextes. Et si le crash-test s’entend parfaitement dans les activités de recherche des sciences pour l’ingénieur, que signifie-t-il dans l’action publique territoriale ?
Un quatrième enseignement tient à la conception de l’espace public dans ce quasi-paradigme du démonstrateur. Les espaces supports de ces innovations relèvent plutôt de terrains de jeu. La ville est ludique dans cette perspective, juxtaposition de produits plus ou moins certifiables et homologables. Il y a parfois privatisation de l’espace public afin de mener à bien ces actions souvent présentées comme « moyen d’animation de la ville » et comme « dispositif test pour s’assurer de l’acceptation d’un tel dispositif dans la ville »[65]Extraits d’entretien avec un chargé de mission en concertation et maitrise d’usage, le 11 juillet 2018.. Le foncier est bien sûr une ressource, mise à disposition d’entreprises afin qu’elles puissent expérimenter de nouveaux objets et services. Dans ces différents cas, l’espace public est l’occasion d’une démultiplication des phases de test, on le modifie temporairement : comment résiste-t-il, quels sont les obstacles à sa glissance (navette autonome), à sa sécurité ? Ce sont certes des objets techniques « orientés usages » (pour se déplacer, pour y vivre, pour être « augmentés » en position d’assise) mais qui doivent être élaborés dans des morceaux de ville déployés comme des laboratoires hors les murs, une métaphore souvent employée par les acteurs. Les justifications du recours aux démonstrateurs renvoient bien sûr à l’enjeu de « faire en vrai » et rendre visible, et renvoient la plupart du temps à l’idée de dupliquer, reproduire, transférer. La figure de l’habitant est avant tout et exclusivement usagère, et le citoyen un potentiel ou réel capteur et producteur de données. Aussi, est-ce que la mobilisation politique de la démo (démonstration) dans le champ urbain s’accompagne d’un cadrage ville-laboratoire ? La ville est un plateau (de jeu) offert à des acteurs qui investissent des moyens pour voir ce qu’ils pourraient mettre en œuvre à plus grande échelle. Si l’on recourait auparavant plus volontiers à des simulacres ou décors (pour entraîner des policiers et des militaires) – et cette tendance existe toujours comme en témoigne la récente initiative Transpolis en banlieue lyonnaise[66]Voir « Transpolis, une fausse ville pour expérimenter les mobilités de demain », dans Les Échos, 7 mai 2019 [En ligne –, c’est bien la ville réelle qu’il est désormais possible de « louer », escape-game à ciel ouvert. Un dernier point, enfin, mérite d’être soulevé afin d’être confirmé ou infirmé par d’autres enquêtes. Les humains présents sur ces différentes scènes renvoient moins aux mondes classiques de l’aménagement qu’à celui des start-up (Zaza, 2017[67]Zaza O. (2017). « Expérimenter la ville, ou la transformation urbaine par le numérique : le cas du réaménagement d’une place parisienne », dans Dousson L (dir.), Formes de l’innovation, innovations de la forme, Montpellier, L’Espérou, p. 65-85.) et aux entrepreneurs de cause numérique, plus ou moins choyés par les pouvoirs publics locaux (Devisme, Guerin-Pace et Voiron, 2020[68]Devisme L, Guerin-Pace F, Voiron C. (2020). « Big cities, smart data ? Les conséquences épistémologiques et pratiques de la généralisation des univers numériques pour la recherche urbaine », dans Adisson F, Barles S, Blanc N et al. (dir.), Pour la recherche urbaine, Paris, CNRS éditions, p. 51-66.) ; on repère également des rapprochements (des entreprises du BTP et des universitaires). De jeunes ingénieurs spécialisés en data sont souvent centraux dans ces dispositifs. Du côté des processus d’élaboration, on repère des appels à manifestation d’intérêt, des assistances à maîtrise d’ouvrage citoyens. Au sein des structures publiques, les acteurs sont plutôt des passeurs avec des trajectoires d’ingénieurs sensibilisés aux usages, des directeurs du développement et de l’innovation, des chargés d’innovation, des chargés de démonstrateurs, des informaticiens activistes, en mesure d’identifier des terrains d’expérimentations, de maîtriser les données mais aussi… de rédiger des demandes de subventions ! Si l’on passe aussi, en tendance, du design urbain au design de service, cela montre à quelle vitesse les univers professionnels sont en train de se transformer. En tous cas, notre hypothèse principale selon laquelle le régime exploratoire est en train de devenir prégnant dans les modalités de la fabrique urbaine est plutôt confirmée par notre enquête sur les démonstrateurs, qui montre plus spécifiquement l’intérêt d’enquêtes autour des promesses technologiques fondées sur des « démos ».
[1] Voir le dossier de la Revue internationale d’urbanisme, n° 3 (2017) ou encore le premier dossier en ligne des Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère (2018), intitulé « Innover ? ».
[2] Voir, par exemple, Raisons pratiques, n° 4 (1997), « Les objets dans l’action », EHESS.
[3] Devisme L. (2014). « Urbanographie/urbanologie : les traverses de la fabrique urbaine », DHDR, ENS Lyon. [En ligne].
[4] Lorrain D. (2018). Urbanisme 1.0. Enquête sur une commune du Grand Paris, Paris, Raisons d’agir.
[5] Blanchard G. (2018). « Comment la maîtrise d’ouvrage urbaine conçoit-elle les choix d’aménagement ? : élaboration et assemblage des choix énergétiques à Bordeaux Euratlantique », thèse en aménagement-urbanisme, Paris Est. [En ligne].
[6] Devisme L, Dumont M, Roy É. (2008). « Le jeu des “bonnes pratiques” dans les opérations urbaines, entre normes et fabrique locale », Espaces et sociétés, n° 131, p. 15-31.
[7] Béal V, Epstein R, Pinson G. (2015). « La circulation croisée. Modèles, labels et bonnes pratiques dans les rapports centre-périphérie », Gouvernement et action publique, n° 3, p. 103-127.
[8] Houdart S, Thiery O. (2011). Humains, non-humains : comment repeupler les sciences sociales, Paris, La Découverte.
[9] Une autre enquête consisterait à questionner les usagers « finaux » (s’ils existent) de ces démonstrateurs, mais les temporalités du travail supposent une séquence bien plus longue.
[10] Foucault M. (1978). « La gouvernementalité », 4e leçon du cours au Collège de France, février 1978, dans Dits et écrits, n° 2, p. 635-657.
[11] Lascoumes P, Le Galès P. (2005). Gouverner par les instruments, Paris, Les Presses de Sciences Po.
[12] Epstein R, Maisetti N. (2016). « Gouverner par les labels. Le label Métropole french tech », rapport de recherche pour le PUCA.
[13] Voir le dossier de la revue Urbanisme, n° 407, 2017.
[14] Nous remercions François Ménard pour ses précieux éclairages à ce sujet.
[15] Op. cit.
[16] Société d’Aménagement de la Métropole Ouest Atlantique.
[17] Le Cornec G. (2011). De fer, de machines et de rêves. Histoire des Halles. Prairie-au-Duc // île de Nantes, 1850-2010, Samoa.
[18] De Gravelaine F. (2009-2016). « Les chroniques de l’île #1 à # 7 », Place Publique, Samoa.
[19] Nous faisons ici directement allusion au Territoire Apprenant Contributif [En ligne] tel qu’il s’est déployé comme quête d’un nouveau modèle macro-économique, projet exploré sur le territoire de Plaine Commune et porté notamment par l’IRI et Ars Industrialis.
[20] Media Cités. (2019). Dossier « Start-up nantaise, ton univers impitoyable », notamment les volets d’enquête sur la start-up nation nantaise, disponibles sur abonnement en ligne.
[21] Extraits d’entretien avec un chargé de mission à la creative factory, le 17 septembre 2018. Les deux chargés de développement interviewés au sein de la creative factory sont diplômés de Polytech Angers (ex ISTIA) en management de l’innovation. Leurs parcours sont marqués par des positions de chargés de mission orientées vers le management de projets de recherche et développement, d’abord au sein de structures privées (start-up et industries électroniques) puis de structures publiques (Universités, CCI) et parapubliques (pôles de compétitivité, Sociétés d’Accélération du Transfert de Technologies (SATT), Société Publique Locale (SPL)) du Grand-Ouest.
[22] Ibid.
[23] Ibid.
[24] Ibid.
[25] Ce bureau a été mis en place début 2017, notamment en lien avec un adjoint au numérique apparu en 2014 dans la nouvelle municipalité élue, la direction de l’innovation de Nantes Métropole et la cellule Europe. Le pilote du bureau est un ex-acteur des services informatiques de la collectivité, tout disposé à s’emparer de cet enjeu. Voir : Nantes City Lab: l’expérimentation grandeur nature [En ligne].
[26] Entretien avec le chargé de quartier démonstrateur à la creative factory, le 17 septembre 2018.
[27] Voir le site web de la SATT ouest valorisation [En ligne].
[28] POC pour « Proof of Concept ». Propos de l’adjoint au numérique de la ville de Nantes lors de l’ « apéripitch » d’avril 2019.
[29] Extraits d’entretien avec un chargé de mission à la creative factory, le 17 septembre 2018.
[30] Boltanski C, Chiapello È. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
[31] Bulkeley H, Marvin S, Palgan V et al. (2019). « Urban living laboratories: Conducting the experimental city? », European Urban and Regional Studies, vol. 26, n° 4, p. 317-355.
[32] Entretien avec un chargé de mission à la creative factory, le 17 septembre 2018.
[33] Devisme L, Ouvrard P. (2015). « Acteurs intermédiaires de la mobilisation territoriale : les enseignements des démarches de prospective-action », Lien social et Politiques, n° 73, p. 73-93.
[34] Extraits d’entretien avec un chargé de mission en concertation et maîtrise d’usage, le 11 juillet 2018.
[35] Ibid. Deux exemples en témoignent : l’agence de communication, conseil et concertation Scopic, née à Nantes en 2004 et régulièrement retenue pour accompagner le dialogue citoyen à Nantes. Elle vise à proposer « des dispositifs surprenants et efficaces » à ses clients (présentation en ligne). L’anthropologue Stéphane Juguet, au sein de son agence What time is it, a pour sa part proposé, dans le cadre de Ile de Nantes Expérimentation, des objets issus d’une manufacture d’imaginaires associant studio créatif et ateliers. Des prototypes sont fabriqués pour interpeller et « faire en vrai » de la concertation. Voir la thèse de Margaux Vigne, (2019), « Occuper les lieux – Occuper les habitants. Ethnographie de deux expérimentations institutionnelles ». Bruxelles, Nantes, thèse en aménagement-urbanisme, université de Nantes.
[36] Extrait d’entretien avec un chargé de mission de Nantes Métropole, le 7 octobre 2019.
[37] Extraits d’entretien avec un chargé de mission à la creative factory, le 30 août 2018.
[38] Extension du domaine de l’ingénierie au sens commun !
[39] Extraits d’entretien avec le directeur du Nantes City Lab, le 29 novembre 2018.
[40] Propos du directeur général adjoint de la creative factory, à l’occasion de l’ « apéripitch » d’avril 2019.
[41] L’évènement « Maker fair » est né sous l’impulsion du magazine américain Make, décliné depuis 2006 dans différentes villes dans le monde et se voulant chaque fois être à la fois une rencontre des acteurs de l’innovation, une foire populaire et une fête de la science.
[42] Extraits d’entretien avec le directeur de l’innovation de Nantes Métropole Habitat, 26 septembre 2018.
[43] Propos du directeur de l’innovation de Nantes Métropole Habitat (26 septembre 2018).
[44] Op. cit.
[45] PAT qui fait l’objet d’enquêtes ethnographiques du CRENAU (Centre de Recherche Nantais Architectures Urbanités) (UMR AAU) dans le cadre du programme de recherche partenarial POPSU Métropoles.
[46] Extraits d’entretien avec le directeur de l’innovation de Nantes Métropole Habitat, le 26 septembre 2018.
[47] Extrait d’entretien avec le directeur de l’innovation de Nantes Métropole Habitat, 26 septembre 2018.
[48] Selon la dépêche de l’université, il s’agit de « réaliser de nouveaux logements écologiques et proposer de nouvelles solutions pour la robotisation BTP afin de devenir des leaders européens de la modernisation du BTP » (UN News, Création de la startup Batiprint3D issue de l’université de Nantes, 10 janvier 2020 [En ligne]). Nous ne sommes décidément pas sortis de la modernité…
[49] Voir La lettre à lulu, n° 101, 2018. [En ligne].
[50] Voir : Ministère de l’Économie (2014). La nouvelle France industrielle. Présentation des feuilles de route des 34 plans de la nouvelle France industrielle, p. 14 [En ligne].
[51] Ygnace JL. (2010). « La construction sociale d’un projet technologique : le cas des transports intelligents », Réseaux, n° 163, p. 189-216.
[52] La SEMITAN est l’autorité organisatrice de transports de la métropole nantaise.
[53] Entretien avec le chargé de mission en charge de la mise en œuvre de l’expérimentation à Nantes Métropole, 26 septembre 2018.
[54] Développement des véhicules autonomes, orientations stratégiques pour l’action publique – Un an d’action publique, mai 2018-avril 2019, ministère de la Transition écologique, 2018.
[55] Entretien avec le responsable de la mission d’appui à la direction des services de mobilité de Nantes Métropole, octobre 2019.
[56] « Le Cerema évalue la navette autonome pour Nantes Métropole », avril 2019 [En ligne].
[57] Latour B. (1992). Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte.
[58] Entretien avec le responsable de la mission d’appui à la direction des services de mobilité de Nantes Métropole, octobre 2019.
[59] Ceux concernés par ces expérimentations avaient mis en place un groupe What’sApp dédié, réseau social qu’il serait sûrement judicieux d’analyser…
[60] Op. cit.
[61] Rosental C. (2019). « Formuler des promesses technologiques à l’aide de “démos” », Socio, n° 12, p. 27-47 [En ligne].
[62] Entretien avec le directeur du Nantes City Lab, le 29 septembre 2018.
[63] Thévenot L. (2006). L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement. Paris, La Découverte.
[64] Dans la sociologie des régimes d’engagement proposée par L. Thévenot, le régime en plan ou régime de l’action planifiée apparaît comme celui qui a été le plus attaqué dans les organisations visant la flexibilité. Plus généralement, c’est la question de la place des représentations dans l’action qui est posée par le régime en plan.
[65] Extraits d’entretien avec un chargé de mission en concertation et maitrise d’usage, le 11 juillet 2018.
[66] Voir « Transpolis, une fausse ville pour expérimenter les mobilités de demain », dans Les Échos, 7 mai 2019 [En ligne].
[67] Zaza O. (2017). « Expérimenter la ville, ou la transformation urbaine par le numérique : le cas du réaménagement d’une place parisienne », dans Dousson L (dir.), Formes de l’innovation, innovations de la forme, Montpellier, L’Espérou, p. 65-85.
[68] Devisme L, Guerin-Pace F, Voiron C. (2020). « Big cities, smart data ? Les conséquences épistémologiques et pratiques de la généralisation des univers numériques pour la recherche urbaine », dans Adisson F, Barles S, Blanc N et al. (dir.), Pour la recherche urbaine, Paris, CNRS éditions, p. 51-66.