frontispice

L’urbain en ses objets
Une nouvelle matérialité de la ville ?

• Sommaire du no 9

Laurent Devisme Ensa Nantes, AAU Frédérique Hernandez Université Gustave Eiffel, TS2-LMA, Salon-de-Provence

L’urbain en ses objets : une nouvelle matérialité de la ville ?, Riurba no 9, janvier 2020.
URL : https://www.riurba.review/article/09-objets/editorial-09/
Article publié le 1er janv. 2020

Copier la référence
Télécharger le PDF
Imprimer l’article
Laurent Devisme, Frédérique Hernandez
Article publié le 1er janv. 2020
Cet encadré technique n’est affiché que pour les administrateurs
post->ID de l’article : 2937 •

D’un appel (lointain) à un dossier (enfin)

Un appel à articles tient toujours de la gageure : rencontrera-t-il des répondants potentiels et lesquels ? Comment les chercheurs vont-ils s’en emparer, le tordre, le mener un peu plus loin, en contester les fondements ? Le présent dossier, issu d’un appel écrit début 2019, n’échappe pas à de telles questions. Quel était donc le point de départ ?

Il partait d’abord de l’enjeu d’une focalisation sur les non-humains dans l’aménagement, symétrisant les enjeux portés dans le numéro précédent à l’évolution des acteurs[1]Nouveaux acteurs de l’urbanisme. La question de la matérialité recouvre tout un pan dans les sciences sociales consistant notamment à éprouver les rapports humains / non humains, à décrire des agencements concrets et à reconnaître la force des écologies. Si l’environnementalisation des sociétés est devenue une évidence, ce n’était pas le cas au XXe siècle, et il a fallu quelques textes d’interpellation pour ne pas éluder le concret : tout n’est pas idéologie, croyance, intérêt, rapport de force… Il y a aussi des espaces concrets, des espacements, des objets (prothèses ou obstacles à l’action). Bref, pas d’intersubjectivité sans interobjectivité, comme l’écrivait Bruno Latour dans les années 1990[2]Latour B. (1994). « Une sociologie sans objet ? Note théorique sur l’interobjectivité », Sociologie du travail, n° 36(4), p. 587-607.. Une importante initiative éditoriale, au début des années 2010, lançait quant à elle l’enjeu de « repeupler les sciences sociales » avec des objets techniques, outils, animaux, végétaux, œuvres d’art, architectures… tout en montrant que les frontières entre les domaines humains et non humains sont bien plus poreuses qu’on ne le pense habituellement[3]Houdart S, Thiery O. (2011). Humains, non humains. Comment repeupler les sciences sociales, Paris, La Découverte..

À cet enjeu que nous faisions nôtre, nous ajoutions un cadre plus spécifique. Partant des nouveaux objets, notre appel posait une série de questions touchant à l’émergence et à l’appel désormais « normal » à l’innovation. Du côté de la matérialité, cette tendance se traduit en effet par des prototypes, des démonstrateurs qui ne se limitent plus au seul monde industriel. Nous énumérions ainsi « tantôt une conciergerie (d’un nouveau genre ?), un lampadaire intelligent nous mettant sur la voie d’une smart city, un dispositif de participation passant par le faire ensemble, un objet circulant dans l’espace public… ». Ces exemples témoignaient-ils d’une entrée dans un nouvel âge du faire ?

À quoi aboutissons-nous finalement ? À la Jacques Prévert ou plutôt à la Boris Vian, énumérons les objets en question dans ce dossier : un quartier, un logement, un véhicule autonome, des objets connectés, des dispositifs de gestion, des taxis collectifs, un plateau piétonnier, des espèces végétales et animales, des traces matérielles d’usages, des objets de petite taille à peine signifiants. L’occasion nous est donnée d’une traversée de différentes échelles. 

Si la réflexion porte majoritairement sur le « nouveau », on aurait pu davantage rencontrer une réflexion sur les objets que les nouveaux remplacent, accompagnent ou auxquels ils s’additionnent. La réflexion n’est en effet pas sans lien avec l’obsolescence plus ou moins programmée de certains objets techniques, avec la prolifération de différents objets dans les espaces publics et privés, avec le problème de la coordination des dispositifs (songeons – actualité oblige – à la démultiplication des plateformes de visioconférence et le sentiment croissant de perte de sédimentation dans différents mondes du travail). L’historicisation des questions que nous posions reste encore à faire ; ne pas seulement considérer des objets nouveaux mais analyser le devenir d’objets anciens certes qui se transforment et parfois de manière significative : des places publiques, des équipements vacants, des zones en déprise ou en crise, des objets dont les sociétés urbaines héritent et dont il faut actualiser le fonctionnement… Une autre perspective est de revenir sur des objets ayant en quelque sorte « raté » leur sortie dans le monde[4]Cf. appel en cours des Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère, dossier n° 12-2021 : « Projets en échec, déroutes et déréalisations » (coord. L. Devisme et L. Matthey) [En ligne : objets n’ayant donc pas rencontré « leur » public ou encore questionnant des prospectives qui peuplent le monde urbain d’autant d’objets restés à l’état de fiction mais ayant au moins traversé notre imaginaire.

Dans bien des cas, obsolescence et nostalgie peuvent aller de pair, c’est ce qu’exprimait le beau texte de François Bon, Autobiographie des objets, dans lequel l’auteur parcourait l’intervalle entre deux extrémités du marais poitevin, sa vie se construisant « autour des objets qui peuplaient ces mondes » : Telefunken, transistor, machine à écrire, photo de classe, auto-tamponneuse, projecteur huit millimètres[5]Bon F. (2012). Autobiographie des objets, Paris, Seuil.… Autant d’entrées montrant la pertinence d’une approche objectale pour parler du temps qui passe.

Objets variés de l’aménagement, convergence interdisciplinaire

Revenons aux textes des chercheurs que nous publions. Ce dossier comprend cinq articles auxquels s’ajoutent deux textes au statut différent, issus de la volonté de récolter les points de vue d’auteurs dont les travaux de recherche participent de longue date aux problématiques soulevées dans ce dossier. Ces deux textes, l’un sous une forme qui relève plus de l’essai (Boullier) et le second issu de la transcription d’un entretien (Orfeuil), apportent un point de vue à la fois rétrospectif et prospectif sur la façon dont les objets contiennent ou non des offres de pratiques sociales appelées par des enjeux contemporains.

Les objets urbains traités par les différents contributeurs au dossier sont très divers et couvrent plusieurs domaines thématiques : assainissement urbain, logement, transport et mobilité, services, écologie. Cette diversité est illustrative de la pluralité des composantes de la fabrique urbaine, elle montre également l’omniprésence des objets dans la façon dont la ville est vécue, conçue et gérée. La question de l’espace public traverse une grande majorité des articles, qu’il s’agisse de ses usages ou de ses transformations. La dimension internationale est également présente dans ce dossier au travers d’études de cas qui abordent l’usage des taxis collectifs dans l’agglomération du Grand Tunis et le rôle des objets dans le processus de réaménagement d’espaces publics à Bruxelles et ses environs. 

La diversité de la provenance institutionnelle et disciplinaire des contributeurs est également intéressante à souligner. Si le champ de l’aménagement-urbanisme est fortement présent, il s’associe notamment à l’ingénierie, l’ethnographie, l’écologie et la sociologie. L’approche par les objets, les non-humains, s’avère ici propice à la transdisciplinarité. Par ailleurs, deux articles associent des chercheurs et des praticiens (pour l’un dans un dispositif de recherche-action assumé) illustrant combien cette entrée peut être corollaire d’un engagement au plus près de l’action.

Les deux premiers articles du sommaire s’intéressent aux processus qui font exister des objets techniques, analysant des dispositifs organisationnels et des dispositifs de conception et abordant de fait la question des cultures professionnelles.

Jean-Yves Toussaint et Sophie Vareilles analysent la mise en œuvre et l’intégration des objets de l’assainissement urbain dans les activités urbaines au quotidien. Pour cela ils adoptent une approche qui ne se limite pas à l’étude des qualités intrinsèques de l’objet technique, mais s’intéressent à sa « morphologie sociale », c’est-à-dire aux moyens qui en permettent l’existence, le développement et la diffusion. En particulier, il s’agit de mieux comprendre le hiatus entre d’une part la multiplication des objets et dispositifs techniques promus par les politiques publiques visant à résoudre les problèmes environnementaux contemporains et d’autre part la faiblesse des changements de pratiques attendus. Leur article éclaire les paradoxes et difficultés de banalisation des nouveaux objets de l’assainissement. Si les techniques d’assainissement dites alternatives (bassins de rétention, noues…) se diffusent largement dans les pratiques, aujourd’hui encore l’organisation de leur gestion est toujours discutée et négociée au cas par cas selon les projets d’aménagement. Sous l’impulsion du législateur, les dispositifs de surveillance des réseaux sont largement déployés dans les services techniques de l’eau, mais semblent fonctionner en mode dégradé et ne débouchent pas sur de nouvelles pratiques, faute de moyens et personnels formés spécifiquement affectés à leur gestion.

Kévin Chesnel et Laurent Devisme explorent les traductions, dans l’action publique locale contemporaine, de l’injonction à l’innovation. Repérant le déploiement langagier du « démonstrateur », ils en suivent les vicissitudes dans trois cas d’étude observés sur la métropole nantaise. C’est à la fois un quartier-démonstrateur qui correspond à une nouvelle époque de l’aménagement de l’Ile de Nantes qui les intéresse, dans le prolongement d’une observation de long terme menée sur des terrains déjà support de nombreuses expérimentations. C’est ensuite le cas d’une maison 3D, construite par un robot pour le compte du bailleur social Nantes Habitat, qui retient leur attention, et ce sont enfin les « atterrissages » d’un véhicule autonome (sans chauffeur) qui les mobilisent. Dans tous les cas, il faut reconstituer la carrière de tels objets apparaissant dans l’espace public, les attachements qui les relient à tel ou tel acteur, entrepreneur de cause public ou privé, et questionner les portées attendues et réelles de la démonstration. Ils rejoignent alors certaines réflexions du dossier « Innover ! » des Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère[6]Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère, n° 1-2018 [En ligne mais aussi, plus largement, celles relatives aux transformations contemporaines de l’action publique.

Les trois articles suivants ont en commun de vouloir mettre en lumière les besoins, attentes et aspirations de citoyens, citadins ou périurbains ; les non-humains vivants ou non vivants peuvent aussi servir de révélateur. Ils s’inscrivent clairement dans la conscience grandissante des interdépendances planétaires et écologiques.

Giuletta Laki, Rafaella Houlstan-Hasaerts, Guillaume Slizewicz, Breg Nijs et Thomas Lauressens abordent de front la question du rôle et des effets des objets dans l’espace urbain et dans la participation urbaine. La participation s’entend au sens large dans leur texte et non uniquement comme l’engagement dans une discussion publique argumentée et logocentrée. Inscrit clairement dans l’ambition pragmatique évoquée par l’appel d’envisager le rôle des objets dans leur engagement dans l’action, il s’appuie sur le terrain de l’espace piétonnier de Bruxelles (plus particulièrement sa phase-test), aux antipodes de la « bruxellisation », longtemps synonyme de toute-puissance de la modernité automobile. C’est un « problème public » qui a été localement l’objet d’un intérêt particulièrement intense, à la fois de la part du monde académique et du monde médiatique, politique, associatif ou militant. Cependant, c’est certainement un cas extrêmement riche dont il est encore nécessaire de tirer et déployer des analyses plurielles, au-delà des milieux universitaires bruxellois et pour s’inscrire dans des débats internationaux sur la participation urbaine, l’urbanisme temporaire, les mobilisations urbaines et l’aménagement des centres urbains. 

Ce texte privilégie la description d’expériences spécifiques menées par les chercheurs eux-mêmes. Il ne s’agit ainsi plus tant de démontrer que les dimensions objectales de la participation urbaine doivent être considérées (ce qui a déjà été fait par d’autres), mais bien d’expérimenter comment elles peuvent être prises en compte, et même mises à profit, dans les dispositifs de participation urbaine comme dans le travail des chercheurs. La piste qu’ouvre cet article est alors d’inciter les chercheurs eux-mêmes à se saisir davantage de ces dimensions objectales dans leurs propres pratiques de terrain, entre enquête et intervention. Le lecteur suit ainsi les péripéties du « Devogramme », explorant ce qu’un tel robot-prototype peut faire lorsqu’il circule sur l’espace public et interpelle les passants. In fine, l’apport scientifique de cet article concerne aussi directement les pratiques de la recherche urbaine. 

Philippe Clergeau, Philippe Jarjat, Richard Raymond et Steven Ware souhaitent saisir les perceptions que les habitants se font de la biodiversité au travers d’une vaste enquête quantitative (1 452 répondants). Il s’agit de mieux comprendre les relations que les habitants peuvent entretenir avec les espèces végétales et animales, notamment pour ce qui est de l’accueil et de la proximité (de l’environnement immédiat jusqu’à l’intérieur du logement). Si l’enquête cible les populations et particulièrement les citadins (sciemment surreprésentés dans l’échantillonnage), les résultats s’adressent aux métiers de la conception (urbanistes, architectes, paysagistes), dont les projets ont un impact sur la gestion des écosystèmes et des espèces qu’ils accueillent. C’est ainsi un dialogue entre écologues et concepteurs urbains que l’enquête souhaite nourrir, pour mieux travailler, à l’échelle fine du cadre bâti, sur les interactions entre les habitants et les diverses formes du vivant non humain.

Souhir Bouzid Ben Tahar s’intéresse pour sa part à la forte croissance de l’usage des taxis collectifs dans l’agglomération du Grand-Tunis. Cet objet de la mobilité est alors le révélateur de nombreuses dynamiques à l’œuvre : un étalement urbain qui réinterroge l’organisation des transports et des déplacements, des enjeux économiques qui jouent sur le mode de fonctionnement de ces grands taxis, et des évolutions sociétales qui font évoluer les pratiques de mobilité. L’article montre la capacité des taxis collectifs à répondre aux besoins de déplacements des habitants périurbains et met en évidence la relation entre l’usage de ces taxis et la mauvaise desserte des transports collectifs publics. Pour cela, il s’appuie sur des observations in situ et une enquête approfondie des pratiques de mobilité des ménages d’El Mornaguia, localité du Grand-Tunis située en périphérie.

Les deux derniers textes, dans leur statut spécifique, sont davantage en prise avec une actualité massive qui est celle de la pandémie sanitaire et des manières dont elle interroge notre spatialité.

Dominique Boullier part en effet de la pandémie du coronavirus comme d’un révélateur. Il s’inquiète pour sa part de la médiocrité de conception de la plupart des interfaces prenant en charge les rapports entre humains, alerte, après d’autres, quant aux risque de l’intelligence artificielle de diminuer notre liberté d’agir. Il passe en revue différentes échelles : des vêtements assurant mal le rôle d’habit mais qui doivent faire face à la double injonction contradictoire de permettre l’accès à l’autre tout en le préservant ; des logements qui permettent si mal d’habiter et dont l’expérience du confinement a montré la faible adaptabilité à la coprésence forcée, au télétravail. L’enjeu est bien alors d’augmenter la capacité d’habiter. « Si la condition humaine de l’anthropocène suppose d’accepter d’être à l’intérieur d’un cosmos qu’on ne maîtrise pas et qui nous affecte, il faut que notre conception de l’habitat prenne cela en compte et ne traite pas ces problèmes seulement en temps de crise. » Lestage, filtrage et arbitrage sont ainsi nécessaires à un bon habiter. Enfin, c’est l’habitacle qui est questionné et au premier chef celui de l’automobile dont il faut peut-être s’inspirer pour le transposer à l’univers du vélo ou encore celui de l’avion, outil de déplacement collectif priorisé à l’ère low cost et qui se voit plus que jamais controversé.

Jean-Pierre Orfeuil intervient pour sa part comme urbaniste et statisticien mais aussi comme un chercheur soucieux de la réception des recherches par le public, ce dont témoigne son travail pour l’Institut de la Ville en Mouvement. Repérant la sortie de l’ouvrage Piloter le véhicule autonome au service de la ville, nous lui avons demandé de revenir sur ses réflexions quant à l’avenir de l’automobile en ville[7]Leriche Y, Orfeuil JP. (2019). Piloter le véhicule autonome au service de la ville, Paris, Descartes.. Réalisé en mai 2020, cet entretien aborde également la production de textes de circonstance sur le Covid. Le prisme des objets de la mobilité, ascenseur, petit véhicule métropolitain, véhicule autonome, bus aménagés… irrigue la discussion. Ce prisme permet d’évoquer les liens entre techniques, technologies, mobilités et villes (quels écosystèmes sociotechniques pour quels usages ? Quels retours d’expériences des échecs de l’industrie des transports ? Quels effets d’un véhicule qui libère ses passagers de la tâche de conduite sur l’aménagement du territoire ?). L’analyse de leurs usages effectifs permet de révéler leurs ordres de grandeur dans les pratiques de mobilité. Ces données quantifiées donnent la faculté de s’extraire des idées reçues, de mieux hiérarchiser les enjeux en matière d’action publique et d’évaluer la juste mesure des efforts à accomplir. Les enjeux sont environnementaux et sociaux : il s’agit de lutter contre le réchauffement climatique et de concevoir des villes plus agréables et plus équitables. Cet entretien rappelle aussi qu’au-delà de l’activité de déplacement, nous habitons nos « véhicules » (cf. le texte de Boullier) et que ces derniers contiennent et apportent de nombreux services itinérants (station de réparation, laboratoire médical, salon d’essayage ou encore salle de sport) au plus près des territoires et des besoins.

Résonances et questionnements

Le présent dossier explore une thématique qui relève plus d’une approche que d’un sujet : celle qui consiste à entrer par les objets, et pour laquelle les auteurs ressentent souvent le besoin d’un détour par l’explicitation d’un cadre théorique, comme s’il fallait encore justifier une approche par l’objet. Parmi ces cadres théoriques, la sociologie pragmatique est en bonne place[8]Citons un numéro de revue ancien et important pour ce sillon : Raisons pratiques n° 4, 1993, « Les objets dans l’action. De la maison au laboratoire », Paris, EHESS., de même que des réflexions davantage menées dans le cadre des STS[9]Cf. revue Tracés n° 35, 2018, Infrastructures, techniques et politiques.. C’est probablement une tendance observable dans les recherches doctorales contemporaines en aménagement-urbanisme que d’être au plus près des arrangements socio-spatiaux, des dispositifs techniques de production de l’urbain. Cela rejoint un véritable material turn actif depuis la fin des années 1990. L’une des quatre parties de l’ouvrage collectif Pour la recherche urbaine porte ainsi « pour une lecture socio-matérielle de l’urbain » et inclut notamment une réflexion sur la ville comme objet socio-écologique, et une autre sur les enjeux techniques, sociaux et politiques d’une appréhension de l’urbain par les flux. Il en ressort clairement que les non-humains sont bien des actants urbains de taille[10]Adisson F, Barles S, Blanc N et al. (2020). Pour la recherche urbaine, Paris, CNRS..

Dans son article « Pour une théorie du projet en urbanisme[11]Arab N. (2018). « Pour une théorie du projet en urbanisme », Revue européenne des sciences sociales, n° 156(1). », Nadia Arab insiste sur le fait que le projet d’urbanisme est une activité productrice d’artefacts, ce qui renvoie à la matérialité de l’espace urbanisé et à la transformation de cette matérialité. Elle évoque les travaux de Anique Hommels montrant que les espaces urbains sont très peu malléables (urban space obduracy) ; certains (nouveaux) objets ont-ils plus de capacités que d’autres à transformer l’espace, à dépasser ou contourner cette obduracy ? Que nous disent les articles de ce numéro thématique sur cette question ? On y voit des objets plus éphémères, peu reliés au vocabulaire classique des espaces urbains. Un certain nombre d’entre eux sont probablement plus des comètes que des objets transformant la ville de fond en comble.

Par ailleurs, Nadia Arab revient sur deux cadres théoriques pertinents dès lors que l’on aborde la dimension technique de l’urbanisme : la philosophie des techniques (G. Simondon) et l’anthropologie des techniques (M. Mauss). Les articles de ce numéro thématique ne relèvent pas particulièrement de l’un ou l’autre de ces cadres même s’ils s’en inspirent souvent. Le pragmatisme évoqué incite, il est vrai, à probablement dépasser le seul registre de la technique afin de la socialiser plus fermement. Ainsi l’intérêt pour l’arrivée d’un nouvel objet technique peut-il (doit-il ?) mener vers un intérêt pour les professionnalités qui l’accompagnent, les scripts et usages qui le socialisent ou le détournent. Citons pour exemple comment l’arrivée des maquettes numériques (BIM) a pu reconfigurer les métiers de l’architecture et transformer les filières et les relations au sein des métiers du bâtiment.

En filigrane, plusieurs interrogations de ce dossier concernent la smart-city. Y font plus directement écho les textes du dossier récent de la revue e-Phaïstos[12]e-Phaïstos, n° V (1), 2016|2018.. Le contexte urbain y apparaît comme un champ d’expérimentation de la pensée technique, et l’on voit comment l’introduction de nouvelles notions et fonctions techniques participe de la redéfinition de la « ville idéale ». Nous avons vu, ici aussi, la quête d’une ville idéale derrière les technologies de la smart city ou du véhicule autonome. Il ne s’agit pas tant de dénoncer une emprise croissante des techniques que d’explorer et tracer leur domaine d’intervention.

Enfin, parallèlement ou presque à notre appel, la revue TIC et Société lançait un appel sur le thème « Objets connectés : enjeux technologiques, enjeux de société »[13]Appel pour le n° 15, 2022 [En ligne. De tels « objets connectés » sont aussi présents dans les contributions du présent dossier. Dans son appel, cette revue interroge les enjeux contemporains du couplage « humain-machine » ou le fait que la conception des dispositifs des objets connectés semble essentiellement fondée sur des approches comportementales : s’agit-il d’un nouveau paradigme de l’action publique permettant d’orienter les choix et les comportements des citoyens ? Nous pouvons enfin lire ce que cet appel a produit.


[1] Nouveaux acteurs de l’urbanisme, juillet 2019.

[2] Latour B. (1994). « Une sociologie sans objet ? Note théorique sur l’interobjectivité », Sociologie du travail, n° 36(4), p. 587-607.

[3] Houdart S, Thiery O. (2011). Humains, non humains. Comment repeupler les sciences sociales, Paris, La Découverte.

[4] Cf. appel en cours des Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère, dossier n° 12-2021 : « Projets en échec, déroutes et déréalisations » (coord. L. Devisme et L. Matthey) [En ligne].

[5] Bon F. (2012). Autobiographie des objets, Paris, Seuil.

[6] Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère, n° 1-2018 [En ligne].

[7] Leriche Y, Orfeuil JP. (2019). Piloter le véhicule autonome au service de la ville, Paris, Descartes.

[8] Citons un numéro de revue ancien et important pour ce sillon : Raisons pratiques n° 4, 1993, « Les objets dans l’action. De la maison au laboratoire », Paris, EHESS.

[9] Cf. revue Tracés n° 35, 2018, Infrastructures, techniques et politiques.

[10] Adisson F, Barles S, Blanc N et al. (2020). Pour la recherche urbaine, Paris, CNRS.

[11] Arab N. (2018). « Pour une théorie du projet en urbanisme », Revue européenne des sciences sociales, n° 156(1).

[12] e-Phaïstos, n° V (1), 2016|2018.

[13] Appel pour le n° 15, 2022 [En ligne].