janvier 2020
L'urbain en ses objets
Entretien avec Jean-Pierre Orfeuil
Spécialiste des mobilités urbaines
Entretien avec Jean-Pierre Orfeuil : spécialiste des mobilités urbaines,
Riurba no
9, janvier 2020.
URL : https://www.riurba.review/article/09-objets/jean-pierre-orfeuil/
Article publié le 1er janv. 2020
post->ID de l’article : 3302 •
Jean-Pierre Orfeuil est auteur de nombreux ouvrages dont récemment Piloter le véhicule autonome au service de la ville[1]Orfeuil JP, Leriche Y. (2019). Piloter le véhicule autonome au service de la ville, Paris, Descartes et Cie, 268 p.. Ses propos ont été recueillis le 25 mai 2020.
Frédérique Hernandez –Le monde des transports et de la mobilité, que vous analysez, est particulièrement peuplé d’objets techniques. Dans vos travaux sur les pratiques de la mobilité, vous mettez en exergue certains de ces objets, l’automobile (ouvrage Je suis l’automobile, édité en 1994), le véhicule autonome (avec récemment Piloter le véhicule autonome au service de la ville), ou encore le petit véhicule métropolitain (sur lequel vous revenez dans un article publié dans le numéro 416 de la revue Urbanisme – printemps 2020). Comment vous êtes-vous intéressé à ces objets ?
Jean-Pierre Orfeuil – J’ajouterai l’ascenseur à la liste. C’est l’objet métropolitain par excellence. Il a permis les immeubles de grande hauteur. Il a changé la hiérarchie sociale des étages des immeubles d’habitation. Les étages supérieurs étaient réservés aux chambres de bonne. Ils sont très prisés depuis l’ascenseur. La ségrégation sociale est devenue horizontale avec les quartiers gentrifiés et les quartiers de relégation. On compte 100 millions de déplacements en ascenseur par jour, presque autant qu’en voiture. Et pourtant il reste un impensé. Combien d’articles scientifiques en sciences humaines ? On commence à voir un ou deux articles journalistiques[2]Pool L. (2020). « The fate of the elevator in the post pandemic city », Citylab, 22 mai. sur les changements d’étiquette, de règles sociales librement acceptées dans l’usage de cet objet suite à la crise du Corona. C’est heureux.
Ce que je dis à propos de l’ascenseur indique ma façon de m’intéresser aux objets : par les usages ou par les usages potentiels. L’automobile m’intéresse parce qu’elle est au cœur de la vie de la majorité des gens. Le véhicule autonome pourra conduire à des villes meilleures ou à des villes bien pires, selon la façon dont nous accompagnerons son arrivée. Les petits véhicules métropolitains m’intéressent parce qu’ils constituent une alternative sobre et peu encombrante à l’automobile. Leur développement dépendra de l’écosystème qu’on créera, ou pas, pour favoriser leur usage.
Laurent Devisme – À partir de l’exemple de l’ascenseur, il y a cette idée de partir des usages, comme des usages potentiels. Pouvez-vous préciser ? Partir d’un usage potentiel, c’est peut-être partir de promesses, qui peuvent être des promesses déçues voire des échecs ?
JPO –Prenons deux cas. Dans le premier, l’usage potentiel est le prolongement immédiat de l’usage réel. Dans le deuxième, ce sont des crises, comme celle que l’on a vécu, qui révèlent un potentiel d’usage. Pour le premier, restons sur les petits véhicules métropolitains. On peut assurer une mobilité métropolitaine, qui est de 30 ou 40 km par jour avec des véhicules personnels qui ne soient pas des voitures, mais pas non plus des vélos. Une voiture est conçue pour pouvoir rouler à 130 km/h, avec quatre personnes à bord, ce qui est rare en ville. Son poids et sa puissance y sont contreproductifs. Le vélo a ses fans, ils aiment pédaler. Mais 30-40 km à vélo, c’est beaucoup trop pour l’immense majorité des gens. Si l’on veut se passer de voiture en ville, il faut pouvoir étendre la clientèle du vélo à la population citadine moyenne et étendre la portée des déplacements réalisables : le vélo seul ne le pourra pas, il faut une montée en gamme passant par les VAE, les vélos cargo et allant vers des quadricycles électriques légers. Alors les usages potentiels peuvent couvrir pratiquement tout le champ des usages quotidiens de la voiture, ils deviendront effectifs si l’on sait bâtir l’écosystème qui en favorise l’usage.
Second cas, où les usages durables sont moins assurés. On a vu pendant la crise du Corona des activités mobiles s’installer sur des parkings aux États-Unis où l’on a ouvert des drive-in de cinéma. On va au cinéma mais on reste dans sa voiture, c’était abandonné depuis longtemps et ça revient. À Mulhouse, on a pu apporter un hôpital militaire parce qu’il y avait un terrain tout proche de l’hôpital fixe, qui permettait une connexion avec tous les moyens de l’hôpital et donc une extension de capacité. Pour nous, urbanistes, il faut sans doute travailler plus sur les capacités de modularité des espaces publics, comme le fait le grand commerce avec ses boutiques éphémères.
FH –Les objets que vous mettez en exergue sont des objets du quotidien ; en les analysant, vous en faites des révélateurs de modes de vie. Vous mettez la focale sur notre vie quotidienne, notre mobilité quotidienne, qui nous est tellement familière que son analyse peut nous échapper. On sent une envie d’être sur des objets de recherche qui concernent tout le monde, le plus grand nombre.
JPO – Si vous êtes dans la recherche pharmaceutique et que vous avez découvert qu’une molécule peut être utile, personne, sauf des collègues, ne va s’en mêler : seuls vos pairs sont experts. Pour la mobilité, c’est différent, tout le monde se considère expert. Vous prenez n’importe quel sujet de mobilité, il y aura toujours beaucoup plus de débats que si vous prenez un sujet lambda. C’est bien que les gens puissent s’exprimer, mais ils n’ont pas toujours conscience des enjeux et des ordres de grandeur. Prenez l’exemple de l’ascenseur, bien malin celui qui aurait pu prévoir les villes que ça a produit. Il faut du recul, avoir un petit peu d’analyse, et c’est la même chose pour des objets plus récents, je pense au Vélib’. C’était un sujet de mémoire attractif pour les étudiants, qui souhaitaient montrer combien le Vélib’ enlevait de voitures en circulation. Il fallait leur rappeler à chaque fois que 20 000 vélos multipliés par 7 usages par jour ça fait 140 000 déplacements sur 40 millions de déplacements en Ile-de-France. Cela n’empêche pas Vélib’ d’être un système utile, mais en termes de poids ce n’est pas grand-chose.
Pour répondre à la dernière partie de votre question, je suis un enfant de 1968, j’avais alors 19 ans. Mon diplôme d’ingénieur ne m’a pas conduit dans l’industrie ou le business. En raison de ce vécu, j’ai toujours pensé qu’un chercheur payé par le public doit renvoyer au public des résultats de recherche utiles. Il y a des choses difficiles à identifier sans travail et à faire comprendre, même à un spécialiste de transport. Un exemple très simple : les embouteillages. C’est un thème récurrent, qui concerne les usagers, la presse, les experts, tout le monde. Ce que l’on montre à partir de données statistiques, et que l’on pourra encore mieux montrer demain avec les données des portables, c’est que le gros des embouteillages est provoqué par une petite partie de la population. Vous avez en gros, dans une grande ville, trois quarts des circulations qui sont produits par un quart des personnes, et les trois quarts restants des personnes ne font qu’un quart des circulations. Ce qui est perçu comme « tout le monde en fait un peu trop » est en réalité « peu de monde en fait beaucoup trop ». C’est la même chose pour les RER bondés. Et ça, ça change tout politiquement et pratiquement : un même niveau d’embouteillage n’a pas le même sens suivant qu’il est produit par une petite minorité de la population, qui fait beaucoup de déplacements et des déplacements longs, ou qu’il est produit par tout le monde. Cette observation est à la base de la proposition de ville cohérente[3]Korsu E., Massot M-H., Orfeuil J-P., 2012 La ville cohérente, La documentation française. : inutile de changer toute la ville, 10-15 % de mutations résidentielles allant dans le bon sens suffisent à faire disparaître ces problèmes, et le marché immobilier tel qu’il est les permet. Cet exemple illustre la nécessité de faire des études en profondeur et de prendre de la distance par rapport à ce qui vient immédiatement à l’esprit.
FH –Les objets techniques de la mobilité sont sources d’imaginaires, d’utopies, et notamment d’utopies urbaines, de fascination ou, à l’inverse, de détestation. En contrepoint, votre démarche de recherche semble consister à d’abord compter, chiffrer et mesurer rigoureusement ces objets et leurs usages pour ensuite traiter de leurs effets en termes sociaux, spatiaux et économiques. Vous revendiquez d’ailleurs « une approche laïque de la mobilité ». Est-ce seulement votre formation de statisticien qui explique cette façon d’attraper les objets ?
JPO – Les imaginaires et les utopies m’intéressent. En témoigne l’étude internationale sur la vision des villes de demain menée en 2012 pour alimenter le colloque international IVM-Fabrique de la Cité sur la Fabrique du mouvement[4]Voir le dossier « La fabrique du mouvement », Urbanisme, n° 385, 2012.. Les visions qui sont apparues alors sont confirmées par les études plus récentes sur les désirs de ville, comme celles de l’Obsoco[5]Obsoco Chronos 2017, Observatoire des usages émergents de la ville ; Obsoco 2020, Observatoire des usages et représentations des territoires. : une ville renaturée, plus légère dans sa mobilité, avec des quartiers qui ressemblent plus à de gros villages ouverts sur l’extérieur qu’à des quartiers prédécoupés. Je pense que ce sont des éléments utiles pour coconstruire des politiques avec les citoyens.
Cela dit, oui, j’assume ma culture de statisticien. Je l’assume avec d’autant plus d’ardeur qu’elle n’est plus très prisée aujourd’hui, y compris en très haut lieu. Ainsi, hier, les banquiers centraux parlaient d’illusion monétaire quand on évoquait la planche à billets. Aujourd’hui, on fait l’éloge des mécanismes non conventionnels, en oubliant que ce sont les générations futures qui paieront. Pour reprendre les termes de Daniel Kahneman, un psychologue qui a eu le prix Nobel d’économie, tout aujourd’hui parle au système 1 de notre cerveau, celui qui est rapide, intuitif et émotionnel, tandis que le système 2, lent, réfléchi, logique est beaucoup moins sollicité. C’est ce que disent aussi tous les observateurs qui constatent le primat de l’image – et de l’image animée – sur l’écrit.
Quand j’enseignais, mes premières séances du séminaire de recherche du master Transport et mobilité étaient consacrées à un exposé des ordres de grandeur. Par exemple, l’automobile et l’avion sont les moyens qui assurent l’essentiel des distances que nous parcourons. Ce simple rappel me transformait, chez beaucoup d’étudiants favorables au développement durable, en partisan de ces modes, alors que ce n’était qu’un rappel du réel, qui donne la juste mesure des efforts à accomplir si l’on veut s’en passer. Il faut accepter l’idée que les trottinettes susciteront toujours plus d’articles de presse qu’une baisse de 0,1 litre aux 100 de la consommation des voitures. Mais il faut aussi apprendre à comprendre que cette baisse dont personne ne parle fera faire bien plus d’économies de CO2 !
Cela dit, ce goût des chiffres ne vient pas chez moi que d’une culture de statisticien. De toutes mes lectures de jeunesse, j’ai gardé à l’esprit cette phrase du grand économiste marxiste Charles Bettelheim : « quand on ne compte plus, c’est la peine des hommes qu’on ne compte plus ». Le goût des chiffres, c’est aussi une position éthique et politique. Cette éthique est de plus en plus indispensable, parce que de plus en plus d’acteurs s’en affranchissent. Deux exemples :
– le Grand Paris Express. Ses promoteurs ont avancé un coût de 20 milliards au départ, et des bénéfices totalement surévalués. Pour les coûts, on est à 45, et ce n’est pas fini. Les bénéfices seront bien moins élevés qu’attendu et iront surtout dans la poche des propriétaires de logement ;
– la voiture autonome. On a vu tous les grands cabinets de consultants[6]A.T Kearney, Boston Consulting Group, Deloitte, Mac Kinsey, Price Waterhouse Coopers et tous les autres. nous vendre la certitude que la voiture totalement autonome (de niveau 5 dans le jargon des spécialistes) arrivait bientôt et qu’elle serait la base d’une mobilité partagée. Le cabinet d’audit PwC (PricewaterhouseCoopers) faisait état de plus de 30 % de trajets partagés en 2030, une idée séduisante puisqu’elle décongestionnerait nos villes. C’est une double escroquerie : sur les délais, sur les envies de partage.
Je crois que le dernier lieu de production de vraies connaissances reste l’université, si elle veut bien s’assigner l’exigence d’une production laïque. Ce n’est pas gagné pour deux raisons : D’abord, cela oblige à résister à la pression implicite des contrats pour participer au wishfull thinking et à une pensée politiquement correcte, ou au moins communément admise. Cela veut dire ensuite – hélas pour notre communauté ! – résister à l’envie irrépressible de certains de ses membres, qui, forts de leur capital symbolique, tiennent à se démarquer et à soutenir l’inqualifiable. C’est le piège dans lequel est tombé encore récemment un géographe de renom. Il a publié un article niant[7]« L’humanité habite le Covid 19 », AOC, 26 mars 2020. le rôle des grandes villes dans l’accélération de la diffusion du coronavirus. Il était en outre accompagné d’interrogations surréalistes comme celle-ci, qu’apprécieront sans doute les résidents du 9-3 : « On peut se demander si les citadins bénéficient d’une immunité particulière qui serait liée à leur forte exposition permanente à des agents pathogènes multiples. En tout cas, l’habitat dans une zone à forte urbanité (densité + diversité) apparaît plutôt protecteur ». On peut surtout se demander si les Français qui ne font déjà plus confiance à grand monde ne vont pas aussi se détourner des scientifiques si ce genre d’ânerie devient monnaie courante.
LD – Je suis assez sensible à ce que vous dites sur la question des ordres de grandeur, il y a toujours ce souci dans votre travail de rappeler ça, pour orienter ou aiguiller possiblement les politiques publiques. Peut-on revenir sur ce premier point du wishful thinking induit par le cadrage compétitif des appels d’offres ?
JPO – Je suis un peu partagé, je le dis honnêtement, je ne suis pas totalement contre les appels d’offres : ils permettent à des gens de se mobiliser. Mais mon expérience des contrats européens relevait effectivement beaucoup de la reproduction du même : on avait la réponse, il fallait trouver les moyens de l’argumenter. Et par ailleurs, presque par construction, on ignorait trop les contextes culturels. Pour obtenir un contrat, il fallait avoir un Finlandais, un Grec, un Portugais et un Estonien, et l’on était censé oublier son origine en faisant les mêmes tests sur des terrains culturellement différents. Ça pose quand même un problème de fond.
Ce qui m’a également frappé, à travers les contrats que je pouvais avoir avec l’ADEME lorsque j’étais à l’INRETS, c’était que l’ADEME influençait ma façon de penser sans jamais m’avoir demandé de le faire. Au bout de 10, 12 contrats, j’étais un peu devenu un converti, et j’ai ressenti le besoin d’aller vers des espaces plus libres, vers l’université. Je pense que c’est une menace réelle, sur laquelle il est difficile de réagir. J’ai aussi beaucoup travaillé pour la DATAR, et ni l’ADEME, ni la DATAR ne se sont jamais offusquées d’un résultat qui ne leur convenait pas. Je dois leur rendre cette justice, ils ont accepté les conclusions qui n’allaient pas dans leur sens. En revanche, ce n’est pas tout à fait d’eux que l’on peut attendre le financement d’une recherche dont on se doute a priori qu’elle n’irait pas dans leur sens. Aujourd’hui, il n’y a plus beaucoup de lieux où je peux croire les yeux fermés ce que l’on me dit. Pour moi, l’université, c’est le dernier lieu, le dernier rempart. Ce qui veut dire qu’il faut que l’université produise une parole, une parole audible par les gens et pas uniquement audible par les pairs. Mais aussi une parole argumentée, laïque, fondée sur des démarches réfutables.
LD – Des analyses ont montré sur le début de l’épidémie en Italie que, tout compte fait, en Lombardie et Vénétie, le corridor urbain a été plus marqué que le centre, Milan même. La ville centre de cette métropole était moins touchée : on n’a pas strictement une adéquation entre la densité forte de la grande ville centre et la diffusion de l’épidémie. De votre côté, vous avez fait très récemment un travail à l’échelle départementale en France[8] Orfeuil J.P. (2020). Mortalité Covid et densité des territoires Les différences de mortalité en France par département. IVM [En ligne et donc vous insistez quand même sur cette corrélation de la densité, à l’échelle départementale en tout cas.
JPO – La densité départementale, c’est un pur indicateur pour construire une dizaine de classes à partir de 95 entités. Il n’a rien à voir avec des politiques publiques, il n’y a pas de département qui a dit, moi je veux me densifier, comme des villes peuvent le souhaiter. Ce que vous dites de l’Italie du Nord montre la limite de nos concepts : la région dont vous parlez est objectivement la première région métropolitaine d’Italie (notamment par la richesse produite par habitant), mais son organisation en « citta diffusa » nous incite à voir surtout les différences internes entre grandes villes, gros bourgs et campagnes, même si tout communique comme dans une métropole. Si l’on revient en France, j’assume complètement ce que j’ai écrit il y a quelques semaines : il y a eu une zone autour de Mulhouse, dans un rayon de 200 km, qui a été gagnée par l’épidémie à une vitesse faramineuse, et c’était lié à un rassemblement religieux. On doit accepter des phénomènes conjoncturels. À partir du moment où vous êtes sous l’influence de Mulhouse, que vous soyez à la campagne ou en ville, c’est pareil. Vous êtes pris dans le maelström.
Mais il y aussi des phénomènes structurels : la contagion est plus facile et plus rapide dans les zones les plus denses et les plus peuplées, comme en Ile-de-France et dans les villes millionnaires[9]L’Insee a validé ce fait dans Insee focus, n° 191 (11 mai 2020), au titre explicite : « 26 % de décès supplémentaires entre début mars et mi-avril 2020 : les communes denses sont les plus touchées ».. À l’inverse, un autre cas m’a frappé, parce que j’y étais allé il y a deux ans, c’est la Corse. J’avais alors fait un aller-retour entre Bastia et Ajaccio en train : 4 heures. La Corse du Sud a été très contaminée, pas la Haute-Corse. On voit que là, parce que la mobilité entre les deux est assez difficile, qu’il y a des montagnes à franchir, ça a créé des habitudes d’indépendance des fonctionnements. Si on regarde maintenant le monde, on est frappé par les erreurs méthodologiques des arguments des fans de la haute densité. On nous dit « Tokyo est très peu touché, c’est la preuve que la densité ne joue pas ». Sauf que les grands pays asiatiques ont des politiques sanitaires nationales qui ont 20 ans d’avance sur nous, ce qui explique les faibles taux de contamination, et que quand vous entrez dans le détail, les grandes villes y sont aussi plus touchées que le reste du pays. On doit apprendre à décrypter des systèmes de causalité multifactoriels, comme pour l’accidentologie routière. Les habitudes culturelles, les politiques publiques, les inégalités, la pauvreté jouent un rôle. La densité aussi. Elle peut être déclinée à différentes échelles : au domicile (suroccupation), dans l’espace public (encombrement), à l’usine ou au bureau (open spaces). On peut mettre l’accent sur tel ou tel facteur. Mais on ne peut pas ne pas reconnaître qu’on n’a pas encore su faire des villes denses sans encombrements et avec des pauvres bien logés… Ce pourrait être, au-delà de l’épidémie, l’esprit d’un programme politique accompagné de recherches inventives.
LD –Au milieu des années 1980, Bruno Latour fait une enquête sur un « objet mort-né » qu’a été ARAMIS, s’appuyant sur les enjeux de l’automatisation et l’individualisation. Il analyse plus particulièrement comment le projet s’est déréalisé avec de nombreuses leçons sur ce qu’est donc un projet. Pensez-vous comme lui qu’il faudrait plutôt s’intéresser aux échecs qu’aux bonnes pratiques ? Par exemple, quelles leçons tirer de l’échec du Twizy ?
JPO – Un mot d’abord sur les bonnes pratiques. La circulation de l’information est utile, savoir que telle collectivité a réussi avec tel ou tel dispositif, c’est bien. Cela dit, la mondialisation n’a pas aboli les cultures, et c’est heureux. Si ce qui se passe à Cholet inspire Nevers, tant mieux. Mais si au nom des bonnes pratiques, on se doit de reproduire à Naples ou Mâcon une expérimentation, même heureuse, menée à Helsinki, je suis réticent.
J’en viens aux échecs. Les comprendre est fondamental, c’est dans tous les ouvrages de management. Presque tous les innovateurs vous diront que l’échec est un passage obligé pour construire quelque chose qui soit à la fois disruptif et durable. C’est vrai que beaucoup d’expérimentations ont été des échecs. Elles ont été financées sur des fonds publics, notamment le PREDIT en France. Pour cette raison, leur histoire est mise sous le tapis, et on n’en tire pas les enseignements. Nous n’assumons pas, en France, qu’une politique d’innovation c’est 90 % d’échecs et 10 % de succès qui rentabilisent la mise globale. C’est pourtant ce qui se fait couramment aux États-Unis ou dans l’industrie pharmaceutique.
L’échec du Twizy est réel, c’était sans doute un véhicule trop ambitieux, trop cher. On peut en tirer diverses leçons :
– ou bien c’était un projet d’ingénieur déconnecté des besoins : oui il faut partir des besoins ;
– ou bien c’était le produit d’une industrie automobile aux frais de structure importants, entraînant un prix prohibitif : oui ce n’est pas nécessairement une industrie avec un long passé qui doit produire les objets de demain ;
– ou bien les concessionnaires n’avaient pas intérêt à le vendre : oui, si les intermédiaires ne trouvent pas d’intérêt, c’est l’échec ;
– ou bien un produit sensiblement équivalent inventé par l’industrie, plus légère, du cycle, aurait été produit moins cher et aurait mis l’accent sur les progrès (par rapport au vélo électrique, par exemple) plutôt que sur les restrictions (pas d’usage sur voies rapides urbaines, ce qui ne change rien par rapport aux vélos électriques).
Je n’ai pas la réponse, mais il y a sûrement une explication plus importante que les autres. Ce serait utile d’avoir fait le tour de la question, ça éviterait de nouvelles bévues, d’autant que pour moi les véhicules électriques légers sont l’avenir des mobilités urbaines.
LD – Prolongeons ces commentaires au sujet du véhicule autonome dont j’ai pu suivre un peu l’atterrissage (cf. article par ailleurs) à Nantes Métropole. L’État a été très présent pour pousser cette « innovation », relayant ici des lobbies. Il est clair qu’on n’a pas tous ces lobbies lorsqu’il s’agit de promouvoir la marche ou les piétons ! Ma question est sûrement naïve, mais quel est donc le problème d’avoir des chauffeurs dans des bus ? Qu’est-ce qui est si problématique pour promouvoir à ce point le véhicule autonome ? Les tendances technophiles sur les smart grids ou la smart city manquent tout de même de mise en perspective…
JPO – Petit commentaire additionnel, la présence de l’État, c’est aussi pour abonder discrètement, sans se faire reprendre par l’Europe, les caisses de constructeurs qui ne sont pas très brillantes ou de constructeurs un peu pleurnichards. Oui, ce qui est frappant, c’est de voir à quel point même les expérimentations de terrain sont orientées par la technique. Même si vous osez faire monter des gens à bord d’un véhicule autonome, le questionnaire que vous allez leur soumettre à la sortie est d’une pauvreté affligeante. À la limite, si on pouvait faire les expérimentations sans public ou juste avec un public spectateur et béat, on serait très content. Je crois que ça vient du fait que personne ne sait à quoi ça peut bien servir, et que, d’une certaine façon, ce n’est pas la question. La question, c’est comment éviter d’être bouffé par Google. Pour les constructeurs, c’était flagrant, on les avait vus il y a quelques années dire non, le véhicule autonome, on n’en veut pas. Ce qu’on veut, c’est vendre un véhicule avec de bonnes assistances, rendre le conducteur meilleur en simplifiant sa tâche, mais pas le supprimer parce que ça supprimerait le plaisir de conduite. Je reprends là des propos de Mercedes de 2013… Et puis, du jour au lendemain, ça a été la panique : on risque de devenir les sous-traitants de Google. On fonctionne beaucoup comme ça aujourd’hui. Si vous prenez l’intelligence artificielle et le rapport de Cédric Villani, c’est un peu ça. On ne peut pas se permettre d’être une nation de seconde zone qui n’aurait pas investi ce qu’il faut dans les technologies de demain. Probablement que certaines tiendront leur promesse, je ne dis pas qu’il ne faut rien changer, mais tout se passe comme si on avait renoncé à construire les perspectives sociétales de ces évolutions en se disant juste : « il faut être dans le peloton de tête ». Ce pilotage du développement social par la technologie est discutable.
LD –Dans sa contribution à ce numéro thématique, Dominique Boullier examine comment la conception à différentes échelles de nos différentes enveloppes (de l’habit à l’habiter) est déceptive et loin d’atteindre la promesse des usages. Il évoque lui aussi l’enjeu d’un redéploiement de transports individuels de nouvelle génération avec une attention qu’il faudrait plus forte au design des habitacles. Cela résonne-t-il avec des travaux que vous avez menés ou accompagnés à l’Institut de la Ville en Mouvement (IVM) ?
JPO – Oui, à plusieurs titres. L’automobile nous permet certes d’aller d’un point A à un point B commodément. Mais elle nous permet en plus d’habiter notre véhicule, d’y laisser des objets d’un jour sur l’autre, de régler les ambiances thermiques et sonores. En bref, nous y sommes chez nous. Le design des véhicules en partage devra chercher à maintenir au moins en partie ces qualités et à aider à nous faire percevoir que nous sommes à la bonne distance des autres[10]Voir sur ce point la notion de proxémie développée par Edward T. Hall, dans La dimension cachée (Le Seuil, 1966)..
Quant au design des petits véhicules métropolitains, il doit rechercher beaucoup plus qu’il ne le fait aujourd’hui la protection contre les intempéries, mais aussi contre le vol, les dégradations et la perception subjective de la sécurité, tout en gardant le plaisir et la souplesse du vélo.
C’est toutefois lorsqu’on inverse la perspective mobilitaire, c’est-à-dire qu’on considère qu’on peut aller vers le client ou l’usager et lui apporter l’activité plutôt que de considérer qu’il doit aller vers le lieu d’activité, que cette perspective devient prégnante. Le programme de l’Institut pour la ville en mouvement baptisé « Hyperlieux mobiles »[11]Voir : (2020). « Hyperlieux Mobiles : les activités mobiles au service de nouvelles formes d’urbanité ». vedecom.fr [En ligne s’intéresse à toutes les activités réalisées ou réalisables à partir d’un véhicule doté de bonnes capacités de connexion et des équipements nécessaires à la réalisation de l’activité.
On connaissait le bibliobus, il évolue aujourd’hui avec un virtuel qui peut informer, prendre les rendez-vous, voire les commandes de tel ou tel. Certains véhicules peuvent être dotés d’équipements coûteux, d’imagerie médicale, par exemple, avec transfert des images vers un CHU où un spécialiste fera une interprétation instantanée. N’est-ce pas une réponse possible au sentiment d’abandon par les pouvoirs publics de la France non métropolitaine ?
D’autres peuvent n’être dotés que d’équipements sommaires. Le van d’essayage du costume sur mesure pour businessman pressé devra surtout disposer d’une glace et d’un seau à champagne au frais. Et pour éviter tout problème de réglementation de stationnement, le véhicule sera discret, tandis qu’un véhicule d’animation culturelle sera conçu pour qu’on le remarque.
Une station mobile de réparation de vélo devra transporter un peu d’outillage et de pièces détachées, mais surtout des connexions permettant les informations sur les passages, les tarifs, les moyens de prise de rendez-vous. Des utilitaires équipés en cabinets dentaires parcourent des villages africains. Pourquoi pas dans la France rurale lorsqu’elle est dépourvue de cabinets fixes, pourquoi pas aux abords des Ehpad ? La France qui décide est-elle si soumise à l’accélération du temps qu’elle oublierait le temps long de la prévention ?
LD – Là, vos réflexions sont assez proches de ce qu’évoque Boullier sur justement comment l’on peut passer d’une conception très technophile ou en tout cas un peu désincarnée à des choses qui se rapprochent beaucoup plus de l’usage, des fonctions de protection, un peu de réarticulation à des choses « élémentaires ». On voit bien que c’est aussi nourri par tout le travail à l’IVM depuis que vous y travaillez.
JPO – Dès le départ, l’IVM est parti de l’idée que la mobilité n’est pas qu’une question de transport. Il a été créé par un urbaniste et est animé par une personne issue du monde de la culture et de l’architecture. Il fonctionne par projet, c’est-à-dire explore à fond un thème ou une question pendant quelques années en mobilisant des personnes issues de différents pays, aux disciplines et pratiques très différentes, qui n’auraient pas eu l’occasion de se rencontrer autrement. C’est ainsi que des « objets urbains » comme la rue et les lieux d’intermodalité ont été explorés, plus récemment la notion de passage et aujourd’hui celle d’hyperlieu mobile. Une entrée directe par les usages est aussi possible, avec, par exemple, le programme nouveau sur les formes émergentes des civilités urbaines. Les piétons sont bien sûr concernés, mais aussi les utilisateurs de voitures partagée, où le régime de socialité dans le véhicule est différent de celui du bus.
LD – Ce que vous évoquez dans cette question renvoie, d’une part, à ce que Boullier peut évoquer et je dirais aussi réhabilite cette idée, que formulait Perec, qu’on peut habiter un bus. On a différentes enveloppes, et il ne s’agit pas de restreindre l’habiter au logement et, du coup, on a toute une série de promesses possibles de design de différents objets. Je trouve que c’est bien de donner des exemples de réflexion sur des objets concrets.
JPO – Sur le site de l’IVM, vous trouverez d’autres exemples d’hyperlieux mobiles, il y a des bus au Brésil qui sont équipés de vélos d’appartement où les gens font leur sport en allant au boulot. Il y a de tout !
FH –L’appel à articles de ce numéro thématique met en tension les objets et la matérialité de la ville ; vous expliquez avec beaucoup de pédagogie les évolutions conjointes entre ville et mobilité. Dans votre dernier ouvrage, co-écrit avec Yann Leriche, vous alertez sur la nécessité d’organiser l’arrivée du véhicule autonome, qui pourrait transformer nos systèmes urbains et territoriaux. Qu’est-ce qui est particulièrement en jeu ?
JPO – Oui, nous avons même titré « Piloter le véhicule autonome au service de la ville ». Pourquoi ? Parce que nous partageons le diagnostic de Robin Chase, qui avait fondé Zipcar : les véhicules autonomes amélioreront nos villes s’ils ne les tuent pas.
Si vous imaginez que, demain, vous pouvez aller acheter chez votre concessionnaire préféré un véhicule 100 % autonome et pas plus cher qu’une voiture, à qui vous confierez les yeux fermés vos enfants pour leurs trajets vers l’école et que vous utiliserez en regardant votre série préférée dans une ville qui ne sera pour vous qu’un tunnel, on peut alors s’inquiéter pour l’avenir des villes.
Marc Wiel a toujours rappelé que si les villes ont résulté de nos besoins d’échanges réciproques, leur densité quant à elle résultait du fait que les coûts des déplacements (en prix, durée, temps perdu, fatigue) étaient beaucoup plus élevés qu’aujourd’hui. Ce qui fait tenir les villes encore aujourd’hui, c’est le coût du temps perdu. À la limite, s’il n’y avait plus du tout de temps perdu, il n’y aurait plus besoin de résider en ville…
Ça, c’est pour le cas du véhicule autonome personnel. Le véhicule exploité en robotaxi peut avoir des avantages suffisants pour que des villes s’y intéressent, même s’il présente par ailleurs des inconvénients. Par exemple, les robotaxis transfèreront l’essentiel des opérations de montée et de descente de lieux privés (les parcs de stationnement sous immeuble) vers l’espace public. C’est un autre objet phare de la ville, la bordure de trottoir, dont il faudra remettre à plat les usages. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.
FH –Sur le véhicule autonome et le lien avec la matérialité de la ville, vous abordez cette question à l’échelle macro avec l’enjeu de l’étalement urbain. Mais si on l’aborde à une échelle plus micro, l’échelle de l’espace public ou l’échelle de la conception de la voirie, n’y aurait-il pas un risque en fait de simplifier la conception de la ville pour qu’elle intègre les limites du véhicule autonome qui a plus de problèmes à se déplacer dans des environnements trop complexes ? Est-ce qu’il n’y a pas ce risque d’adapter la ville aux capacités du véhicule autonome et d’appauvrir le design de nos espaces ?
JPO – Je pense que ce risque existe. Ce n’est pas tout à fait un hasard si les seules exploitations en vrai de véhicules autonomes se font à Phénix sur un réseau certes urbain mais dont les abords ressemblent à ceux d’une autoroute. Donc, là-dessus, c’est un risque. Mais ça me semble être un risque assez mesuré en Europe. Je vois mal les élus aujourd’hui revenir sur des priorités ou des attentions accordées à la marche, au vélo, à des terrasses de café, à un espace public qui soit aussi un espace de représentation, de jeux, de déambulation, de flânerie. Est-ce que je suis trop optimiste, je ne sais pas, peut-être que les générations qui viendront diront « le véhicule autonome, c’est tellement pratique que simplifiez-moi tout ça » et on reviendra à l’urbanisme fonctionnaliste des années 1960, où l’on a tout fait pour l’automobile. C’est toujours possible. Mais ce qui me rassure, c’est quand même que, de toute façon, on sait maintenant que l’on a une génération pour y réfléchir. En effet, je n’ai jamais écrit un bouquin sur une réalité qui a changé aussi vite entre le moment où, avec Yann Leriche, nous avons commencé à l’écrire et le moment où nous l’avons terminé. Au début, tout le monde disait, le véhicule autonome, c’est pour 2030, et c’est sûr, et lorsque nous avons fini l’ouvrage, le PDG de la recherche de Google a dit, le véhicule autonome, ce n’est pas pour maintenant, c’est pour dans 30 ans… Cela dit, c’était un bel exercice, d’autant qu’on l’avait conçu parce que nous n’étions pas d’accord, pour voir jusqu’où on pouvait parler ensemble en n’étant pas d’accord. Mais la réalité a été encore plus mouvante que nos oppositions. Fondamentalement, je pense qu’il restera toujours ce risque-là, mais je suis plutôt rassuré pour les 10 ans qui viennent, il y a quand même une pression symbolique sur l’espace public, je vois mal nos maires se remettre à faire du fonctionnalisme.
FH – Cette différence entre la ville européenne et la ville américaine réapparaît aussi lorsque l’on aborde l’exemple du BHNS, qui n’est pas vraiment un Bus Rapid Transit (BRT).
JPO – Le succès du BRT à Bogota est totalement mérité, de mon point de vue. Démontrer qu’un système de bus peut avoir la capacité d’un RER, il fallait le faire. Bravo ! Lorsque l’on en a parlé avec la RATP ou d’autres, la réaction a été « oui, d’accord, c’est génial ce système, sauf qu’il est intraversable ». Je pense que dans une ville européenne, personne ne développera un système intraversable avec des passerelles à 10 m au-dessus du sol, où l’on porte son vélo sur le dos. Dans les villes européennes, on a des versions très assouplies du BRT.
FH – Nous abordons ici le contexte, la configuration de l’espace entre dans le jeu, finalement, tout autant que les performances intrinsèques de l’objet technique.
JPO – Il y a un cas où l’on a fini par intégrer que ces performances intrinsèques ne mènent pas à ce que l’on veut : nos villes ont abandonné l’idée que faire de nouvelles infrastructures routières pourrait améliorer la circulation. Ce n’est abandonné ni partout, ni pour l’éternité. Portland, une ville américaine connue pour ses positions fortes contre l’automobile, est en train de reprogrammer des autoroutes. Mais quand même, une leçon a été retenue : en ville, plus vous faites de routes, plus vous aurez de circulation. L’idée même que faire de nouvelles routes améliorera la circulation à circulation constante ne passe plus. Je crois que là-dessus, il y a eu un vrai progrès. Un progrès que d’ailleurs on n’arrive pas à faire passer sur les RER et TER, qui font que vous avez une partie, potentiellement croissante de la population, qui peut s’installer très loin. En Ile-de-France, le RER a été un support à la suburbanisation plus important que les autoroutes, qui l’ont été dans les grandes villes françaises. Simplement parce qu’à Paris, les voitures ne peuvent pas entrer. Bertrand Delanoë et Anne Hidalgo y ont contribué à la marge, l’espace restreint de Paris pour beaucoup. Quand je vois que des projets de RER métropolitains sont portés par des candidats aux municipales à Bordeaux et Lyon, je repense au maire de Stuttgart qui se désolait qu’il n’y avait (presque) plus d’enfants dans sa ville. Il était très fier du réseau ferroviaire régional remarquable qui reliait sa ville à toute la campagne environnante, mais n’avait pas compris à temps qu’un RER performant est une formidable opportunité pour être urbain tout en élevant ses enfants dans un cadre verdoyant !
FH –Les conditions de mise en œuvre des objets techniques du transport semblent fondamentales dans les directions que pourrait prendre la relation ville/mobilité. Dans vos derniers écrits, vous considérez que les collectivités territoriales sont les plus à même d’organiser l’arrivée du véhicule autonome ou d’assurer un meilleur succès au déploiement des petits véhicules métropolitains. Pourquoi privilégier l’échelon local dans cette régulation de la mobilité ?
JPO – Dans le cas des véhicules autonomes, tous les États se sont engagés dans une course folle pour que leur industrie nationale ne soit pas marginalisée par les géants de l’Internet engagés dans cette course, Google en tête. L’enjeu pour les États, c’est d’éviter que le principe du winner takes all (le gagnant emporte toute la mise), qu’a si bien démontré Google dans le virtuel, s’applique à la mobilité physique et aux millions d’emplois de l’industrie automobile. Au niveau des États, la crainte de voir les constructeurs devenir des sous-traitants de la firme californienne l’a emporté sur toute réflexion sur l’utilité des véhicules autonomes pour la mobilité.
L’État est toujours très mauvais lorsqu’il poursuit deux lièvres à la fois. Par exemple, on n’a jamais très bien su si sa politique ferroviaire était destinée aux usagers ou à Alstom. S’il s’occupe de l’amont industriel, il doit laisser l’aval et les usages à d’autres. Ce peut être le marché, ou les pouvoirs locaux. Le marché peut-il faire ça tout seul, comme Google l’a fait dans le virtuel ? Ma réponse est non : il y a en effet une énorme différence entre utiliser un service virtuel de Google et une Google car. Dans le premier cas, on est dans une relation privée et sans effet externe. Dans le second cas, il y a un objet commun, l’espace public, qui est utilisé par les Google cars, mais aussi par tous les autres usagers, et cela suppose des arbitrages sur les droits et devoirs de chacun qui doivent être faits au plus près des usagers, par les collectivités.
Pour ce qui concerne une production de masse de petits véhicules métropolitains appelés à remplacer les voitures dans les circulations urbaines, ma préférence irait à ce que Marcel Cavaillé avait inventé il y a près de 50 ans pour la relance du tramway : c’est une confédération de collectivités qui prend en charge la question. Elle définit le cahier des charges de quelques types de petits véhicules (personnels, en libre-service, de livraison…). Elle propose à l’industrie un appel d’offres qui permette de sélectionner les meilleurs dans chaque catégorie de produit, ce qui évite la dispersion des efforts de R&D et les énormes coûts de marketing et de commercialisation. Elle est un relais de commercialisation, par exemple avec des systèmes de location de longue durée. Un jour ou l’autre, dans la perspective du changement climatique, par exemple, les villes devront devenir prescriptrices des véhicules qui roulent chez elles.
[1] Orfeuil JP, Leriche Y. (2019). Piloter le véhicule autonome au service de la ville, Paris, Descartes et Cie, 268 p.
[2] Pool L. (2020). « The fate of the elevator in the post pandemic city », Citylab, 22 mai.
[3] Korsu E., Massot M-H., Orfeuil J-P., 2012 La ville cohérente, La documentation française.
[4] Voir le dossier « La fabrique du mouvement », Urbanisme, n° 385, 2012.
[5] Obsoco Chronos 2017, Observatoire des usages émergents de la ville ; Obsoco 2020, Observatoire des usages et représentations des territoires.
[6] A.T Kearney, Boston Consulting Group, Deloitte, Mac Kinsey, Price Waterhouse Coopers et tous les autres.
[7] « L’humanité habite le Covid 19 », AOC, 26 mars 2020.
[8] Orfeuil J.P. (2020). Mortalité Covid et densité des territoires Les différences de mortalité en France par département. IVM [En ligne].
[9] L’Insee a validé ce fait dans Insee focus, n° 191 (11 mai 2020), au titre explicite : « 26 % de décès supplémentaires entre début mars et mi-avril 2020 : les communes denses sont les plus touchées ».
[10] Voir sur ce point la notion de proxémie développée par Edward T. Hall, dans La dimension cachée (Le Seuil, 1966).
[11] Voir : (2020). « Hyperlieux Mobiles : les activités mobiles au service de nouvelles formes d’urbanité ». vedecom.fr [En ligne].