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Les urbanistes mettent rarement la question du patrimoine à l’ordre du jour, du moins en France. La politique issue de ma loi Malraux (1962) et du dispositif de ce qui était alors l’Agence Nationale pour l’Amélioration de l’Habitat (1971) a protégé l’espace patrimonial et permis sa réutilisation sous forme d’équipements (surtout culturels), de logements, d’espaces d’activité. Plus tard, de grands projets, publics comme le 104 à Paris, le Lieu Unique à Nantes ou les Ateliers des Capucins à Brest, et surtout privés comme la bourse de commerce à Paris ou les Docks Vauban au Havre ont permis de sauver et valoriser un patrimoine créé par la révolution industrielle.

Sans doute les processus de gentrification ont-ils aussi permis de maintenir quelques bâtiments voire des quartiers entiers. Beaucoup étudiés et commentés par ailleurs, ils n’ont pas donné lieu à beaucoup d’analyse concernant leur relation particulière avec le patrimoine même à propos de sites tels que le Marais. Récemment le Programme « Cœur de Ville » a conduit quelques experts à s’interroger sur les effets négatifs des périmètres de protection qui peuvent contribuer à « geler » des quartiers dont l’intérêt patrimonial est très faible. Mais leur attention n’a guère dépassé le stade de l’interrogation in situ. Peu de recherches (non techniques), peu voire pas d’engagement politique marquant depuis de nombreuses années, enfin pas d’enjeu exprimé sont autant d’indices qui laissent à penser qu’en France au moins, sur le plan intellectuel, le débat semble clos depuis Pierre Nora et sur le plan opérationnel, il n’y a plus rien d’autre à dire que des modes de gestion. Or, il serait utile pourtant d’interroger la place prise par les logiques de patrimonialisation dans le paysage de l’urbanisme.

D’abord parce que la situation mondiale -et notamment celle de certains pays francophones- est complètement différente. Le patrimoine y est un sujet pour les acteurs et pour les chercheurs face à des questions parfois très complexes ou dramatiques : préservation du patrimoine en contexte de guerre, réutilisations (comme celle des églises au Canada) qui peuvent poser des problèmes éthiques, destin de l’urbanisme colonial non seulement dans l’héritage qu’a laissé le colonisateur mais également dans la manière dont il a pu fabriquer le patrimoine national des pays colonisés : les débats autour de la restitution à leur pays d’origine d’objets patrimoniaux qui se trouvent dans des musées occidentaux, ne touchent pas directement l’urbanisme sauf en ce qui concerne les lieux d’accueil (musées ou autres) de ces objets mais forment au moins un contexte. Enfin, une question touche particulièrement la Chine qui abandonne ses usines obsolètes quelques décennies après les pays d’Europe centrale et de l’est : que faire du patrimoine industriel (y compris les cités ouvrières) du 20ème siècle ? En fait, tout le monde est concerné, y compris les pays européens dans lesquels la question du patrimoine semble de faible retentissement. Pour deux raisons.

La première vient de l’intelligence artificielle qui brouille la relation entre le virtuel et le réel, le présent et le passé. A partir d’un certain moment faire revivre le passé dans une forme qui n’est plus celle de la fiction revient à nier l’idée même de patrimoine, d’un bien précieux dont nous héritons et qu’il faut préserver. Même si aujourd’hui on n’en est pas tout à fait là on peut imaginer qu’en fonction du pouvoir politique, de la mode etc. on recrée à volonté des espaces patrimoniaux à base d’IA et de constructions éphémères -comme le changement d’attraction dans un parc à thème.

La deuxième résulte du changement climatique et plus largement des conséquences des chocs de notre modèle de développement, basé sur l’accumulation et la croissance. Comment contenir et adapter l’héritage ? Dans quelle mesure et comment appliquer les programmes d’isolation des bâtiments aux ensembles historiques ? Cela dépasse largement les aspects purement techniques pour aborder les questions d’authenticité, d’image et d‘usage. Plus encore, les politiques de sobriété foncière se développent un peu partout dans le monde. La destruction d’objets considérés comme de faible intérêt patrimonial pour libérer des ressources foncières risque de devenir plus tentante en particulier si les autorités publiques donnent des aides financières pour assumer les surcouts (dépollution notamment). Le patrimoine industriel est tout particulièrement concerné.

Ces quelques exemples interrogent la notion même de patrimoine et sa redéfinition. D’autant que, depuis le livre fondateur de David Lowenthal ( The past is a foreign country -1984), de nombreux travaux ont cherché d’autres voies de définition du patrimoine, notamment à travers l’analyse des processus de patrimonialisation. Des mouvements portés par des archéologues ou des anthropologues[1] remettent sérieusement en cause les définitions traditionnelles (y compris celles venus de l’histoire de l’art), comme le font les tenants des Critical heritage studies (David Charles Harvey[2] etc.), mais ce ne sont pas les seuls à participer aux débats actuels et en particulier il est utile de faire le point des débats francophones.

Ce numéro de la RIU privilégiera les articles spécifiques au domaine de l’urbanisme mais sans minimiser les débats théoriques qui s’appliquent parfois plus au patrimoine immatériel, car ils ont des conséquences directes sur l’action de production et de transformation de la ville.

Un retour en arrière sur le bilan des opérations menées dans différents pays au cours des deux dernières décennies, en particulier en termes de « valeur urbaine » serait bienvenu.

Cette analyse rétrospective offre l’occasion de clarifier les évolutions du peuplement et de la « société » de proximité. Si l’on pense d’abord à des opérations qui portent essentiellement sur le parc de logement et impliquent des mouvements (dont éventuellement des expulsions) de population il existe aussi de nombreux cas (notamment de patrimoine industriel) dans lesquels les interventions portent sur des immeubles destinés à devenir des équipements publics sans chercher à changer la population. L’appropriation -ou non – des objets réalisés par la population offre beaucoup d’éléments d’analyse et de réflexion[3].  

Une partie du numéro sera consacrée à l’étude des différents modèles de traitement du patrimoine urbain en termes de définition du patrimoine, de programme et de design mais également d’organisation et de législation. On pense notamment au modèle des IBA (et singulièrement de l’Emscher Park) en Allemagne, au modèle du Parc à thème tel qu’il semble se développer actuellement notamment dans le patrimoine industriel, à celui de la ville musée, de la fête urbaine et à celui de l’association luxe-patrimoine, ces différents modèles se recoupant souvent.

Les situations nationales présentent également un intérêt sous plusieurs angles : quelles sont les ressources, les politiques, les problèmes majeurs, les acteurs ? Dans ces présentations plus monographiques les auteurs ne se contenteront pas de décrire mais s’efforceront de construire la problématique du patrimoine urbain dans les pays concernés. C’est ainsi que nous pourrons confronter les regards mais aussi éclairer les politiques à venir sur le patrimoine.  

Enfin l’analyse des choix urbains liés au patrimoine (par exemple dans le cas de l’urbanisme colonial) et de leur traduction opérationnelle trouve également leur place dans ce numéro.

D’autres propositions pourront également être retenues si elles contribuent à éclairer le sujet central, tel que formulé dans le titre.


[1] En France un mouvement puissant et original centré sur les arts et traditions populaires et qui est à l’origine  des écomusées (à partir de 1968) n’a jamais revendiqué le terme de Patrimoine.

2 David Charles Harvey, Tom Carter, Roy Jones and Iain Robertson, ed. (2020) Creating Heritage: Unrecognised Pasts and Rejected Futures

[3] Pengieng Lei 2022 Revitalization of industrial heritage – Placemaking as a multi-faced approach to developing Molenbeek-Saint-Jean. KULeuven